Adrien Goetz. Villa Kerylos, ou « le grand rôle de la vie »

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Plus encore que dans Le coiffeur de Chateaubriand ((Cf. La dormeuse blogue. Adrien Goetz. Le coiffeur de Chateaubriand.)), Adrien Goetz creuse dans Villa Kerylos l’énigme de la destinée.

« Etre Chateaubriand ou rien ! » Adolphe Pâques, le coiffeur de Chateaubriand, finalement n’écrira pas. Il se contentera d’être bon père, bon époux.

« C’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » A Beaulieu-sur-Mer, la villa de Gustave Eiffel, chez qui Madame Leccia travaille comme cuisinière, jouxte la villa Kerylos, chef d’oeuvre du grand helléniste Théodore Reinach et de l’architecte Emmanuel Pontremoli. Jeune protégé de Gustave Eiffel, puis formé aux études grecques par Théodore Reinach, Achille Leccia, le fils de la cuisinière, a rejeté un jour la leçon du grand helléniste. « Cela a bien failli me conduire au désastre… A trente ans, je n’avais toujours pas de métier. Il m’avait pris ma jeunesse. J’étais un bon à rien. Je n’avais récolté que des livres. […]. Il ne m’en reste presque plus rien. Ces volumes, je ne les ouvre plus. De temps en temps, pour amuser les enfants, je parle comme eux, je leur dis : « C’est chouette. » Ce qui m’attire des sourires consternés. »

Après avoir cru pouvoir « découvrir le plus grand secret de toute l’histoire grecque », échappant à l’emprise des « frères Je Sais Tout », Joseph, Salomon et Théodore Reinach — « Ils sont là, les trois, tels Minos, Eaque et Rhadamante. C’étaient les juges des Enfers. A moins que ce ne soient plutôt Sem, Cham et Japhet, les trois malheureux fils de Noé dans le livre de la Genèse » — Achille Leccia a choisi de peindre. « Je ne veux plus entendre parler de toutes ces choses que j’ai aimées et qui ont fait ma jeunesse, c’est pour cette raison aussi sans doute que je peins des carrés blancs ou jaunes sur des fonds bleus, quelques signes géométriques impossibles à interpréter, des tableaux qu’on peut aimer, j’espère, qui peuvent émouvoir, dont on peut se souvenir, devant lesquels on peut rester, avec lesquels on peut vivre tous les jours, chez soi, même si on ne sait rien. »

« Il passait sa vie à lire et à écrire », dit Achille Leccia de Théodore Reinach. Le grand helléniste était dans le même temps patriote. De quoi cela lui a-t-il servi ? On ne lui aura pour autant jamais pardonné d’être Juif, non plus qu’à sa famille toute entière. Après qu’Adolphe Reinach, son neveu, grand helléniste comme lui, est tombé en 1914 sur le front des Ardennes et que Jean-Pierre Reinach, son petit-neveu, sous-lieutenant de la France Libre, est mort au combat en 1941, Julien Reinach, son fils, « nommé conseiller d’État en 1940, année où il était aussi, de fait, exclu de la fonction publique, à cause du statut des Juifs qui venait d’être décrété au mois d’octobre », sera déporté à Drancy, puis à Bergen-Belsen, d’où il reviendra quasi mort. Léon Reinach, son autre fils, musicien et compositeur, sera assassiné à Auschwitz avec sa femme et ses deux enfants.

Achille Leccia, de son côté, après avoir échappé à la mort aux côtés d’Adolphe Reinach tombé sur le front des Ardennes, a vécu correctement de sa peinture. De quoi cependant la peinture lui a-t-elle servi ? « Les cubistes fabriquaient des bâches pour les chars, au moins cette nouvelle forme d’art servait à quelque chose », lui avait dit dans les années 20 son amie Ariane. Achille Leccia, quoi qu’il en soit, s’est marié, il a eu des enfants, il a vieilli. Mais il se trouve rattrapé un jour par le souvenir de la villa Kerylos. Il décide d’y retourner.

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli… » Arrivé le matin à la villa Kérylos, Achille Leccia en repart le soir. C’est le 1O avril 1956. Beaulieu est vide. « Du paquebot au rafiot de pêche, tous se précipitaient là-bas pour faire rugir leurs sirènes ». On célèbre à Monaco le mariage du prince Rainier et de Grace Kelly. Achille Leccia, qui connaît la villa Kerylos comme sa poche, s’y introduit par la venelle. « C’est par là que je suis arrivé la première fois, à quinze ans, en 1902. C’était l’entrée du chantier, qui commençait à peine. » Et, cependant qu’il revisite la villa, oublieux du pensum des études grecques, il se souvient des heures heureuses qu’il a vécues jadis en ce lieu désormais déserté, il se souvient du temps de son corps glorieux, quand il se baignait dans le balaneion ou dans la mer, et il se souvient du temps où, « Ariane, ma soeur, de quel amour blessée… », a disparu sans qu’il l’ait jamais retrouvée.

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Dans la villa Kerylos, « la mosaïque qui se trouve au milieu de la pièce principale, ou l’Andrôn, est celle du Labyrinthe : Thésée y combat le Minotaure. » L’autel qui se dresse au fond de l’Andrôn comporte une inscrption dédiée « Au dieu inconnu ». C’était « la vraie religion des Reinach : un Dieu unique, qui a fait le monde, mais que nous ne connaissons pas. » Adrien Leccia, qui a reçu, il y a quelque temps, une carte postale du labyrinthe, non signée, cherche là, comme Arsène Lupin ailleurs, quelque chose qu’il a trouvé un jour et que depuis lors il a perdu.

« J’ai eu la force de me mettre à quatre pattes, aucune pierre ne bouge, aucune trappe comme celle que le gentleman-cambrioleur décèle dans la cheminée héraldique du château de Thibermesnil, rien n’a été prévu par l’architecte pour dissimuler un secret. Le seul secret ici, c’est, je crois bien, les rares moments de bonheur de ma vie, qui n’ont pas laissé d’autre trace que les blessures absurdes que je suis venu réveiller. Pourquoi vouloir souffrir encore, alors que j’ai mes enfants, mes petits-enfants, mes tableaux, ma vie ailleurs et autrement ? […]. Je me perdais dans le labyrinthe géométrique, je regardais la hache qui s’abat sur le cou de l’homme-bête. Ce dessin au sol de l’Andrôn est une de ces fausses pistes que Théodore affectionnait. Ariane m’avait dit, ici, qu’on n’avait pas besoin d’elle et de sa bobine. Il suffit d’être méthodique pour en sortir. Le labyrinthe de Kérylos est trop facile. Au centre, Thésée n’a pas grand mérite à trucider le Minotaure. »

Le soir, Adrien Leccia quitte la villa sans avoir trouvé ce qu’il cherche. Toujours, dans l’univers d’Adrien Goetz, la vérité est ailleurs. Plus tard dans la nuit, pour passer le temps, Adrien Leccia entre dans un club, dénommé Le Minotaure. « Je n’ai que soixante-dix ans, se dit-il soudain, je suis plus jeune que Clemenceau en 1914, le grand rôle de ma vie est peut-être encore devant moi… »

Qu’est-ce que « le grand rôle de la vie ? » Et où, quand, pourquoi, comment, ce rôle advient-il ? C’était déjà la question de Julien Sorel, alias Stendhal, alias Henri Beyle, dans Le Rouge et le Noir et dans La Chartreuse de Parme. C’est ici celle d’Achille Leccia, alias Adrien Goetz, qui la requiert et l’approfondit dans chacun de ses romans. Il est rare qu’un normalien, agrégé d’histoire, docteur en histoire de l’art, maître de conférence à la Sorbonne, écrivain à succès, se découvre de la sorte. Qu’est-ce que « le grand rôle de la vie ? » J’observe chaque fois l’emprise ce questionnement dans l’oeuvre, toujours in progress, d’Adrien Goetz. C’est pourquoi j’attends la suite de cette oeuvre, avec le sentiment, comme dit l’autre, de l’admirable tremblement du temps.

A lire aussi : Dossier Adrien Goetz.

2 réponses sur “Adrien Goetz. Villa Kerylos, ou « le grand rôle de la vie »”

  1. Pourquoi, dans les dernières lignes, Achille s’appelle-t-il soudain Adrien, à deux reprises ?…

    1. Pourquoi ? En vertu sans doute de l’arrière-pensée qui s’explicite à la fin de l’article.
      De façon que je remarque, Adrien Goetz, qui a lu l’article, ne m’a rien dit de cet Adrien Leccia…

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