Ci-dessus, de gauche à droite : 1. Alexandre Weil ; photo atelier Nadar, sans date ; 2. Gérard de Nerval en 1853 ou 1854 ; daguerréotype d’Adolphe Legros.
Originaire d’un village alsacien, Abraham Weil (1811-1899), dit Alexandre Weill (1811-1899), se destine d’abord au rabbinat. Après ses études, il s’installe à Francfort et, circa 1830, renonçant à la religion, il devient traducteur pour les nouvelles allemandes ou anglaises et journaliste au service des idées républicaines.
C’est à Francfort qu’il rencontre Gérard de Nerval, en septembre 1838 :
« Un soir, je me trouvais avec quelques amis au Mainlust ((Le Mainlust est aujourd’hui encore une célèbre auberge de Francfort.)) de Francfort… Tout à coup, un mouvement général éclate dans l’assemblée. On se lève, on se presse, on se dirige vers une table privilégiée où se trouvent M. et Mme Alexandre Dumas, entourés de plusieurs flatteurs et écorcheurs de français. J’avais vu M. Dumas au Journal de Francfort. Au bout de 24 h, j’avais appris à connaître sa force et sa puissance. Mais à côté de lui se trouvait un jeune écrivain modeste, simple, aux traits expressifs, et pendant que M. Dumas étalait son esprit et sa gloire au premier venu, le jeune ami vint se joindre à notre groupe littéraire, pour causer poésie et littérature. » ((Alexandre Weill. Feuilleton « Six mois à Vienne ». In Le Corsaire Satan. 21 décembre 1846.))
Quelques jours plus tard, Gérard de Nerval ayant demandé à M. Durand un jeune littérateur sachant parfaitement l’allemand, M. Durand me fit appeler. Au bout d’un quart d’heure de causerie, nous étions amis, et cette amitié a duré jusqu’à la mort de Gérard » ((« Fragments inédits des amours d’Alexandre Dumas ». In Paris-Mensonges. Décembre 1883)). Alors rédacteur du Journal de la Haye, Charles Durand fait illico d’Alexandre Weill son secrétaire particulier. « En cette qualité, j’étais censé toucher cinquante francs par mois, mais je n’y ai jamais touché un liard », observe malicieusement Alexandre Weill.
« Gérard savait un peu d’allemand. Comme il n’avait que quelques années de plus que moi, nous nous liâmes d’amitié et au bout de huit jours nous nous tutoyâmes. Cette amitié a duré jusqu’à sa mort. Je lui fis connaître les environs de Francfort, qui sont aussi intéressants que ceux de Paris. Nous parcourûmes ensemble tous les beaux endroits du Taunus, depuis Francfort jusqu’à Wiesbaden, moi, lui traduisant littérairement Schiller et Goethe, lui, me récitant Racine, Musset et Hugo. » ((Alexandre Weill. « Gérard de Nerval, Souvenirs intimes ». In L’Événement. 16 avril 1881.))
Toujours à Francfort, rapporte Alexandre Weill, « M. Dumas m’invita à venir le voir souvent, mais ayant fait des excursions avec Gérard de Nerval pendant quinze jours aux environs de la ville, nous ne le rejoignîmes qu’à Mayence, où il arriva avec Ida [Mme Dumas] et Mme Durand. »
Ci-dessus : L’Artiste ; portrait d’Alexandre Dumas père par Léon Noël.
A Mayence, « il y eut une scène des plus comiques à l’hôtel. Je m’étais glissé dans la chambre de Gérard, où nous devisâmes philosophie et littérature. Vers minuit, le Grand Vainqueur, en chemise, ouvrit brusquement la porte, qui grinçait d’une manière effroyable.
– Où vas-tu ? lui criait Ida, sa femme.
– Ah ! répondit-il d’une voix douloureuse et plaintive, j’ai une affreuse colique.
Puis se laissant choir sur le parquet et se tordant en mille plis et replis comme un serpent, il poussa des cris à fendre l’âme.
Sa femme, également en chemise, arriva pour l’aider à se relever. Elle sonna, carillonna, appela le ban et l’arrière-ban de l’hôtel, le tout pour faire faire du thé au Grand Vainqueur et lui appliquer un cataplasme. Il but le thé à petites gorgées, mais il refusa le cataplasme. Tout rentra dans l’ordre.
Une heure après, il dit à Gérard « Cette diable de porte qui grince, laisse-la ouverte. » Et il passa pour sa rendre à l’autre appartement, où dormait sa nouvelle bien-aimée [Mme Durand], plus folle de lui que jamais. » ((Alexandre Weill. Ma jeunesse : oeuvres complètes, p. 615 sqq. Edition E. Dentu. Paris. 1888.))
Hanté par l’idée d’aller tenter sa chance à Paris, Alexandre Weill s’en ouvre à Gérard de Nerval. Il se heurte aux « ricanements » de son nouvel ami :
« Gérard, en très peu de temps, avait jeté de l’eau glacée sur mon enthousiasme de feu pour Paris. Avec son sourire saccadé et quelque peu méphistophélique, il me montrait le dessous de stuc de ces palais de marbre et le revers de zinc de ces médailles d’or et de bronze. Je l’écoutais bouche bée avec un serrement de cœur. Peu à peu il fit tomber de mes yeux toutes les écailles d’or des splendeurs de Paris, et finalement, au lieu de me peindre le paradis où trônaient les grands hommes d’État a côté des héros nimbés de la littérature, il me fit passer à travers un enfer de charlatans corrupteurs et de dupes corrompues. Je n’acceptai ses jugements que sous bénéfice d’inventaire. Un jour, après avoir écouté ses ricanements diaboliques sur les hommes politiques de ce temps, qu’il traitait d’austères blagueurs, ainsi que sur les mœurs et la camaraderie des hommes de lettres les plus glorifiés de cette époque, je m’écriai, dans un accès de présomption prophétique « Si cela est ainsi, il faudrait, comme Isaïe, jeter une barre de fer au milieu de ces pots de terre ! »
« Les barres de fer, me répondit Gérard, ne manquent pas à Paris. On les dore pour leur enlever le tranchant de l’acier. » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 6. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
« Tout en ricanant, Gérard me promit son amitié et son appui pour Paris. Il mit à néant toutes les objections que je lui défilais pour ne pas changer un terrain aplani contre un autre bien hasardeux, plein de secousses et de soubresauts. « Étant né Français, me répondit-il, il vaut mieux être le dernier des Français que le premier des Allemands. » ((Ibidem, p. 7.))
Deux mois plus tard, alors qu’Alexandre Dumas et Gérard de Nerval se préparent à rentrer en France, Alexandre Weill, toujours tenté par l’idée de faire carrière à Paris, questionne derechef son ami sur l’opportunité d’une telle aventure :
« – Lui ayant dit que je comptais aller à Paris, mais que je craignais de n’y pas réussir, à cause de mon accent, Gérard me dit en souriant : « Ah bah ! sauf Nodier, Hugo et moi, tout le monde à Paris parle votre charabia. » Puis, d’un ton plus sérieux, il ajouta que j’étais resté trop longtemps en Allemagne, que Français et israélite, mon avenir était exclusivement à Paris ; que quant à lui, il ferait son possible pour m’aplanir les difficultés. » »Venez donc à Paris, je m’engage à vous introduire dans les journaux. »
« — Le pauvre garçon ! », se souvient plus tard Alexandre Weill. « Il a fait de son mieux pour me piloter à Paris ; il m’a introduit chez tous ses amis, dans tous les cercles littéraires et artistiques de Paris. Et, quand par mouvements je me décourageais, il me disait « Bah ! Il ne te faut que trente sous par jour pour vivre, tu en gagnes quarante, et tu te plains ! Tu es plus riche que le roi Louis-Philippe. Je suis sûr que tu arriveras. » ((Alexandre Weill. Ma jeunesse : oeuvres complètes, p. 611 sqq.. Edition E. Dentu. Paris. 1888.))
Dès l’arrivée d’Alexandre Weill à Paris, comme promis, Gérard de Nerval entreprend d’introduire son ami dans les cercles qu’il fréquente, et, plus spécialement, de le présenter à Hugo et à Balzac — les deux Maîtres.
Alexandre Weill raconte :
« Dès mon arrivée à Paris, vers la fin de l’année 1838, il [Gérard de Nerval] me servit de mentor et d’introducteur auprès de tous les personnages en évidence du roman, du théâtre et du journal. » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 7. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Alexandre Weill se rend d’abord chez Victor Hugo :
« Grâce à Gérard et à une lettre d’admiration que je venais d’adresser à Hugo, je fus invité par lui à une de ses soirées intimes. Il demeurait alors place Royale, aujourd’hui place des Vosges. […].
Ci-dessus : Victor Hugo écrivant ; photo prise en 1853 par son fils Charles Hugo.
Je fus saisi de frissons respectueux en face de ce génie, au point qu’en m’approchant de lui pour le remercier de son aimable invitation, je courbai la tête comme un humble sujet devant son roi. Il s’aperçut de mon saisissement, et me tendant la main, il me dit « Soyez le bienvenu dans mon humble demeure de poète. Gérard m’a dit beaucoup de bien de vous, et la lettre que vous m’avez envoyée est pétillante d’esprit. Vous avez l’esprit d’un Français. » « De deux Français, l’interrompit Gérard, et il sait l’hébreu comme un rabbin. » « Et le chaldéen, ajoutai-je en riant. »
Hugo, ayant entendu ce propos, me fit un signe d’assentiment et de remerciement. Outre Gérard de Nerval et Spontini, il y avait au salon Théophile [Gautier], accroupi sur un puff ; Edmond Texier, Granier de Cassagnac et Ourliac, tous fervents adeptes et amis du poète ; mais il n’y avait ni Mme Hugo ni aucun de ses fils. Ce ne fut donc pas une réception officielle, mais une petite soirée d’intimes amis.
On ne nous offrait même pas le verre d’eau sucrée classique dont Hugo régalait ses invités dans ses soirées de grande réception. L’absence de Mme Hugo m’intriguait j’en fis à voix basse l’observation à Gérard. « — Allemand, me dit celui-ci, taisez-vous ! Allemand, cela voulait dire alors homme naïf et primitif. Hugo dessinait toujours en causant avec Théo et Texier. »
Enfin Hugo se leva et dit « Mes amis, il est temps de nous en aller. » « Nous en aller, dis-je à Gérard, il va donc ailleurs ; il ne couche donc pas ici ? » « Tais-toi, Allemand », me dit encore Gérard.
A ce moment, après avoir jeté une espèce de pardessus sur ses épaules, Hugo quitta le salon et nous fit signe de le suivre. Il faisait un clair de lune magnifique. La nature entière semblait fêter l’exode marital du poète. Une myriade d’étoiles, de leurs flammettes étincelantes, semblaient éclairer la voie conduisant au temple d’amour où Vénus attendait le mari de Junon.
Nous étions tous jeunes, et Gérard m’ayant dit à l’oreille que le poète allait passer la nuit chez Juliette ((Il s’agit de Juliette Drouet.)), une actrice de la Porte-Saint-Martin qui demeurait à côté de ce théâtre, nous avions tous l’air de garçons d’honneur conduisant le nouveau marié dans la chambre nuptiale, où l’attendait la fiancée de son cœur. Arrivés à la Porte-Saint-Martin, je vis la silhouette d’une jeune femme en blanc se pencher hors la fenêtre d’un second étage et envoyer de sa main un baiser d’amour à son amant attendu avec l’ardeur juvénile d’une maîtresse à la fois aimée et aimante, et qui ferma la croisée, dès que son bien-aimé eut franchi le seuil du temple. »((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 101 sqq. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Alexandre Weill se rend ensuite chez Balzac :
« La première fois que je vis Balzac ce fut aux Jardies, à Ville-d’Avray, où il se fit construire une villa sur la pente d’une colline, tout près de la gare. J’y allai en compagnie de Gérard de Nerval et de ses inséparables amis, Edmond Texier et Théophile Gautier. Il y avait aussi Ourliac, le barbu Petrus Borel et, autant que je puis me le rappeler, Granier de Cassagnac.
Ci-dessus : Balzac en 1842 ; daguerréotype de Louis-Auguste Bisson.
Balzac me dit « Gérard m’a assuré que vous aviez une très belle voix de ténor. Vous seriez bien aimable de nous donner un petit concert pour remplacer le dessert qui nous manque. » Je ne me fis pas prier.
Vous êtes un original comme j’en connais peu. Gérard m’a dit que vous étiez un érudit, que vous connaissiez l’hébreu comme un rabbin. »
« Je suis rabbin moi-même, mais j’y ai renoncé dès l’âge de vingt-un ans. Je sais cinq ou six langues ; j’aurais pu me présenter à l’Institut, car je suis Français, mais comme je déteste les mathématiques et l’algèbre la carrière universitaire m’est fermée. »
« Comme moi ! s’écria Balzac. Les mathématiques feront de la France un peuple de sots calculateurs je leur préfère les danseurs, quoi qu’en dise Beaumarchais, même pour des ministres. Venez me voir à Paris, ajouta-t-il, je vois que vous avez de l’esprit, chose plus rare qu’on ne pense. » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 136 sqq. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Quand il ne multiplie pas les visites aux Maîtres, Alexandre Weill s’adonne aux plaisirs de la vie de Bohème, à de petits travaux journalistiques et de grandes conversations littéraires avec son ami Gérard de Nerval :
« Ah les belles matinées que nous avons passées ensemble au café Montmartre, avec Heine et sa Mathilde, Gautier et sa première Dulcinée, la mère de son fils, avec Alphonse Royer et sa belle. Ces trois dames étaient certainement plus belles et surtout plus fidèles que les trois Grâces des Grecs. Et comme elles savaient avaler gracieusement les huîtres à douze sous la douzaine. Où trouver aujourd’hui trois beautés de vingt ans qui se contenteraient d’un poète gagnant entre six et dix mille francs par an et n’ayant jamais le sou ? Je n’ai jamais vu une maîtresse à Gérard à Paris.
Chose curieuse, il n’avait pas de logement. Il couchait chez Gautier, qui avait une grande et belle maison, 22, rue de Navarin, et plus tard, quand je logeais rue du Croissant, dans le passage le plus étroit de cette étroite rue, il venait très souvent partager mon lit. Il me fit traduire une brochure allemande intitulée : le Pentarchie, et ma traduction arrangée par lui, lui valut 500 francs au ministère. Il partagea avec moi ces droits d’auteur. Il me fit faire pour M. Durand, un résumé quotidien des journaux allemands, résumé qui parut quelquefois dans le Moniteur, et qui me rapportait 50 francs par mois. Gérard connaissait tous les secrets des coulisses littéraires et leurs trucs. Il était plutôt classique que romantique. Il me disait souvent que rien n’égalait comme style les contes d’Hégésippe Moreau, contes que j’apprenais par cœur. » ((Alexandre Weill. « Gérard de Nerval, Souvenirs intimes ». In L’Événement. 16 avril 1881.))
Après cette période d’initiation aux Maîtres et à la bohème, Alexandre Weill s’adonne à la publication de « potins », révélateurs du regarde acerbe qu’il porte, comme son ami Gérard, sur la société parisienne du temps :
« J’inscrivais tous les soirs, parfois sur des lisières de papier, l’histoire scandaleuse ou glorieuse du jour (et si cette histoire était plus souvent scandaleuse que digne d’éloge, ce n’était pas ma faute), telle que je l’avais entendue raconter, soit au Divan Lepeletier ((Café situé à la sortie du passage de l’Opéra donnant sur la rue Le Peletier. Cf. Sur les pas des écrivains. Le Le Divan Le Peletier.)), soit à un déjeuner démocratique chez un républicain, soit chez Heine, Gautier, Mme de Girardin et Gérard (ce dernier surtout, sans avoir un chez soi, toujours par monts et par vaux, savait le fond et le tréfond de tout ce qui se passait partout, et me le disait au milieu de ses rires méphistophéliques), soit aux bureaux du Corsaire Satan, vraie potinière, dont le rédacteur en chef, M. de Saint-Alme, mon protecteur, ancien collaborateur de Balzac, recevait les confidences de tous les députés de l’opposition, voire même du gouvernement, et qui n’avait rien de plus pressé que de les communiquer à ses petits crétins (c’est ainsi qu’il appelait les jeunes rédacteurs de son journal), dont j’étais le plus âgé, quoiqu’on ne me désignât que sous le nom du jeune Weill ; soit encore au foyer de la Comédie-Française, autre potinière, et des plus malicieuses de Paris, dont les sociétaires étaient censés connaître parfois de visu les mystères de toutes les alcôves, tenant d’ailleurs toujours les nouvelles les plus fraîches d’une source aussi certaine que trouble, et les diluant dans une sauce fortement pimentée, que, pour en conserver la saveur, je recuisais dans un jus philosophique condensé ! » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 17. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Ainsi initié aux mille et une intrigues de Paris, Alexandre Weill vole bientôt de ses propres ailes. Très pris par sa collaboration aux grands et petits journaux ainsi que par ses engagements politiques, de plus en plus lié à Heinrich Heine, il voit un peu moins Gérard de Nerval.
« Je cherchais à gagner de préférence l’amitié des républicains, les frères Blanc (Louis Blanc et Charles Blanc), Lamennais, Pierre Leroux, Pascal Duprat, le Dr Cisset ((Inspecteur des prisons de la Seine en 1848. Cf. Le Figaro. 27 juin 1867.)), Marrast, Caussidière, Flocon, tout en fréquentant les sommités du monde littéraire. » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 65. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Ci-dessus, de gauche à droit : 1. Heinrich Heine en 1843, peint par Isidor Popper ; 2. Louis Blanc en 1848-1850 ; daguerréotype anonyme.
« Grâce à mes relations avec Louis Blanc, insérant mon maiden speech français dans sa revue du Progrès, puis avec Lamennais, Marrast et surtout avec Pierre Leroux, qui m’ouvrait les colonnes de sa Revue indépendante, grâce à mes rapports fréquents avec les sommités politiques du parti républicain, que je voyais souvent chez mon ami le docteur Cisset, compagnons d’études de Marrast et ami intime de Ledru-Rollin et de Caussidière, un des plus gais fellow que j’aie connus avant 1848 grâce surtout à mon ami Gérard de Nerval, qui m’avait présenté et recommandé à toute la jeunesse littéraire de cette époque, grâce encore à mon introduction par mes amis Henri Heine et Théophile Gautier, au Divan Lepeletier dont je ne manquais pas une soirée et qui servait depuis longtemps de lieu de réunion, remplaçant les cercles d’aujourd’hui, à toutes les célébrités poétiques, romantiques et critiques de ce temps (Alfred de Musset y faisait sa partie de dominos avec le marquis de Belloy et de Grammont), grâce enfin à Henri Heine, dont j’étais devenu l’ami inséparable, et à la protection de Meyerbeer, qui, de protecteur, devint mon ami, et à mesure que je devenais collaborateur des grands et petits journaux de Paris, il ne se passait presque pas un jour sans que j’apprisse un fait scandaleux ou une histoire mystérieuse, que les journaux ne relataient pas ou qu’ils faisaient seulement deviner entre les lignes, mais qui servaient de véritables mobiles aux faits et gestes officiels et officieux des hommes et des femmes en évidence du monde d’alors, qu’on appelait déjà à cette époque le Tout-Paris.
Ce fait ou ce potin, éclos dans les coulisses de la presse et du théâtre, n’était pas toujours parole d’Évangile, l’un poussant l’autre sans qu’on eût toujours le temps d’en vériner l’authenticité ; mais il était vraisemblable et souvent indispensable pour expliquer les effets qui en jaillirent, et dont le monde vulgaire ne pouvait pas s’expliquer les causes. L’histoire des peuples, d’ailleurs, ne se fait pas seulement par des événements patents, enregistrés sèchement dans les fastes publics, mais par des mouvements électriques dont les accumulateurs de force motrice se trouvent dans des souterrains à fleur de terre dans des couloirs éloignés. ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 14. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
Gérard de Nerval, de son côté, souffre d’une première crise nerveuse le 23 février 1841, et, après une première hospitalisation chez Mme de Sainte-Colombe rue de Picpus, victime d’une seconde crise en mars 1842, il se trouve à nouveau hospitalisé, jusqu’au mois de novembre de la même année, à la Folie Cendrin, clinique du docteur Esprit Blanche à Montmartre. Le 22 décembre 1842, il part pour l’Orient et ne rentre de ce long périple qu’à la fin de l’année 1843. Entre 1844 et 1847, il voyage aux Pays-Bas, en Belgique et en Angleterre.
Dans quelques lignes caustiques, consacrées à l’influence de Goethe sur « la littérature soi-disant romantique de France », Alexandre Weill mentionne pour la première fois les difficultés psychiques dont souffre son ami. Mais il dit aussi dans ces même lignes toute la considération qu’il voue à l’écrivain et au goût littéraire juste et sûr que celui-ci défend, y compris dans « ses attaques de surexcitation nerveuse » :
« Son nom [Goethe] était dans toutes les bouches universitaires. Et de fait, c’est de lui que procède toute la littérature soi-disant romantique de France qui, à marches forcées, nous devait reconduire vers les héros du moyen âge avec leurs costumes, leurs mœurs et leur dédain du peuple, devenu la bourgeoisie, et dont je voyais les accoutrements, le langage et les allures fanfaronnes de mousquetaire adoptés par toute la jeunesse romantique de Paris, Gérard et Musset exceptés ; Gérard surtout, qui, bien qu’ami de ces adeptes ténébreux des siècles maudits de tyrannie et d’esclavage du passé, en faisait des gorges chaudes, surtout quand il avait ses attaques de surexcitation nerveuse. » ((Alexandre Weill. Introduction à mes mémoires : suite de Ma jeunesse à Paris, p. 11. Edition Sauvaître. Paris. 1890.))
En 1847, tandis qu’Alexandre Weill épouse Agathina Marx, modiste de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, Gérard de Nerval travaille à la traduction des poèmes de Heine. Il vient alors régulièrement dîner avec Alexandre Weill et avec son épouse. Après 1848 et la publication du recueil traduit de Heine — « Les fleurs regardent toutes vers le soleil étincelant ! tous les fleuves prennent leur course vers la mer étincelante » ((Gérard de Nerval. Traduction de l’Intermezzo lyrique de Heine.)) —, Gérard de Nerval entre à la fois dans la phase la plus inquiétante de sa maladie et dans la période la plus productive de son oeuvre littéraire. Il se promène encore de temps avec Alexandre Weill au jardin des Tuileries. Mais cependant qu’il travaille jour et nuit à la rédaction de ses chefs-d’oeuvre, Les Filles du feu, Aurélia, ses problèmes psychiques s’aggravent. Le 27 août 1853, il doit être hospitalisé à Passy, dans la nouvelle clinique d’Esprit et d’Emile Blanche ((Cf. Christine Belcikowski. Le capharnaüm du docteur Faust, ou la chambre de Gérard de Nerval à la clinique du docteur Blanche.)). Il en ressort le 19 octobre 1854, contre l’avis du Docteur Blanche, et sans que qu’Alexandre Weill l’ait appris.
« Quelques jours avant sa mort, Gérard, que je croyais chez le docteur Blanche, entra brusquement au Divan Le Peletier… » Gérard de Nerval évoque à l’intention de son ami le caractère bon enfant des relations de qu’il entretient avec le docteur Blanche.
« Je me demandais à part moi s’il était réellement malade, car Gérard n’était fou que par intermittences, et quand il se portait bien il avait toute sa raison, lorsque dans le moment même il ouvrit sa bourse, en ôta un sou et me dit :
– As-tu vingt francs sur toi ?
– Certainement.
Comme il ne demandait jamais d’argent, sa question m’étonna.
– C’est que je viens d’acheter cette médaille sur le quai du Pont-Neuf. Je l’ai payée vingt francs, mais l’on m’a fait crédit. L’homme me connaît. Il m’en a déjà vendu une autre. C’est une médaille représentant l’empereur Nerva, mon tris, mon quintaïeul, car c’est de lui que j’ai mon nom de Nerval.
– Mais, lui dis-je doucement, en es-tu bien sûr ? Moi, j’aurais cru que c’était un simple vieux sou du premier empire.
Je n’avais pas fini ma phrase que Gérard, entrant en fureur, se mit à m’injurier. Ce fut la première et la dernière fois de sa vie.
– Imbécile, me dit-il, Alsacien ! (et il se mit à imiter mon accent), tu ne vois donc pas que c’est l’empereur Nerva ! Ah ! je devine, tu ne veux pas me prêter les vingt francs !
– Mais Gérard, lui dis-je, je ne t’ai jamais vu comme cela. Tu sais bien que toute ma bourse est à ta disposition. Tiens, la voilà. Mais je t’assure que la médaille n’est qu’un vieux sou ! Mais lui, me jetant la bourse à la figure, me dit :
– Va, tu m’as vu pour la dernière fois ! Et, courant vers la rue de Grammont, il disparut !
Je ne l’ai plus revu ! » ((Alexandre Weill. « Gérard de Nerval, Souvenirs intimes ». In L’Événement. 16 avril 1881.))
Ci-dessus : vue de la rue de la Vieille Lanterne, où l’on a trouvé le cadavre de Gérard de Nerval, au matin du 26 janvier 1855. La lanterne qui surmonte la grille à laquelle le poète s’est pendu, affichait la mention suivante : « On loge à la nuit. » Source : BnF. Banque d’images (entrée : « rue de la Vieille Lanterne »). Paris à travers les âges : aspects successifs des monuments et quartiers historiques de Paris. Librairie de Firmin-Didot et Cie. Paris. 1875-1882. Dessin : Fedor Hoffbauer (1839-1922). Gravure : Jules Jean Marie Joseph Huyot (1841-1921).
Après la mort de Gérard de Nerval, Alexandre Weill retourne au judaïsme et publie, entre autres, cinq volumes consacrés à l’exégèse mosaïque. Plus tard devenu veuf et perclus de maux, il connaît une fin de vie triste et meurt à Paris, dans son appartement de la rue Saint-Honoré, le 19 avril 1899.
Source : Archives numérisées de Paris. Registres d’actes d’état civil (1860-1945). Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
A lire aussi : Christine Belcikowski. Dossier Nerval.