Ci-dessus : membres du Congrès archéologique en excursion ; photo : Société d’Etudes Scientifiques de l’Aude, 1890-1897.
En 1884, dans le cadre de son congrès départemental, la Société Française d’archéologie dédie une excursion de trois jours « aux curiosités naturelles, aux sites pittoresques et aux monuments Gallo-Romains et du Moyen-Age, dignes de fixer l’attention des savants et des touristes » en Ariège. Jean de Laurière, secrétaire général de la Société Française d’archéologie, publie dans le Bulletin Monumental le compte-rendu de cette excursion 1CCongrès archéologique de Pamiers, Foix, Saint-Girons, 1884, in Bulletin Monumental, n°6, 7 et 8 ; repris dans le Bulletin de la Société ariégeoise des sciences, lettres et arts, 1886 (vol2)-1888..
Convaincu que des publications de ce genre ont pour résultat de « prouver aux étrangers et même à bon nombre d’Ariégeois » que notre département jouit d’un patrimoine archéologique bien plus riche qu’ils ne croient, Jean de Laurière espère en outre que les dites publications « serviront de guide aux archéologues dans l’Ariège ». Jacques Vidal, l’astronome de Mirepoix, est aussi le curieux de vieilles pierres qui a entrepris après la Révolution le tout premier inventaire du patrimoine archéologique ariégeois.
Le département de l’Ariège, et c’est bien à tort, n’est pas précisément l’un des plus visités par les archéologues et les touristes. Cela tient peut-être à sa position géographique au pied des Pyrénées et à la rareté de ses communications rapides avec les départements limitrophes. Ces conditions, en effet, ne le font-elles pas un peu considérer comme une sorte d’impasse d’où l’on ne saurait sortir sans revenir sur ses pas, à moins que l’on ne préfère s’engager, à pied ou à cheval, sur le territoire, encore vierge de routes, de la république d’Andorre, dont le prestige, comme beaucoup d’autres, perd considérablement à être vu de près. Les villes de ce département n’offrent point aussi à la curiosité trop souvent irréfléchie des voyageurs l’attrait des grandes cités. Toutefois, si l’Ariège n’est pas pourvu de chefs-lieux remarquables par le chiffre de leur population et en même temps riches en monuments de premier ordre, il n’en est pas moins le premier des départements au point de vue du nombre, de la variété et de l’importance de certaines curiosités de la nature, c’est-à-dire des grottes et des cavernes qui fournissent à une vaste branche de l’archéologie des sujets d’observations inépuisables au profit de diverses sciences. D’un autre côté, de nombreux édifices, intéressants par leurs formes spéciales, par l’ancienneté de leur origine et leurs souvenirs historiques, tels qu’enceintes et débris romains, anciennes cathédrales, églises de toutes les époques, imposants châteaux et donjons, sont éparpillés dans les vallées éminemment pittoresques de cette région.
Je reproduis ici un extrait du récit de l’excursion archéologique de 1884 par Jean de Laurière. Il s’agit des pages consacrées à la visite de Vals et de Mirepoix.
La dispersion des monuments de l’Ariège sur une infinité de points de son territoire imposait au Congrès l’attrayante obligation de donner une très large part aux excursions, et de ce fait, il prenait un caractère peu sédentaire, mais non moins instructif. Aussi le lendemain samedi, à une heure matinale, un groupe d’excursionnistes, au nombre de trente-trois, partait en voiture pour Mirepoix et le château de La Garde.
Vers moitié route, la caravane fait un détour pour traverser la rivière de l’Hers, au milieu d’un site agreste et ravissant, dans le but de gagner le village de Vals. Les voitures prudemment allégées du poids des archéologues, qui ont mis pied à terre, passent, mais non sans peine, la rivière à gué, pendant que les voyageurs se contentent de la franchir sur une modeste passerelle en bois.
Quelques minutes après, on arrive au village de Vais, dominé par son église. L’église de Vals mériterait une monographie particulière. Elle rentre dans la catégorie des rares églises à plusieurs étages. Établie sur une masse rocheuse à laquelle elle se trouve aussi en partie adossée, elle offre cette particularité, sinon architecturale, du moins géologique, qu’elle est accessible, au rez-de-chaussée, par une faille naturelle, en forme de galerie rétrécie par le haut, ouverte dans le roc. Ce passage aboutit à une sorte de nef carrée précédée, vers l’est, d’un sanctuaire roman décoré d’arcatures. Un étage plus élevé que cette première nef, accessible à l’intérieur par des escaliers, s’étend au niveau du sol extérieur et communique par une porte avec lui. Enfin, et en arrière, une tribune munie, sur le côté sud, d’une abside ronde complète cet étrange édifice, qui a conservé de notables parties du XIIe siècle. Ajoutons qu’une très belle tour, donjon aujourd’hui découronné, se dresse sur le côté nord de l’église et communique avec elle par son premier étage.
Vers dix heures, le Congrès arrivait à Mirepoix.
Mirepoix est bâtie sur un plan de ville bastide, avec rues droites et place régulière au centre. Cette ville existait au XIIIe siècle sur la rive droite de l’Hers. Entièrement détruite en 1286 par une terrible inondation de cette rivière, elle fut reconstruite sur la rive gauche, où nous la voyons aujourd’hui. Son accroissement fut rapide, et, en 1348, le pape Jean XXII y créa le siège d’un évêché. La place centrale est entourée, sur trois côtés, de couverts ou promenoirs sur lesquels s’avancent les étages des maisons de bois. L’une de ces maisons devient immédiatement le point de mire des visiteurs. Les poutres horizontales qui portent l’étage se terminent, du côté de la place, par des têtes d’hommes et de femmes à physionomies diverses, d’une exécution fine et vigoureuse. Une série de têtes analogues règnent également sous les couverts, au-dessus de la porte principale de la maison. Ces sculptures, type éminemment remarquable de ce genre de décoration appliquée à l’architecture domestique, ne paraissent pas antérieures à la seconde moitié du XVe siècle. Ne semble-t-il pas même que quelques-unes de ces figures s’animent déjà sous un premier souffle de la Renaissance? On ne saurait trop les recommander au crayon des artistes. Espérons que le compte-rendu général du Congrès reproduira les belles photographies de la maison des Couverts exécutées par deux membres du Congrès, M. Sipière et M. de Fontenilles.
Vers le sud de la place des Couverts s’étend une autre place, sur laquelle s’élève la cathédrale, dédiée à saint Maurice. Deux évêques ont attaché leur nom à la construction de cet édifice; d’abord Guillaume II (1405-1431), qui édifia ou plutôt réédifia le choeur et les premières travées de la nef, au commencement du XVe siècle, puis Philippe de Lévis (1497-1537), qui reprit les travaux interrompus et les acheva au commencement du XVIe siècle.
Nous sommes là en présence d’un des types les plus intéressants de ces églises à nef large et unique, que l’on trouve dans le Midi de la France, au sud de la Garonne, en plus grand nombre que partout ailleurs. La nef. sans transept, est accompagnée de chapelles établies entre les contreforts, sur les côtés et autour du choeur. La largeur, 21m50, produit un effet saisissant. C’est, en étendue, l’effet de grandeur obtenu en hauteur par l’élévation des grands monuments gothiques du XIIIe siècle. Ici tout l’espace est libre, le regard peut saisir tous les détails de la cérémonie ; aucun point n’est perdu au détriment de la place destinée à l’assistance.
Cette nef est, croyons-nous, la plus large qui existe en France. Elle ne le cède pas à la célèbre nef de la cathédrale de Gérone, en Catalogne, sa contemporaine, qui mesure extérieurement, à la façade, 23 m 20. On sait que la construction de cette dernière donna lieu à la convocation d’une junte d’architectes appelés d’Espagne et de France, pour délibérer sur la question de savoir si l’édifice, avec sa largeur et une nef unique, était susceptible d’être recouvert par une seule voûte, question résolue par l’affirmative. Nous ne savons ce qui se passa pour Mirepoix. Toujours est-il que l’église, restée sans voûtes, était couverte par une charpente avant la restauration moderne, qui a construit la voûte actuelle et surélevé le mur orné de rosaces au-dessus des chapelles latérales.
La chapelle située à l’entrée du choeur, au sud, a deux étages, dont le supérieur, comme à la cathédrale d’Albi, forme tribune ouverte sur la nef. Les travées du choeur, au-dessus des chapelles, ainsi que le fond des chapelles elles-mêmes, sont éclairées par des fenêtres lancéolées.
La porte de la nef est établie au bas du côté nord, sous un porche qui ne fait pas saillie à l’extérieur, mais qui occupe, dans une travée, l’épaisseur des chapelles.
Remarquons l’élégance des colonnettes des piédroits. L’ornementation des chapiteaux serait caractéristique du XIVe siècle ; cependant, par la force des dates, c’est une oeuvre du XVIe, qui appartient à la construction de Philippe de Lévis.
Au-dessus du porche, à l’intérieur, une élégante tribune, éclairés dans le fond par des fenêtres flamboyantes, ouvre sur la nef et communique avec le palais épiscopal.
Une tour carrée, placée au bas du côté sud est surmontée d’une flèche à crochets, élevée au XVIe siècle. C’est le spécimen le plus élégant de ces sortes de monuments qui soit dans cette région de la France.
Le Congrès visite aussi les parties qui subsistent de l’ancien palais épiscopal, construction du XVIe siècle attenant à l’église, et, sur l’invitation de M. le curé de Mirepoix, il se rend au presbytère, où sont conservés quelques miniatures et tableaux, propriété de la fabrique.
Ces miniatures, sur vélin, format in-folio, sont au nombre de quatre et représentent la Nativité, la Cène, l’Agonie au jardin des Oliviers et la Pentecôte. Sans briller d’une finesse exquise, ces oeuvres d’art sont remarquables au point de vue du dessin, aussi bien qu’à celui de la coloration.
Elles datent évidemment de la première moitié du XVIe siècle ; mais peut-on dire qu’elles proviennent des fameux livres liturgiques de l’ancienne cathédrale de Mirepoix, déposés aujourd’hui à la bibliothèque de Foix ?
Les avis des membres du Congrès sont restés partagés sur la question.
Ci-dessus, de gauche à droite : tirée des antiphonaires de Philippe de Lévis, photographiée hélas en noir et blanc, miniature de la Cène ; portrait de Pierre de La Brouë, évêque de Mirepoix de 1679 à 1720.
Les tableaux qui se trouvent dans le salon du presbytère représentent des évêques de Mirepoix et n’ont d’intérêt qu’au point de vue historique.
Quelques membres du Congrès ont jeté un coup d’oeil rapide à la porte du XIIIe siècle conservée dans une partie de l’enceinte de la ville et qui termine d’une façon si pittoresque la perspective de la rue des Couverts. Une heure après environ, on arrivait au château de Lagarde…
J’ai apprécié dans ces pages le syle net et rapide de Jean de Laurière, l’humour discret, avec l’allusion au « poids des archéologues », le sens de la caricature, – pas si fréquent sous la plume des archéologues :
La dispersion des monuments de l’Ariège sur une infinité de points de son territoire imposait au Congrès l’attrayante obligation de donner une très large part aux excursions, et de ce fait, il prenait un caractère peu sédentaire, mais non moins instructif. Aussi le lendemain samedi, à une heure matinale, un groupe d’excursionnistes, au nombre de trente-trois, parlait en voiture pour Mirepoix et le château de La Garde.
Vers moitié route, la caravane fait un détour pour traverser la rivière de l’Hers, au milieu d’un site agreste et ravissant, dans le but de gagner le village de Vals. Les voitures prudemment allégées du poids des archéologues, qui ont mis pied à terre, passent, mais non sans peine, la rivière à gué, pendant que les voyageurs se contentent de la franchir sur une modeste passerelle en bois.
Je me suite intéressée au regard que les archéologues de 1884 portent sur le patrimoine ariégeois, et plus particulièrement sur Vals et Mirepoix. Ce regard diffère quelque peu du regard actuel. Il demeure surtout celui de spécialistes pressés, que rien n’attache au génie d’un lieu.
- Les archéologues de 1884 ignorent tout des fresques que l’abbé Durand découvrira à Vals dans les années 1952 seulement. Ils ignorent également l’existence du labyrinthe que des travaux mettront à jour en 1967 dans la chapelle Sainte Agathe de la cathédrale de Mirepoix. Ils ont vu en revanche quelques unes des miniatures tirées des livres liturgiques de Philippe de Lévis, alors que celles-ci, aujourd’hui dispersées dans divers musées, sont comme nombre de leurs pareilles efficacement conservées, mais jamais exposées. Ils ont vu aussi les portraits des évêques renfermés à la sacristie de la cathédrale et jugé que ceux-ci ne présentaient « d’intérêt qu’au point de vue historique », alors que ces derniers, semblablement aux miniatures, demeurent aujourd’hui voués à l’enfer de l’invu. Il serait injuste ici de reprocher à ces archéologues de 1884 d’avoir porté sur Vals et sur Mirepoix le regard de leur spécialité plutôt que celui de l’histoire de l’art. Quelque chose dans le discours de Jean de Laurière indique toutefois que l’oeil de l’architecture – colonnettes, piédroits, etc. – l’emporte ici sur celui des arts plastiques.
- Les archéologues de 1884 ne nourrissent pas de préjugé particulier à l’encontre des travaux de restauration entrepris à leur époque par Viollet-Le-Duc et les siens. Ils ne trouvent ainsi rien à redire à la « surélévation du mur orné de rosaces au-dessus des chapelles latérales », voulue et mise en oeuvre à la cathédrale de Mirepoix par le très contemporain chanoine Barbe.
- Les archéologues de 1884 visitent enfin, de façon étonnante, Vals, Mirepoix et autres, à la vitesse V. « Vers dix heures », après Vals, « le Congrès arrivait à Mirepoix ». « Quelques membres du Congrès ont jeté un coup d’oeil rapide à la porte du XIIIe siècle… Une heure après environ, on arrivait au château de Lagarde… » Les mêmes archéologues s’arrêteront plus longtemps à Saint-Girons-Saint-Lizier. Mais ils ne seront finalement ici que des excursionnistes, descendus quelques jours au coeur de la province profonde, pressés sans doute de retourner à d’autres travaux, plus prestigieux, plus toulousains ou plus parisiens. Se distinguent-ils ainsi vraiment des voyageurs, à la « curiosité irréfléchie » desquels les villes de l’Ariège n’offrent point « l’attrait des grandes villes » ? Rien de commun somme toute ici avec le sentiment de proximité familière, mystérieusement familière, et avec l’attachement et la curiosité passionnée que l’on peut éprouver à l’endroit d’un patrimoine local, lorsqu’on vit à l’ombre, ou plutôt à la lumière de ce dernier.
Notes