9 août 1789 – Naissance de la Fédération pyrénéenne au Peyrat

 

J’aime la vue de cette fumée au tournant de la route. Légère, elle signe, sans rien qui pèse ou qui pose, la quiète humanité d’un jour d’automne, sa charge d’âme. Nous arrivons au Peyrat où Claudine Pailhès, directrice des Archives Départementales de l’Ariège donne une conférence sur la Fédération pyrénéenne, ou Confédération des Pyrénées. La Fédération pyrénéenne a été créée ici, au Peyrat, le 9 août 1789.

 

1. Le Peyrat avant la Révolution

Le Peyrat est, dans le cadre du Languedoc de 1789, une commune dotée d’un statut complexe. Initialement compris dans la Terre du Maréchal, rattaché à la seigneurie de Lévis Léran après la dislocation de la maison de Lévis, rendu finalement à la seigneurie de Lévis-Mirepoix après la fusion de la seigneurie de Léran avec celle de Mirepoix, le Peyrat de 1789 relève de trois juridictions différentes : celle du seigneur de Mirepoix (droits féodaux), celle du diocèse civil de Mirepoix (fiscalité royale) et celle de la sénéchaussée de Limoux (justice).

Le régime seigneurial initié au XIIIe siècle par la famille de Lévis est l’un des plus durs du Languedoc. A ce titre, il diffère nettement de celui qui s’applique dans le comté de Foix. Issus de la région parisienne, les seigneurs de Lévis imposent en Languedoc les droits de la France du Nord. Ce régime se caractérise par l’absence de délégation de justice, l’omniprésence des banalités, la négation des droits d’usage.

La reconnaissance de la communauté du Peyrat par le seigneur de Léran date de 1653. Tandis que le seigneur demeure le seul haut justicier, deux consuls, désignés par la communauté avec l’accord du seigneur, choisissent les conseillers, mességuiers ((Mességuier : garde chargé principalement de surveiller les récoltes)) et autres officiers.

Le seigneur jouit du revenu des censives ((Censive : terre concédée par le seigneur contre le paiement annuel d’un droit fixe.)), des agriers ((Agrier : part du fruit de la récolte)), du droit de fournage et de moulin, de la taxe (2 sous), des lods ((Lods : droits de mutation perçus par le seigneur lors de la vente ou de l’échange d’une censive.)), ou encore du droit de privation, dit aussi « de retrait seigneurial ». L’exercice de ce droit de privation permet au seigneur de retenir, à un prix inférieur d’un denier, un bien vendu à un tiers. Il favorise le remembrement du domaine seigneurial et constitue un moyen de lutte contre la fraude aux droits de mutation. Le seigneur bénéficie encore d’une poule par maison qui s’appuie sur les murailles du village, et de deux boisseaux de froment par personne de plus de 7 ans, ou d’un boisseau par enfant de moins de 7 ans.

Le Peyrat, La Bastide (sur l’Hers), Le Villaret, Mireval, aujourd’hui…

En 1747, Le Peyrat, indépendamment des communautés attenantes ou voisines, La Bastide, Le Villaret (aujourd’hui rattaché à Monbel) et Mireval, compte 268 habitants, soit 56 familles, avec une moyenne de 4,78 personnes par feu. En 1789, le Peyrat seul compte 70 feux, et Mireval 34 feux.

La communauté du Peyrat est de sensibilité protestante. Le village comptait en 1683, i. e. avant la révocation de l’édit de Nantes, 327 huguenots pour 36 catholiques. La plupart des notables, à la veille de la Révolution, demeurent issus du milieu protestant.

Le compoix de 1784 enregistre 103 déclarations de propriété, dont quelques-unes relatives à des groupes d’héritiers ou à des forains (propriétaires non-résidents). Parmi les 103 déclarataires recensés en 1784, on relève le marquis de Mirepoix pour un moulin à farine et deux moulins à jayet ; Durand Cailhau, qui fondera bientôt la Fédération pyrénéenne ; 3 orfèvres marchands ; 7 négociants ; 1 notaire ; 6 peigneurs en buis ; 1 peigneur en corne ; 1 ouvrier du jayet ; 1 ouvrier à peigne ; 1 maréchal à forge ; 1 tailleur ; 1 huissier ; 1 boulanger ; 10 laboureurs ; 2 ménagers ; 2 brassiers ; 1 curé ; 1 obituaire ((Obituaire : 1. Registre sur lequel se trouvent consignés les noms des défunts, la date anniversaire de leur sépulture, le calendrier des offices correspondants ; 2. Par extension, prêtre chargé des offices relatifs aux funérailles et aux anniversaires des dites funérailles.)). Ce bref relevé des métiers et fonctions mentionnés dans le compoix montre que Le Peyrat est, à la veille de la Révolution, un village tourné vers l’industrie et le commerce.

Bien que le pouvoir du seigneur de Léran, puis celui du seigneur de Mirepoix, s’exerce sur la communauté de façon lourde, la visibilité du seigneur fait défaut. Celui-ci réside la plupart du temps à Paris. Il délègue à ses agents le soin de veiller sur ses terres au règlement de ses droits. Les habitants du Peyrat, qui ont affaire seulement à de tels agents, ignorent tout du monde lointain dans lequel vit un seigneur qu’ils n’ont parfois même jamais vu.

 

2. La députation aux Etats généraux et les cahiers de doléances

En 1788, le roi convoque les Etats généraux, organisant à cette fin un premier recensement général du royaume. Ce recensement permet de fixer le nombre de délégués éligibles dans chaque communauté. Les délégués élus au Peyrat se rendent par la suite à Limoux afin d’y élire les députés qui les représenteront aux Etats généraux. Ce processus de délégation, toutefois, ne s’opère pas sans difficultés. Le diocèse de Mirepoix se juge mal représenté. Personne de ce diocèse ne se trouve finalement convoqué aux Etats.

Cette période préparatoire à la réunion des Etats généraux fournit en tout cas aux communautés d’habitants, et plus généralement aux représentants des trois ordres – clergé, noblesse, tiers-état – l’occasion de rédiger des cahiers de doléances. La première des doléances formulées par les habitants des communautés porte sur l’injustice du tiers auquel ils se trouvent réduits en terme de représentation, alors même qu’ils constituent dans leur état la catégorie de population la plus nombreuse du royaume. Ils réclament ici le vote per capita, la représentation proportionnelle, ou du moins le doublement du tiers. Ils réclament par ailleurs une constitution, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la réforme fiscale, la réforme de la justice, le droit d’accès aux fonctions civiles, militaires ou religieuses jusqu’ici réservées aux nobles, la suppression des droits seigneuriaux, la suppression du tirage au sort dans la formation des milices, etc.

Ci-dessus : la halle au Peyrat.

Le Peyrat, La Bastide et le Villaret, qui font partie de la même paroisse, s’entendent ici pour rédiger à destination de l’assemblée de Limoux un cahier commun. Le Peyrat se plaint plus spécialement du régime seigneurial. Il réclame la suppression des droits de privation et d’agrier, et le partage du droit de chasse et de pêche, jusqu’alors réservé au seigneur.

Le cahier de Saint-Quintin, qui consigne des doléances identiques, est dans sa formulation, remarque au passage Claudine Pailhès, « le plus violent de toute l’Ariège ».

 

3. La « grande Peur » et la création de la Fédération pyrénéenne

La nouvelle de la prise de la Bastille parvient au Midi toulousain le 20 juillet 1789. Elle amorce le processus des « révolutions municipales » et fait lever dans le même temps la « grande Peur ».

Arrivée par le Couserans, la rumeur se répand comme une traînée de poudre : des gens pillent et brûlent ; ils sont aux portes… Le diocèse tremble. L’Aude aussi s’émeut, quoique moins durablement.

Dans les communautés, on décide alors d’armer le peuple et de former des gardes nationales. La réaction vient ici du monde paysan, avant d’être avalisée par l’assemblée nationale. Inspirant aux communautés l’idée d’unir leurs forces afin d’assurer elles-mêmes leur sécurité, elle précipite la naissance de la première fédération, le 9 août 1789, au Peyrat.

Soucieux de défendre sa communauté contre « une invasion subite de brigands », Durand Cailhau, maire du Peyrat, propose au conseil municipal de former un pacte fédératif avec les communes voisines. L’un des 11 articles de ce pacte précise que la mise en oeuvre d’une telle fédération sera financée par une taxe sur les habitants. Le 11 août, la Fédération des Pyrénées comprend déjà, outre Le Peyrat, Léran, La Bastide, Rivel, Chalabre, Lavelanet, Bélesta, Sainte-Colombe, Foix. Le 14 août, Mazères, Mirepoix, Saint Quintin rejoignent la dite Fédération. Accusé par la rumeur de fourbir un arsenal dans son château de Lagarde, le marquis de Mirepoix doit au soutien de la récente Fédération un répit provisoire dans le climat de vindicte qui le poussera à quitter la France dès le mois d’octobre, laissant à son fils Charles Philibert Gaston le soin de régler les affaires de la seigneurie ((Cf. La dormeuse blogue : Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, ou la lettre de Rome)).

Le 8 septembre 1789, débordant le cadre du Peyrat, la Confédération des Pyrénées se réunit à Bélesta. Elle rassemble désormais 23 communes, i. e. environ 20 000 habitants, répartis sur 3 districts : Bélesta, Mirepoix, et le pays de Sault. Elle publie des ordonnances relatives au maintien de l’ordre, se dote d’un organisme de contrôle, et décide la création d’une milice dans chaque commune. Créée et mise en oeuvre en un mois seulement, observe Claudine Pailhès, elle « évite toutefois l’improvisation », de telle sorte qu’elle se révèlera viable et qu’elle portera ses fruits une année durant.

La Fédération pyrénéenne doit sans doute son succès initial à son origine spontanée. A noter qu’elle s’érige en instance de maintien de l’ordre au sein d’un territoire dénué de frontières bien définies, divisé en outre en plusieurs districts.

Le 8 septembre 1789 à Bélesta, la Fédération pyrénéenne se donne pour chef Joseph Belot de La Digne (1738-1807), natif de La Bastide, chevalier de Saint-Louis, lieutenant-colonel de dragons, plus tard administrateur du département à Bélesta. Fils de chirurgien, Joseph Belot, qui a été un excellent militaire, n’a connu d’abord, faute de noblesse, qu’une carrière obscure. Via un beau mariage, il accède toutefois à une véritable aisance. Il s’achète alors des lettres de noblesse et devient ainsi seigneur de La Digne. Mais la dite noblesse, certes petite et fraîchement acquise, ne fait pas de lui un égal des seigneurs de Lévis. La rancoeur sociale qui dès lors l’anime reflète ici celle de la petite noblesse locale toute entière.

Alors qu’ailleurs d’autres Fédérations sont et demeurent, jusque dans leur direction, des émanations du monde paysan, la Fédération pyrénéenne, elle, se dote d’un directoire de notables, au sein duquel, avec 7 négociants, la bourgeoisie marchande domine. Elle glisse ainsi du statut d’instance de maintien de l’ordre à celui d’association vouée à la défense d’intérêts communs.

 

4. L’action de la Fédération pyrénéenne

La réussite de la Fédération pyrénéenne, dans les premiers mois de son exercice, doit effectivement beaucoup à cette communauté d’intérêts. Concernant les problèmes de maintien de l’ordre, les cadres de la dite Fédération se montrent sur le terrain plus présents et plus motivés que ceux de l’administration. Le territoire assigné au contrôle de la Fédération a ici son avantage : il met toute intervention à une journée de cheval seulement.

Au-delà des districts de Bélesta, de Mirepoix, du pays de Sault, le comté de Foix, Pamiers, Limoux échappent au contrôle de la Fédération pyrénéenne. Doté d’autres structures sociales, Foix se trouve de toute façon trop éloigné de Bélesta. Les municipalités de Pamiers et de Limoux passent pour « tenantes de l’Ancien Régime ». Limoux demeure en outre le siège d’une sénéchaussée ((Sénéchaussée : au XVIIIe siècle, cour de justice.)).

Ci-dessus : Charles Thévenin (1764–1838), La Fête de la Fédération, 1790.

Après avoir mis fin, durant l’été 1789, à la rumeur d’un dépôt d’armes au château de Lagarde, la Fédération continue d’assurer avec succès le maintien de l’ordre jusqu’à la fin de l’année 1789. A partir de janvier 1790, tandis que chaque commune organise les premières élections de la République, la Fédération entre progressivement en léthargie, même si sa fonction demeure publiquement reconnue. Suite à la réorganisation administrative qui entraîne la création des départements de l’Ariège et de l’Aude, i. e. le démembrement de la Terre de Mirepoix, d’où la déconstruction du territoire initialement soumis au contrôle de la Fédération pyrénéenne, Joseph Belot de La Digne est nommé administrateur du département de l’Aude. Le 14 juillet 1790, la Fédération pyrénéenne dépêche encore ses représentants à la fête de la Fédération. C’est ici la dernière manifestation à laquelle elle participe. Elle n’a toutefois jamais été dissoute, remarque Claudine Pailhès.

Ci-dessus : ruines du château de Lagarde.

Le déclin rapide de la Fédération pyrénéenne résulte probablement de l’antagonisme, initialement masqué, qui oppose paysans et notables. Les paysans veulent de la Fédération qu’elle mène la lutte anti-seigneuriale ; les notables, qu’elle défende leurs intérêts. On sait comment, après la fête de la Fédération, la Révolution a tourné.

La brève histoire de la Fédération pyrénéenne témoigne en tout cas de la maturité politique dont Le Peyrat d’abord, puis les districts de Bélesta, de Mirepoix, et du pays de Sault ont su faire preuve dans l’émotion des événements de 1789. « Il fallait donc qu’une telle maturité préexistât à de tels événements », dixit Claudine Pailhès, en matière de conclusion.

A lire aussi :
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La dormeuse : Mirepoix an II

Une soirée d’art et d’histoire à Camon

Hier soir, dans le cadre du programme d’automne proposé par le Pays d’Art et d’Histoire, nous avions rendez-vous à 18 heures à Camon.

Laissant derrière nous Mirepoix, La Bastide de Bousignac, Tréziers sur les hauteurs, puis les ruines du château de Lagarde, un moment surgies, fantomatiques, au tournant de la route, puis encore la tour de Saint-Quentin, nous avons cheminé dans la fumée du crépuscule, vapeurs, nuées qui montent de la terre, et nous sommes arrivés à Camon entre chien et loup. Route de campagne, plaine ouverte, vieilles bâtisses conservées dans leur figure antique, piémonts agrestes, le voyage va l’amble, tranquille, amène, dans la réflexion du jour finissant.

Nous voici roulant dans une ruelle de Camon, vieux village classé parmi les « plus beaux villages de France ».

Devant nous, la Vierge, qui veille sur la porte du village, et l’un des « cent rosiers », dont la couleur et le parfum font jusqu’en cette saison le bonheur des vieilles façades. Derrière nous, l’allée de platanes, sans laquelle il n’y a pas de village du Midi qui se respecte. J’aime tant ce trait ce trait d’urbanité simple et modeste, souvenir du temps où l’on ne concevait pas de faire société ailleurs que dans l’amitié des arbres.

Au centre du village, la Maison Haute, tour incluse jadis dans les fortifications du village, convertie plus tard en demeure seigneuriale.

Détails de la Maison Haute, aujourd’hui habitée, toujours vivante.

Derrière les quelques ruelles du village, un pan de remparts subsiste, ouvert sur la campagne, les collines, les bois, le pont sur l’Hers.

Dans le champ situé entre le rempart et le pont, une forêt de peupliers vient d’être coupée. Le champ sera d’ici peu complanté en vigne.

La nuit tombe. Catherine Robin, animatrice du Pays d’Art et d’Histoire, et Marina Salby, guide-conférencière du Pays d’Art et d’Histoire, nous attendent devant la salle municipale, au pied de la Maison Haute.

Au programme :
– visite de l’abbaye, l’un des fleurons de l’aventure architecturale de Philippe de Lévis, évêque bâtisseur ;
– au sein de l’abbaye, visite de l’estude de Philippe de Lévis, en compagnie de Marc Salvan-Guillotin, docteur en Histoire de l’Art ;
– toujours au sein de l’abbaye, lectures au grand salon, dans le décor de toiles peintes installé au XVIIIe siècle par le dernier prieur du lieu ;
– petit souper à la salle municipale ;
– conférence de Marc Salvan-Guillotin à propos des peintures murales de Camon dans le contexte de la Renaissance.

Ci-dessus, dans la partie centrale de la mosaïque, nimbées d’un halo flou par la clarté qui tombe du réverbère : à gauche, Catherine Robin ; à droite, Marina Salby.

Nous nous dirigeons vers l’abbaye, sous l’or finissant des platanes. Marina Salby et Jean Huillet, maire de Camon, nous attendent au seuil de l’édifice.

Eclairé dans le style ténèbre, le couloir dans lequel nous pénétrons constituait jadis l’une des galeries du cloître. Il est pavé de tomettes anciennes, remarquablement conservées. Dans une niche, une chasuble rappelle la vocation ecclésiale de l’édifice.

Fondée au VIIIe siècle par les Bénédictins, l’abbaye de Camon devient au XIIe siècle un simple prieuré, dépendant de l’abbaye de Lagrasse. Le passage des routiers, au XVe siècle, entraîne sa destruction. Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, entreprend, dans les premières années du XVIe siècle, une vaste campagne de reconstruction et d’embellissement. Un incendie détruit l’église à la fin du XVIe siècle. Passé, à la même époque, sous la protection de la maison de Foix-Navarre, le prieuré échappe aux désastres des guerres de religion. Les Bénédictins s’y réinstallent à la fin du XVIIe siècle. Ils le dotent d’un nouveau mobilier au XVIIIe siècle. Le prieuré est à nouveau incendié et pillé durant la Révolution.

L’édifice a connu de nombreuses modifications au cours de son histoire tourmentée. Le cloître, en particulier a été réduit ; il ne conserve plus que l’une de ses quatre galeries initiales. La salle qui fait aujourd’hui office de grand salon, a été remeublé au XVIIIe siècle dans le style baroque, caractéristique du temps.

Quelques détails de l’ensemble dit « des quatre saisons » qui orne les murs du grand salon. Les toiles datent du XVIIIe siècle.

Invités à prendre place dans le grand salon, nous goûtons ici un moment de lecture. Un feu brasille dans la cheminée. Nous revisiterons de la sorte, à l’initiative du Réseau de lecture publique du Pays de Mirepoix, deux pages d’Ovide, tirées toutes deux des Métamorphoses, d’abord l’histoire de Callisto transformée en ourse, puis, plus tard dans la soirée, celle de Daphné transformée en laurier.

Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée : « S’il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste » ! A peine elle achevait cette prière, ses membres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cime d’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat… ((Ovide, Métamorphoses, I, 543 sqq.))

Empruntant un peu plus tard l’unique galerie qui subsiste alentour du cloître, nous passons devant l’escalier de Philippe de Lévis, rendu remarquable par ses demi-paliers aménagés à angle droit, caractéristiques du style renaissant.

Détail du plafond de la galerie, peint « à la française », en grisaille.

De l’autre côté du cloître, deux grandes fenêtres rougeoient dans la nuit.

Empruntant maintenant l’escalier à vis, doté de marches larges et plates, dites « à pas d’âne », qui servait jadis au service des plats depuis la cuisine vers la salle à manger des moines, nous rejoignons Marc Salvan-Guillotin à l’étage pour une visite commentée de l’estude de Philippe de Lévis.

Entièrement revêtue de peintures murales, l’estude est minuscule, faiblement éclairée.

Ces peintures demeurent difficiles à dater et, plus encore, à interpréter avec certitude, en raison de leur altération, ainsi que des repeints ou rajouts qu’on leur trouve par endroits. On sait toutefois que, dans leurs parties essentielles, elles remontent à l’épiscopat de Philippe de Lévis, qui avait aménagé en ce lieu minuscule son cabinet de travail.

Détails des peintures réalisées au début du XVIe siècle dans l’estude de Philippe de Lévis : plafond à rinceaux (symboles du monde végétal) dont, avec le temps, le pigment bleu a sans doute viré au noir ; au centre du plafond, l’orbe aujourd’hui borgne, comportait peut-être un blason ; sur l’un des murs, reconnaissable à son casque, la figure mythologique de Minerve, seule survivante d’un ensemble de 4 figures, Diane, Junon, Vénus ?, aujourd’hui largement ou complètement effacées.

Munie d’un casque et d’une lance, Minerve tient dans sa main gauche un bouclier orné d’une tête de Méduse. A ses pieds, divers attributs de type symbolique rappellent que, déesse des arbres, puis déesse des techniques de la guerre, elle est encore déesse des arts.

A noter que le château de Lagarde abritait également, à la veille de la Révolution, une statue de Minerve. Convertie en statue de la liberté, celle-ci fut dressée sur la place de Mirepoix en 1792, puis renversée et détruite le 18 pluviôse an V (6 février 1797).

Seuls quelques détails subsistent des autres figures : les plis d’une tunique ornée de plumetis, une paire de sandales rouges…

Outre les quatre déesses, les peintures représentent sur les murs divers animaux sauvages, ceux de Diane chasseresse, ou plus généralement ceux du monde naturel. L’intention qui préside à l’étagement des peintures semble être de rendre hommage à l’univers, à sa puissance, à sa beauté, dans la totalité de ses règnes.

La partie inférieure du mur de droite se trouve, quant à elle, couverte d’un délicat motif de points, réalisé au pochoir à une date qu’on ignore.

Quittant maintenant l’estude de Philippe de Lévis, nous gagnons la salle municipale pour le souper. Au passage, j’ai photographié ce reflet dans un vitrail de l’église, qui, incluse dans l’abbaye, s’élève au-dessus du cloître. Je songeais dans le même temps à la tête de Méduse…

J’étais, durant le souper, assise à la table de M. le Maire. Je dis « souper », à l’ancienne, d’abord parce que j’aime bien, ensuite parce que nous avons dégusté, entre autres, une excellente soupe, bienvenue ce soir-là après le froid de l’abbaye.

M. le Maire, à table, est un convive passionnant. Comme nous l’interrogeons sur son métier de maire, il évoque avec simplicité l’amour qu’il porte à son village natal. Il raconte la création de la Fête des roses, le label des Plus Beaux Villages de France, celui des Plus Beaux Villages Fleuris, la réalisation d’un DVD dédié à Camon, la relance de la vigne à Camon, le projet de création d’un vin de Camon, la prochaine participation du village à une émission de TV, etc. La forte personnalité de Jean Huillet nous a tous frappés.

Après le souper, poussant les tables, nous nous installons pour la conférence proposée ce soir par Marc Salvan-Guillotin. Je songe toujours à la tête de Méduse…

Spécialiste des peintures murales de la Renaissance, Marc Salvan-Guillotin observe d’abord que les peintures du cabinet de l’abbaye de Camon sont d’un grand maître, à ce titre inattendues en Ariège, région qui, en raison de sa pauvreté ancienne et de son caractère rural, comme les Hautes-Pyrénées demeure vouée presque partout à des réalisations plus frustes. Il souligne la qualité du travail réalisé à Camon, la beauté du plafond à rinceaux, le rendu saisissant des scènes animalières, la puissance symbolique de la scénographie d’ensemble ainsi que celle des détails correspondants.

Reste à enquêter sur les sources, les modèles, qui ont pu nourrir de telles peintures, observe Marc Salvan-Guillotin.

Sans doute faut-il chercher du côté de l’Italie, peut-être aussi du côté des livres d’emblèmes, façon Alciato.

Gratien Leblanc par exemple, dans l’étude qu’il consacre au labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix ((Gratien Leblanc, « Le labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix », in Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, tome XXXVI, pp. 57-58)), montre que le Minotaure figuré au centre du dit labyrinthe est analogue à celui d’André Alciat, dit aussi Andrea Alciato, dans son Emblematum libellus de 1531 ((Cf. La dormeuse blogue : Labyrinthe (suite)…)).

Le Minotaure, Méduse… Quel sens Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, prêtait-il à ces deux figures monstrueuses de la force ?

Si les rinceaux et les oiseaux de l’estude symbolisent, dans l’esprit de Saint François, le jardin terrestre, les diverses scènes de chasse qui se déploient ici sous le regard de Méduse illustrent de façon superbement réaliste le caractère implacable des luttes auxquelles la vie s’exerce en ce même jardin. Etrangement, le regard de Dieu demeure ici absent de sa Création. Ou alors, il se confond avec celui des déesses, voire avec celui de Méduse. Deus sive natura, dira plus tard Spinoza. Il y a un voile de tristesse, énigmatiquement humain, dans le regard de Méduse…

Insistant sur l’ambition holistique qui préside au déploiement de telles figures dans une si petite pièce, Marc Salvan-Guillotin voit dans l’estude de Philippe de Lévis un avatar du studiolo, ou du cabinet de curiosités, pièce intime, richement décorée de boiseries et de peintures, assortie de petits meubles de rangement, dans laquelle princes et grands lettrés de la Renaissance se plaisaient à réunir, pour le plaisir de l’oeil et l’enrichissement de l’esprit, documents personnels, objets rares, curiosités naturelles, instruments scientifiques, plantes médicinales, etc., à l’exclusion de toutes figures religieuses. Somptueusement maniériste dans son esthétique, l’aménagement de ces cabinets procède intellectualiter d’un projet de recentrement du monde autour de celui qui en goûte la diversité, en admire la beauté, et se pose déjà peu ou prou en « maître et possesseur » de ce dernier. Marc Salvan-Guillotin voit en Philippe de Lévis, tel qu’il se le représente en son studiolo, le prince lettré, le riche amateur, plutôt que l’évêque. Le rapport que Philippe de Lévis, prince et évêque, pouvait entretenir de soi à soi, demeure, au vu d’un tel studiolo, difficile à cerner, probablement indéchiffrable.

Comme il y a le Minotaure au coeur du labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix, il y a, parfois presque totalement effacés, parfois mieux conservés, des satyres ou des faunes sur les murs de l’estude de l’abbaye de Camon.

Détaillant ces représentations, Marc Salvan Guillotin montre qu’elles illustrent la légende de Daphné, d’après le Livre Premier des Métamorphoses d’Ovide. On distingue en effet, dans le flou actuel des peintures, quelques traits des cheveux de Daphné, qui « verdissent en feuillages » ; de « ses bras qui s’étendent en rameaux » ; de « ses pieds, naguère si rapides, qui se changent en racines, et s’attachent à la terre » ; de « la cime d’un arbre qui couronne sa tête ». On distingue aussi, double d’Apollon, qui poursuivait Daphné de son amour fatal, le dieu Pan aux pieds de bouc, dont la flûte soulève l’univers en le livrant aux fureurs de l’amour :

Emportée par l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus les discours qu’il [Apollon] avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la Nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces de Daphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace; le timide animal, incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l’Amour; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants… ((Ovide, Métamorphoses, Livre I, 525 sqq.))

Tels sont les vivants sur les murs de l’estude de Philippe de Lévis : « animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte » ; l’un « s’attache aux pas de l’autre, il croit déjà le tenir, et, le cou tendu, allongé semble mordre sa trace » ; l’autre, « incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe », croit-il, « à la dent déjà prête à le saisir… ». La course se déroule sous l’oeil impassible des déesses, sous le regard bizarrement mélancolique de Méduse.

A cette vision panique du monde répond sans doute, dans le cadre de l’estude de Camon, l’antique ataraxie du sage, qui a ici tout loisir d’assister en stoïque au spectacle des épreuves dont la vie frappe inlassablement les mortels, de considérer les grandes batailles de la guerre qui se livrent, bien rangées, dans les plaines ; qui a tout loisir surtout d’atteindre aux régions sereines, templa serena d’où l’on peut, d’un regard en surplomb, considérer – alios passimque errare atque viam palantes quaerere vitae ((Lucrèce, De rerum natura, II, 9-10)) – l’erre des autres qui cherchent au hasard le chemin de la vie.

O miseras hominum mentes, o pectora caeca ! qualibus in tenebris vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumquest !

Ajoutant ici à la conférence de Marc Salvan Guillotin, imprudemment peut-être je m’attarde dans cet article sur les impressions toutes personnelles que m’ont inspirées les peintures murales aujourd’hui conservées à Camon, dans l’estude de Philippe de Lévis. Au lecteur maintenant d’aller voir et de s’exposer en chair, en os, en vif, à la puissance mystérieuse des images. Le vif, pour croître, a besoin de silence. Je clos donc logiquement cet article. Je retourne au silence de ma propre estude, – la commune, l’ordinaire, celle de tout un chacun.

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Antoine de Lévis Mirepoix – A Venise. « Une note immobile, suspendue, lisse et pure, larme du temps ».

 

Ci-dessus : sestiere San Marco, fronton de l’église San Vitale, ou chiesa di San Vidal.

On sait que Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, quitte la France en octobre 1789, qu’il apprend à Rome, le 28 mai 1794, la mort de son fils Charles Philibert Gaston sur l’échafaud, qu’il perd, le 3 novembre de la même année, le cardinal de Bernis, qui fut son ami et son ultime soutien, qu’il gagne alors Venise et qu’il y meurt, dans une quasi-indigence, le 23 février 1800. Son corps repose dans la petite église de San Vitale. ((Cf. La dormeuse blogue : Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, ou la lettre de Rome.))

J’avais dans ma pensée ce crépuscule vénitien, lorsque j’ai lu Venise. Instants, un texte d’Antoine de Lévis Mirepoix, pour le moment inédit. Voici l’incipit de Venise. Instants :

Mystère d’une visibilité opaque,
     de la pluie,
     de la bruine de brume,
     de la ville surgie en lenteurs,
Écharpes de nuages étirés, qui voilent, et entrouvrent.
Un songe, un songe vrai, où l’imagination rôde,
dans le dédale des canaux,
     des époques confondues,
     des perspectives fondues, intermittentes, interminables
     s’effilochant au gré du silence gris. ((Antoine de Lévis Mirepoix, Venise – Instants, Venise))

Etrangement ici, le « mystère » précède la « visibilité ». Il advient incognito sous le couvert de la pluie, de la brume, des écharpes de nuages, et il se déclare à partir du moment où les écharpes de nuages s’étirent, entrouvrent des perspectives fondues, intermittentes, interminables, perspectives à l’horizon desquelles la ville, surgie en lenteurs, déjà s’espace, et, dans le vague de cet espacement, se mue au regard de l’imagination en dédale des canaux, des époques confondues.

Le temps reflue, le temps s’engouffre dans l’ouvert des perspectives en naissance, et il en relève la cartographie labyrinthique cependant qu’il dépose, dans le silence gris, sa charge de siècles et d’années.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, Bateau de pêche, détail.

De même que le mystère précède la visibilité, l’imagination, « qui rôde », précède la vue. De la vision qui naît ici de la « visibilité opaque » et de l’imagination de l’invu, l’écrivain observe qu’elle est « songe vrai ». L’oxymore ici assigne au « songe vrai » le statut du sublime, celui des choses qui se tiennent à la fois au-delà du sensible et au-delà de la raison, et qui ont dans leur vérité l’évidence de la révélation. Ce qui vient ici à la rencontre de l’écrivain, c’est, sous le nom de Venise, le passé comme vérité, ou forme causative, de l’à présent. Je me suis souvenue de la tombe, un jour close dans l’église San Vitale, et j’ai entrevu, il me semble, la vérité du songe qui visite ici l’écrivain.

Silencieusement, au ras de l’eau, gondole noire, eau verte.
Sillage lisse.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, Crépuscule sur Venise, détail.

Et le mystère encore, magie du temps, magie des temps… ((Venise)) Ce qui vient ici à la rencontre de l’écrivain sur le mode du songe vrai, c’est lui-même, inscrit déjà dans le paysage de Venise – souvenirs, émotions, visions, êtres chers, oeuvres d’art, paysages, villes -, reconduit de la sorte au seuil d’une histoire plus ancienne dont, par-delà la tombe close, il restaure en quelque façon la continuité brisée. L’écrivain parle ici d’enracinement, par l’eau sans doute. Lien immémorial, de l’origine des temps à l’origine de ce que nous sommes, coulée moléculaire de vie. ((Alchimie))

 

Puis les distances se modifient comme passent les heures. San Giorgio Maggiore est tout près, là, à portée de main. Le regard est non seulement peintre, dessinateur, mais surtout projection de son espace intérieur, alchimie des références intimes – souvenirs, émotions, visions, êtres chers, oeuvres d’art, paysages, villes – au contact de la réalité multiple de Venise, infiniment renouvelée. Le corps au coeur des sensations : odeurs, humidités sur le visage et les lèvres, vibration des couleurs, tonalité des sons. ((Alchimie))

L’écrivain dit cette rencontre sans phrases, au plus près du secret de l’intime : le corps vibre d’une émotion inconnue.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, San Giorgio Maggiore, 1819.

Plus tard, l’écrivain se trouve saisi par une émotion du même ordre lors d’un concert donné à la Ca’Rezzonico, devant la fresque d’Il Mondo Nuovo, où figurent de trois-quarts Tiepolo père et Tiepolo fils ((Musique)).

Ci-dessus : Giambattista Tiepolo, Il Mondo Nuovo, 1791.

C’était, dans ce palais aujourd’hui transformé en musée du XVIIIe siècle, en haut de l’escalier, raconte l’écrivain. Clavecin, flûte traversière, hautbois – les sonorités se mêlaient de manière inattendue, tout à fait surprenante, sans doute parce que les notes roulaient sur le marbre moucheté du sol avant de s’élever vers le haut plafond. C’était comme si la mélodie de chaque instrument était tressée avec celle des deux autres, un entrelacs irrégulier où tantôt la flûte précédait le hautbois, tantôt l’inverse, tantôt le clavecin faisait briller les reflets d’argent de ses notes comme des éclats de lumière, brefs ou maintenus dans l’air comme des fils de verre.

L’émotion naît ici de « l’entrelacs irrégulier » des sonorités. Les » notes qui roulent sur le marbre moucheté du sol avant de s’élever vers le haut plafond », dessinent dans l’espace la figure invisible du thyrse, symbole de la puissance dionysiaque, de la régénération, de la vie qui l’emporte finalement sur la mort.

La plénitude de l’émotion était si intense, si complète, si ronde – pour ne pas dire sphérique – que tout y participait : le reflet du dessin des carreaux plombés sur le beige de la toile des stores, sur la peinture rousse du clavecin et sur le sol, en des géométries distinctes immobiles, ce reflet contrastait et s’harmonisait avec divers mouvements : celui de l’ombre des ailes déployées de la mouette en vol en contre-jour qui zébrait ce même store d’une trajectoire éphémère. Celui, varié, des trois tempos des pièces de Vivaldi. Celui des colombes à l’oeil interrogateur qui marchaient sur le rebord de pierre du petit balcon que l’on devinait derrière les trois fenêtres.

Par elles, une lumière dorée encadrait les musiciens, hommes jeunes et beaux, en habit, d’un sérieux hiératique, au jeu intérieur, minces et denses. Les miroitements sonores évoquaient la ville, se mariaient à Venise, se fondaient dans l’or des grands lustres de cette immense salle vide, et dans l’ocre des groupes de personnages peints aux angles du plafond.

Tandis que s’élève l’entrelacs des sonorités, la puissance du thyrse, qui va débordant l’espace du concert, gagne peu à peu les trois fenêtres, puis les colombes qui marchent dehors sur le rebord du petit balcon de pierre que l’on devine derrière les trois fenêtres, puis la ville, puis l’horizon tout entier, dont la courbure se pare déjà de l’or du couchant. Et l’horizon par effet de mouvement tournant, et la ville, et les colombes, penchent soudain sur le concert, le regard de l’univers, reproduit en abîme par les groupes de personnages peints aux angles du plafond. Et tandis que sur la fresque de Tiepolo, le vieux Tiepolo père, ici autoportraituré de profil à droite, marque d’un air chagrin son défaut de curiosité pour l’avénement d’il mondo nuovo, Tiepolo fils, muni d’une sorte de lorgnon, tourne vers ce qui vient le regard attentif de la génération qui saura soutenir l’aventure du passage des mondes.

Ci-dessus : Canaletto, Vue du Grand Canal.

Après le dernier son du hautbois, juste après que se soit évanouie cette plainte grave et digne, tout juste après cette mort, dans l’instant une note a surgi, soudain immobile, suspendue, lisse et pure, larme du temps. ((Musique))

Après le dernier son du hautbois, la note immobile, suspendue, lisse et pure signe l’instant du passage, celui de la mort au possible d’une renaissance. C’est la piété de ce passage qui se découvre sans se dire dans la larme du temps.

L’extase du concert de Ca’ Rezzonico constitue, à mon sens, le moment essentiel du journal vénitien d’Antoine de Lévis Mirepoix. Elle illustre le pouvoir mystérieux de la ville qui offrit un dernier refuge, et la tombe, à Louis Marie Gaston de Lévis, i. e. à celui qui fut la dernière incarnation des seigneurs de de Mirepoix, et, avec Monseigneur de Cambon dernier évêque de Mirepoix, la figure ultime d’un passé aujourd’hui révolu, berceau pourtant de ce mondo nuovo dont l’histoire aujourd’hui continue de nous réserver l’aventure.

L’allusion au passé de la maison de Lévis Mirepoix demeure, sous la plume de l’écrivain, rare et volontiers laconique. Ce passé s’inscrit toutefois dans le texte d’Antoine de Lévis Mirepoix à la façon d’un chiffre historialement partagé, par là rendu nécessaire à l’entente véritable du présent. Cependant qu’il assure au texte la profondeur de son ancrage singulier, le passé ainsi relevé assigne à l’écrivain sa vocation de passeur des mondes.

Il inspire de la sorte au pèlerin de Venise tour à tour la vision de gondoles noires sur l’eau noire, de palais morts dont les façades s’inclinent du ciel sombre à l’eau sombre ((Nuit)), de fenêtres obscures, semblables à des orbites creuses le soir ((Soir)), bref, la vision d’une ville qui coule ((Nuit)) dans la profondeurs des années ; puis, dans l’éblouissement de cette poudre de lumière qui abolit la distance, irise les lointains et bouleverse les proportions, les silhouettes de pierre comme de chair, la célébration de ce lieu unique, qui a pouvoir de nourrir, dixit Antoine de Lévis Mirepoix, le présent du passé, mémoire vive ((Reflet)).

Ci-dessus : Zoran Music (1909-2005), Vue de Venise.

Pourtant Venise n’est pas engloutie, mais mouillée, suintante, luisante, résistant à la mollesse liquide, à la fois dure et souple comme l’eau, contours et mouvance, pierre fluide. ((Nuit))

Ci-dessus : détail du Triomphe de la Chasteté de Pierro della Francesca, 1472.

Pierre fluide. Alors plus tard qu’il quitte Venise, Antoine de Lévis Mirepoix dédie les mots de l’Adieu à la silhouette diaphane de la ville – eau et lumière, comme une poudre, des particules illuminées de l’intérieur, d’un blanc ouaté, presque bleu ténu, clarté pâle, opale, jaune léger, plume de jaune léger, couleur fanée d’un tableau du Quatroccento, pourtant vive, irradiante de nulle part… – figure présente du désir d’éternité.

Ombres chinoise contre le clair de ciel,
      tel un découpage d’enfant
Pour lanterne magique.
((Départ))

Indices du désir mélancolique, tels sont ici les derniers mots d’Antoine de Lévis Mirepoix.

Grand canal, Venice, day, plaque de lanterne magique, Carpenter et Westley, Londres, milieu du XIXe siècle, Coll. Cinémathèque Française.

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