Voltaire en Monsieur Bons Offices auprès de Jacques et d’Etienne de Champflour

 

Ci-dessus : Frédéric II visitant Voltaire.

Le charme tout borgésien de la recherche, c’est celui du jardin aux sentiers qui bifurquent 1Titre d’une nouvelle célébrissime publiée par Jorge Luis Borges dans Fictions en 1944.. Au fil de ma recherche actuelle, je suis tombée, dans la correspondance de Voltaire, sur l’échange de lettres reproduit ci-dessous. On y voit Voltaire, bon apôtre, travailler à réconcilier un père et un fils, et à faire ainsi le bonheur d’une famille. Familles, je vous aime… Le temps de Gide et de son « Familles, je vous hais… » 2André Gide, Les Nourritures terrestres, 1897. n’est pas encore venu. La manière dont se règle ici le désordre familial causé par la conduite du fils m’a paru bien intéressante. Inutile de commenter l’arrangement qui a consisté en l’occurrence à « faire partir pour Luxembourg la personne [malheureusement grosse] qui l’a [le fils] un peu écarté de son devoir ».

1034. A Frédéric II, roi de Prusse

La Haye le 17 octobre 1740.

Il vient tous les jours ici de jeunes officiers français ; on leur demande ce qu’ils viennent faire ; ils disent qu’ils vont chercher de l’emploi en Prusse. Il y en a quatre actuellement de ma connaissance : l’un est le fils du gouverneur de Berg-Saint-Vinox ; l’autre, le garçon major du régiment de Luxembourg 3Il s’agit du fils de M. de Champflour. Cf. infra. ; l’autre, le fils d’un président ; l’autre, le bâtard d’un évêque. Celui-ci 4Champflour Fils. s’est enfui avec une fille, cet autre s’est enfui tout seul, celui-là a épousé la fille de son tailleur, un cinquième veut être comédien, en attendant qu’on lui donne un régiment.

1035. A M. le Maréchal de Broglie
A La Haye, au palais du roi de Prusse, ce 17 octobre 1740.

Monseigneur, il m’est venu trouver ici un jeune homme d’une figure assez aimable, quoique petite ; portant ses cheveux, ayant l’air vif, une petite bouche, et paraissant âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans. Il se nomme M. de Champflour 5Etienne de Champflour (1714-1797), seigneur de Josserand et de Mauriat, fils deJacques de Champflour (1680-1745), chevalier, seigneur d’Oradoux, de Mauriat et de la Grange, et de Marie-Anne Vidal (1691-1780) ; marié le 7 juin 1739 à Marguerite Antoinette de La Porte., et se dit garçon-major et lieutenant dans le régiment du Luxembourg, actuellement en garnison dans votre citadelle de Strasbourg.

Il se flatte de n’être pas oublié de vous, monseigneur, et il dit que monsieur son père, qui a l’honneur d’être connu de vous, pourra être touché de son état, si vous voulez bien le protéger.

Il me paraît dans la plus grande misère, chargé d’une femme grosse, et accablé de sa misère et de celle de sa femme. Il vient tous les jours ici tant d’aventuriers, que je ne peux rien lui donner, ni le recommander à personne, sans avoir d’abord votre agrément.

S’il était vrai que son père, pour lequel je prends la liberté de joindre ici une lettre, voulût faire quelque chose en sa faveur, je lui ferais avancer ici de l’argent. Je ne le connais que par le malheur de son état qui l’a forcé à se découvrir à moi.

Je saisis cette occasion pour vous renouveler les assurances du profond respect… votre… Voltaire.

Ci-dessus : Victor François, duc de Broglie (1718-1804), Maréchal de Broglie.

1036. A M. de Champflour, Père. 6Jacques de Champflour (1680-1745), chevalier, seigneur d’Oradoux, de Mauriat et de la Grange, marié à Marie-Anne Vidal (1691-1780), père d’Etienne de Champflour (1714-1797), seigneur de Josserand et de Mauriat, marié le 7 juin 1739 à Marguerite Antoinette de La Porte.

Quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, je me crois obligé de vous écrire pour vous avertir que monsieur votre fils s’est adressé à moi, à La Haye. Il m’a avoué qu’il a fait des fautes de jeunesse dont il éprouve à la fois la punition et le repentir. Il manque de tout ; une telle misère peut conduire à des fautes nouvelles. Si vous le jugez à propos, monsieur, je lui avancerai ce qu’il faudra pour l’aider à vivre, et pour lui procurer quelque emploi dans lequel il puisse vivre en honnête homme et vous faire honneur. Voltaire.

Ci-dessus : façade de l’hôtel particulier de la famille Champflour à Clermont.

1056. A M. de Champflour, Père
A La Haye, ce 27 décembre 1740.

J’ai trouvé à La Haye, monsieur, la lettre dont vous m’honorâtes il y a environ un mois. Je ne pouvais la recevoir dans des circonstances plus convenables pour monsieur votre fils. M. l’ambassadeur de France, en lui procurant les secours nécessaires, n’a pas seulement suivi son zèle, il y a encore été déterminé par l’intérêt qu’on ne peut s’empêcher de prendre pour un père aussi respectable que vous. J’ai vu la lettre que vous avez écrite à monsieur votre fils ; elle m’a inspiré, monsieur, la plus forte estime pour vous, et j’ose même dire de la tendresse. Il est inutile sans doute de faire sentir à monsieur votre fils ce qu’il doit à un si bon père, il m’en paraît pénétré. Il serait indigne de vivre s’il ne s’empressait pas de venir mériter chez vous, par ses sentiments et par sa conduite, votre indulgence et votre amitié. Son caractère me paraît, à la vérité, vif et léger, mais le fond est plein de droiture ; et, s’il vous aime, les fautes que la seule jeunesse fait commettre seront bientôt oubliées.

Je compte le mener à Bruxelles, et là, suivant les ordres de M. de Fénelon 7Jean-Baptiste-Augustin de Salignac (1714-1794), abbé de Fénelon, aumônier de la reine de France Marie Leczinska. et les vôtres, faire partir pour Luxembourg la personne qui l’a un peu écarté de son devoir. Elle n’est point sa femme ; il l’avait d’abord annoncée sous ce nom, pour couvrir le scandale. Monsieur votre fils trouvera à Bruxelles le ministre de France, M. Dagieu 8Charles, baron Dagieu, chargé des affaires du roi à Bruxelles., très honnête homme, qui sera plus à portée que moi de vous rendre service. Je me joindrai à lui pour rendre un fils au meilleur des pères. Je ne cesserai, pendant la route, de cultiver dans son coeur les semences d’honneur et de vertu qu’un jeune homme né de vous doit nécessairement avoir. Permettez-moi, monsieur, de saisir cette occasion d’assurer toute votre famille de mes respects, et de vous prier aussi de vouloir bien faire souvenir de moi votre respectable prélat 9Jean Baptiste Massillon, mort à Clermont le 18 septembre 1742., à qui je souhaite une vie presque aussi durable que sa gloire.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre… Voltaire

1069. A M. de Champflour, Père.

A Bruxelles, ce 13 février 1741.

Je n’ai pu encore, monsieur, avoir l’honneur de répondre à votre dernière lettre, parce que M. le marquis du Châtelet 10Florent Claude du Châtelet, marquis du Châtelet, époux de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, amie, condidente, maîtresse de Voltaire. , qui a ramené M. votre fils à Paris, et qui, depuis, est allé à ses terres en Champagne, n’avait point encore donné ici de nouvelles de l’arrivée de M. de Champflour. Je n’en reçus qu’hier, et je vis avec plaisir que M. du Châtelet avait été aussi content que moi de la conduite de ce jeune homme. Vous savez, monsieur, quelle pénitence il voulut faire à Lille. M. Carrau, votre ami, vous aura mandé tout ce détail. Je ne doute pas qu’il n’ait enfin le bonheur d’être auprès de vous. Il sent quel devoir sacré il a à remplir. Vos bontés lui imposent la nécessité d’être plus vertueux qu’un autre. Il faut qu’il devienne un exemple de sagesse, pour être digne d’un si bon père.

Vous ne devez point, je crois, monsieur, être en peine de la personne qui l’avait un peu dérangé ; elle a eu, pour se conduire, plus qu’il n’a été compté. M. Carrau et le jeune homme ont arrangé, à Lille, le compte de l’évaluation des espèces de Hollande et de Brabant, à l’aille d’un banquier, et M. Carrau a voulu absolument me rembourser. Si vous voulez, monsieur, écrire un petit* mot à M. le marquis du Châtelet, le maréchal-de-camp, adressez votre lettre à Cirey,en Champagne.

Permettez-moi d’embrasser mon compagnon de voyage, que je crois à présent à vos genoux. Voltaire.

Ci-dessus : Marianne Loir (circa 1715-1769), Émilie du Châtelet, circa 1748.

1074. A M. de Champflour, Père

A Bruxelles, ce 3 mars 1741.

Vous êtes trop bon, mon cher monsieur; j’ai reçu une lettre d’avis de M. Carrau qui m’annonce l’arrivée de deux caisses de pâtes d’Auvergne. M. du Châtelet n’est point ici; mais madame du Châtelet, qui aime passionnément ces pâtes, vous remercie de tout son cœur. Je vous envoie un petit paquet qui ne contient pas des choses si agréables, mais qui vous prouvera que je compte sur votre amitié, puisque je prends de telles libertés. C’est un recueil d’une partie de mes ouvrages, imprimé en Hollande 11Probablement l’édition intitulée : Oeuvres de M. de Voltaire, nouvelle édition, revue, corrigée et considérablement augmentée, avec des figures en taille-douce ; Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1741, quatre volumes.. La beauté de l’édition est la seule chose qui puisse excuser la hardiesse de l’envoi ; il est parti de Lille. Mon neveu, M. Denis, commissaire des guerres à Lille, a fait mettre le paquet au coche, adressé à Clermont en Auvergne. Si on fesait, à Paris, quelque difficulté, vous pourriez aisément la faire lever par un de vos amis. J’écris 12Cette lettre a été perdue. à monsieur votre fils ; je partage, monsieur, avec vous et avec lui, la joie que je me flatte que sa bonne conduite vous donnera. Il vous aime, il est bien né, il a de l’esprit, il sent vivement ses torts, et vos bontés ; voilà de quoi faire son bonheur et le vôtre. Je remercie la Providence de m’avoir procuré l’occasion de rendre service à un père si digne d’être aimé, et à un honnête homme qui a pour amis tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître.

M. de La Granville 13Julien louis Bidé de La Granville, conseiller d’Etat, ancien chancelier de la maison de feu M. le Duc d’Orléans, d’abord intendant en Auvergne, ensuite en Flandre., M. Carrau, ne parlent de vous qu’avec éloge et ayec sensibilité. Je sais combien M. de Trudaine 14Daniel Charles de Trudaine, né à Paris en 1703, nommé à l’intendance de Riom en 1730. vous aime. Mettez-moi, monsieur, je vous en prie, au rang de vos amis, et comptez que je serai toute ma vie, avec une estime bien véritable, etc. Voltaire.

Ci-contre : Jean Baptiste Lemoyne II, Daniel Charles de Trudaine, (1703-1769), intendant général des Finances, directeur des Ponts-et-Chaussées (1743).

1146. A M. de Champflour, Père.

A Cirey en Champagne, ce 3 février 1742.

La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser à Bruxelles, monsieur, m’a été renvoyée assez tard. J’ai un peu voyagé, cet hiver, avec madame la marquise du Châtelet, pour le même procès qui me ramènera à Bruxelles incessamment.

Je vais passer le carême à Paris, et je logerai près du Palais-Royal. Si je peux y exécuter quelques uns de vos ordres, vous n’avez qu’à commander. La connaissance que j’ai faite avec vous par lettres devient une véritable amitié. Il me semble, par les choses touchantes dont elles sont pleines, que j’ai eu la satisfaction de vivre avec vous. Elles suppléent à une longue habitude. Je me doutais bien que monsieur votre fils serait votre consolation et votre joie. Les sentiments dont je fus témoin, dans le peu de temps que je le vis, m’en étaient bien garants. Il faut convenir d’ailleurs qu’il est fort aimable. Son tour d’esprit gai et naturel me plut beaucoup. Il doit faire l’agrément de la société, et le plaisir de sa famille. Souffrez, monsieur, que je partage avec vous la satisfaction de votre coeur, et permettez que je mette dans votre paquet cette petite lettre pour lui.

Je suis, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc. Voltaire.

1147. A M. de Champflour, Fils.

A Cirey en Champagne, ce 3 février.

Je suis bien sensible à votre souvenir, mon cher monsieur, et je le suis encore davantage au bonheur dont vous jouissez, et à la satisfaction que vous mettez dans le coeur du meilleur des pères. Je ne suis point étonné de vos succès dans l’étude du droit. Votre esprit est fait pour se plier et pour réussir à tout. Mais il y a bien du mérite à revenir si aisément de l’état militaire à celui de la robe.
Ce dernier procure une vie plus douce et plus heureuse. Eh ! qu’avons-nous à faire dans ce monde qu’à nous rendre heureux, nous et les nôtres ? Je ne viendrai m’établir à Paris qu’environ dans deux années. Si vous y faites alors quelque voyage, ou si vous me jugez capable de vous servir en ce pays-là, vous pourrez disposer de moi. Votre reconnaissance, monsieur, pour de petits services que tout autre que moi vous eût rendus à ma place, me fait sentir combien il serait doux de vous en rendre qui me coûtassent plus de soins. Comptez, monsieur, que vous aurez toujours en moi un ami qui s’intéressera tendrement au bonheur de votre vie. C’est dans ces sentiments que je suis de tout mon coeur… Voltaire.

3285. — A M. de Champflour (Fils).

Tournay, pays de Gex, 30 mars 1761.

J’ai lu, monsieur, dans les gazettes, un article 15Il s’agit d’un article consacré au mémoire récemment publié par d’Alembert à propos des bienfaits de l’inoculation. L’article rapporte « qu’un médecin de Clermont en Auvergne ayant inoculé son fils, le fils est mort de l’inoculation, et que le père est mort de chagrin ». Cf. Lettre 3294. De d’Alembert à Voltaire, 9 avril 1761. qui m’a fait frémir, et qui vous regarde. Vous savez qu’il y a longtemps que je m’intéresse à vous ; je vous prie de vouloir bien me mander ce qu’il en est. Je suis retiré du monde, dans d’assez belles terres, sur les frontières de Genève et de la Suisse, et je prends d’ordinaire fort peu de part à toutes les nouvelles ; mais celle-ci vous a rappelé à mon souvenir, et j’ai senti réveiller en moi tous les sentiments de mon ancienne amitié.
Je ne sais si monsieur votre père est encore en vie ; je le plaindrais bien d’avoir été témoin d’une catastrophe si cruelle.

Je voudrais savoir si madame votre femme 16Marguerite Antoinette de La Porte (1712-1800), mariée à Etienne de Champflour le 7 juin 1739. n’est point la soeur de M. de La Porte 17Jean François de La Porte, seigneur de Meslay, marquis de Presles, fermier général français né en 1675 et mort en 1745., trésorier des pays conquis. Il est fort mon ami, et c’est une raison de plus qui m’attache à votre famille. Vous me ferez plaisir de me tirer de l’inquiétude où cette triste nouvelle m’a mis.

J’ai l’honneur… Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, comte de Tournay.

3378. — A M. de Champflour, ancien lieutenant particulier, à Clermont en Auvergne.

Au château de Ferney, par Genève, 30 juillet 1761.

Ayant quitté, monsieur, ma maison des Délices, près de Genève, que j’ai cédée à M. le duc de Villars 18Honoré Armand, duc de Villars (1702-1770), reçu en 1734 à l’Académie française, à la place du maréchal de Villars, son père., j’y ai laissé votre lettre ; mais quoique je ne l’aie pas sous les yeux, elle est dans mon coeur. Je me suis attendri au souvenir de monsieur votre père, et je vous prie de ne pas douter que je ne prenne toujours un vif intérêt à tout ce qui vous regarde. Vous êtes père de Camille depuis longtemps ; vous êtes heureux par votre femme et par vos enfants ; vous l’êtes par votre manière de penser : ce sont pour moi autant de sujets de joie; elle n’est affaiblie que par le grand intervalle qui nous sépare. Je finis ma carrière dans un séjour assez riant, et dans des terres qui ont de beaux privilèges ; il ne me manque que de pouvoir vous assurer de vive voix des sentiments inviolables avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Voltaire

 

Ci-dessus : Etienne Jeaurat (1699-1789), Repas champêtre à Ferney.

Pourquoi ai-je sélectionné dans l’immense correspondance de Voltaire ces lettres adressées à la famille de Champflour ? En sus de l’intérêt propre au petit drame que ces lettres racontent, c’est parce que ma recherche actuelle porte sur Rose de Champflour, épouse de Jean Baptiste Clément de Rouvairollis de Rigaud, qui tenait à Mirepoix en 1766 la « tour » 19Cf. La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – Moulon de… la porte d’Aval, rue Courlanel, le Grand Couvert, place Saint Maurice et grande place – n°185 à 212. marquée du blason Veritas odium parit rue Courlanel, et à Caudeval le château éponyme. A suivre donc.

 

Ci-dessus : à la cathédrale de Mirepoix, armes de Jean Baptiste de Champflour, évêque de Mirepoix de 1737 à 1768.

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