Toulouse en 1812

 

C’est ici Léontine de Villeneuve, comtesse de Castelbajac, qui raconte, dans ses Mémoires de l’Occitanienne, du nom que Chateaubriand, dont elle fut le dernier amour 1Cf. La dormeuse blogue 3 : L’Occitanienne., lui donne dans ses Mémoires d’Outre-Tombe. Léontine de Villeneuve est par ailleurs fille de Rosalie d’Avessens de Saint-Rome, petite-fille de Gabrielle de Riquet de Bonrepos, arrière-petite-fille d’Alexandre de Riquet, baron de Bonrepos, arrière-arrière petite-fille de Jean Gabriel Amable Alexandre de Riquet de Bonrepos, baron de Bonrepos, marquis de La Valette, arrière-arrière-arrière petite-fille de Jean Mathias de Riquet, Baron de Bonrepos,seigneur du Canal des Deux-Mers, comte de Caraman, et ainsi arrière-arrière-arrière-arrière petite-fille de Pierre Pol Riquet – le grand Riquet.

Nous voici à Toulouse, la vieille ville que je revois distinctement avec les yeux de ma neuvième année.

De toutes les anciennes cités, Toulouse est peut-être une de celles qu’on a vu conserver le plus longtemps sa physionomie d’un autre âge ; et quelques-unes de ces traces peuvent s’y retrouver encore, tant est profonde l’empreinte.

 

Mais, en 1812, la capitale du Languedoc semblait craindre d’attenter aux grandeurs de son passé en se permettant de s’embellir. Son instinct lui disait-il que ces restes surannés lui seyaient mieux que les modernes atours qui, maintenant, dissimulent assez mal ses rides et lui enlèvent son cachet particulier ?

En 1812, on n’y trouvait pas une seule rue large et droite, y comprenant celles qui passaient pour belles. Les maisons ne suivaient aucun alignement, ne présentaient aucune uniformité, avançant, reculant de la façon la plus indisciplinée. Ainsi se formaient des recoins dont s’emparaient le savetier et son échoppe, le mendiant éclopé et son petit chariot, indisciplinés eux aussi.

Ces maisons, les unes basses, les autres hautes, percées de fenêtres inégales à tous les étages, avec des petites boutiques au rez-de-chaussée qui semblaient rentrer sous terre, avec des portes étroites donnant dans des couloirs humides, où l’escalier se rencontrait dans l’obscurité, à moins qu’il ne se présentât ouvert à tous les vents, toutes ces maisons bourgeoises aux murs noirâtres coudoyaient de beaux hôtels dont quelques-uns remontaient à l’époque de la Renaissance, mais dont la plupart dataient des règnes de Louis XIV et de Louis XV.

Ci-dessus : dans le quartier du parlement, ancienne porte du Boucail, dite porte de l’Inquisition, située en face de la maison Seilhan, dite maison de l’inquisition, berceau de l’ordre des frères prêcheurs, puis épicerie Combes à partir de 1775 ; bien racheté après la Révolution par diverses communautés ecclésiastiques.
Daguerréotype anonyme, antérieur à 1852 ; source : Musée du Vieux-Toulouse ; Archives municipales de Toulouse, Archéologie et photographies à Toulouse : 1852 – 1971, Tout en images : l’intégralité des photographies, Galerie.

 

Presque tous s’ouvraient sur des rues qualifiées justement de ruelles. Mais, dès que le grand portail avait poussé ses lourds battants, les pas rencontraient une vaste cour où l’on distinguait aussitôt le corps de logis principal ; un perron conduisant au pied d’un escalier grandiose. Antichambres et salons s’éclairaient assez ordinairement sur un jardin attenant à d’autres jardins. L’hiver, le soleil entrait à flots par les fenêtres ; l’été, l’air y arrivait chargé des émanations de la verdure et des fleurs.

Dans ces hôtels, après la Révolution, l’air et le soleil étaient ce que l’on avait retrouvé de plus intact. Les salons à peine meublés, les antichambres veuves de laquais, le grand vestibule dépeuplé de porteurs de chaises, les écuries et remises vides, les cuisines et offices ne retentissant plus du va-et-vient de nombreux domestiques, tout, entre ces murs dépouillés, eût semblé proclamer la déchéance de la noblesse si son empreinte ne se fût conservée dans l’attitude si digne de ces « ruinés ». Aussi, lorsque, modestement vêtus, ils passaient à pied dans ces rues où jadis leurs carrosses et leurs chaises refoulaient le peuple contre les murs, ce même peuple s’effaçait encore pour ne pas les heurter. J’ai vu les restes de ce respect dont bénéficiaient même leurs enfants.

Les porteurs, cette tribu que la Révolution avait laissée sans emploi, s’étaient cependant retrouvés sur les places publiques avec leurs chaises, au retour des proscrits ; et les douairières, qui ne pouvaient s’accoutumer à affronter les pavés, consacraient encore quelques écus au genre de locomotion du temps jadis. Les femmes de tous les âges s’en servaient le soir pour aller dans le monde, les voitures publiques n’existant pas et les voitures particulières étant encore fort peu multipliées.

 

Ci-dessus : démolition du couvent des Carmes en 1807.

Veut-on connaître le Toulouse qu’hommes et femmes de cette époque parcouraient à pied, matin et soir, avec ou sans parapluie, selon le temps ?

 

Je me plais à supposer un étranger sortant de l’hôtel d’Avessens, l’hôtel Riquet 2Aujourd’hui démoli, l’hôtel Riquet, plus tard hôtel d’Avessens, se trouvait à l’angle de l’actuelle place Salengro et de la rue Baour Lormian.. A peine hors de sa vaste cour, on se trouve dans une de ces rues étroites où le soleil pénètre à peine, où l’herbe cherche à croître sous les pas trop peu nombreux pour la mater, et où se montre, à demi-sec, un ruisseau noir alimenté seulement par l’eau des toits. On aboutit ainsi à une artère qui s’en va comme un zigzag, avec des prétentions très mal justifiées de grande rue. Il en est de même de bien d’autres, rencontrées chemin faisant. Des places viennent parfois les couper : c’est le nom que la population toulousaine donne effrontément à des espèces de carrefours en triangle, où débouchent et d’où ressortent trois ou quatre de ces ruelles, toujours prêtes à se produire par vieux droit de cité. La place Saint-Etienne, malgré la cathédrale dont elle s’enorgueillit, n’a garde de se présenter sous un autre aspect. La place Royale 3L’ancienne place Royale est devenue aujourd’hui place du Capitole. elle-même, tout en conservant ce titre, n’a pu parvenir encore à s’aligner ; et les plus humbles maisons, faisant face au Capitole, le regardent sans honte d’elles-mêmes. La place des Carmes n’existe pas : les débris d’un magnifique couvent détruit par la Révolution occupent son vaste emplacement devenu une sorte de cloaque.

 

Le commerce, pas plus que l’aristocratie, n’a songé à l’élargissement des rues. Il y en a cependant qui portent la qualification d’un métier ou d’une industrie. La rue des Marchands en offre un spécimen au voyageur qu’elle attire nécessairement. Les boutiques, rangées des deux côtés, sont si rapprochées qu’elles ont l’air de se toucher la main malgré les rivalités. Le chaland entre dans une petite pièce située au rez-de-chaussée, basse, étroite, éclairée seulement par la porte, largement ouverte il est vrai, et soufflant dans ses doigts, si c’est en hiver, malgré le brasero qui se pavane au milieu du magasin. Il débat le prix qu’on lui énumère en livres, sous et deniers, reçoit la marchandise qu’on lui mesure à la canne ou au pan et sort de la boutique obscure sans espérer retrouver le jour au dehors. Mais, au bout de cette rue, l’horizon s’ouvre, le Pont-Neuf se présente, la Garonne s’offre aux regards, ses rives se dessinent ; et au loin, bien loin, quelque chose qui ressemble à des ombres vous désigne la chaîne des Pyrénées. Puis, l’oeil retombe et va chercher à l’extrémité du Pont l’arc de triomphe de Louis XIII qui, plus tard, devait être abattu pour faire arriver jusque dans la ville la grande route et ses charrettes avec son égalité et son sans-gêne populaire.

 

A quelques pas, longeant le fleuve, on rencontre, comme perdu, l’ancien quartier aristocratique, le plus beau de tous encore, celui qui garde les traces des splendeurs nobiliaires évanouies. Comme le Marais à Paris, il a cédé le pas au Faubourg Saint-Germain toulousain, non sans protester, car l’aigreur subsiste encore un peu entre les deux paroisses, la Dalbade et Saint-Etienne.

 

Tours des anciens remparts au foirail Saint-Etienne, 1858-1863 ; cliché Eugène Trutat
source : Musée du Vieux-Toulouse ; Archives municipales de Toulouse, Archéologie et photographies à Toulouse : 1852 – 1971, Tout en images : l’intégralité des photographies, Galerie.

En 1812, dans la partie de la ville bornée par le cours de la Garonne, la vue, comme à présent, s’étendait au loin. Mais, à l’opposé, vers le levant, ses murailles féodales l’enserraient encore malgré d’assez nombreuses brèches ; et les vieilles portes se dressaient, sourcilleuxes, quoique dépourvues de leurs battants.

S’engouffrant sous leurs cintres massifs, les promeneurs s’y pressaient pour aller jouir de l’air et du soleil, mesurés si parcimonieusement dans les rues.

 

La promenade à la mode était le Grand Rond, ainsi nommé à cause de sa forme bizarre, image d’un soleil étendant ses rayons en allées droites qui s’en allaient dans toutes les directions. Le centre, c’est-à-dire le rond, planté de rangées de magnifiques ormeaux, devenait, le dimanche, le rendez-vous de toutes les classes…

Léontine de Villeneuve, comtesse de Castelbajac, Mémoires de l’Occitanienne, Souvenirs de famille et de Jeunesse, publiés par sa petit-fille, la comtesse de Saint-Roman, née Castelbajac, II, L’Empire, V, Toulouse en 1812, p. 191-196, Librairie Plon, 1927.

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