Archives départementales de l’Ariège. Fonds Lévis. 46 J 249.
Le 5 novembre 1642, à la requête de Jean de Lévis Lomagne, le lieutenant Pierre Auriol, de la sénéchaussée de Carcassonne et de Béziers, se présente au château de Mirepoix afin d’enquêter sur les faits de rapt et de vol survenus au dit château durant la nuit précédente et qui ont pour auteurs présumés François de Béon de Massès, seigneur de Labastide de Cazaux, ainsi qu’un certain La Cassaigne, cousin de ce dernier. Le lieutenant réunit et questionne six témoins. Les verbaux de ces interrogatoires se trouvent conservés dans le fonds Lévis des Archives départementales de l’Ariège. J’ai pris le temps de relire ces verbaux et de croiser les informations qu’ils fournissent concernant le déroulement des faits incriminés.
De Labastide de Cazaux à Mirepoix : 15 km ; de Pech-Luna à Mirepoix : 18 km ; de Pieusse à Mirepoix : 35 km. Cliquez sur les images pour les agrandir.
1. Les 6 témoins
- Pierre Barthélémy, 26 ans, écuyer du lieu de Caubiac en Lauragais (de Caubiac à Mirepoix : 108 km.).
- Jean Paul de Landes (mal lisible), 18 ans, sieur de Mavignac, du lieu de Pech-Luna.
- Pierre Cabrier, 18 ans, marchand du lieu de Pieusse.
- Antoine Barrau, 19 ans, valet domestique du seigneur de Terride.
- Jean Routier, 24 ans, valet de chambre du seigneur de Terride.
- Jean Labadie, 25 ans, de la ville de Mirepoix.
Ci-dessus : 87 dessins à la mine de plomb représentant des paysages, des monuments, des scènes de la vie pyrénéenne réalisés d’après nature par Antoine Ignace Melling. Tome 2. Vue 34. Circa 1820.
2. Les six témoignages
Tous ont passé la nuit au château. On se croirait dans un roman d’Agatha Christie ! Ils n’ont rien vu ni entendu avant le matin. Au matin, Pierre Bartélémy, Jean Routier et Jean Labadie « auraient rencontré Antoine Barrau qui leur aurait dit que Damoiselles Agnès et Hippolyte de Lomagne, soeurs, étaient sorties hors le dit château par la fenêtre… », et ils seraient montés ensemble « pour savoir que estoit. » Jean Paul de Landes et Pierre Cabrier auraient entendu à six heures « certains bruits à la petite salle de la galerie près la grande tour carrée » et ils seraient montés ensemble « pour savoir que estoit. » Pierre Barthélémy semble avoir indiqué qu’il sait qui est La Cassaigne, le complice de François de Béon, puisque le dit La Cassaigne se trouve plus précisément nommé dans l’en-tête de son seul témoignage. Il s’agit de « Noble de Garaud, seigneur de La Cassaigne », probablement Jean Octavien de Garaud, effectivement seigneur de La Cassaigne, cousin germain de François de Béon, via leurs grand-parents communs, Jean de Garaud, seigneur de Cumières, et Iphigénie Hélie de la Cassaigne, épouse de ce dernier. A noter que les six témoins savent tous signer.
Ci-dessus : extrait du témoignage d’Antoine Barrau.
De façon qu’on remarque ici, le lieutenant dit avoir noté le témoignage d’Antoine Barrau « de mot à mot. »
Sorti le premier, dirait-on, de « la chambre où il avait couché la nuit passée », Antoine Barrau « aurait vu à la fenêtre de la petite salle de la galerie près la grande tour carrée du château une échelle de corde attachée ès terre avec une esse ((Esse : cheville en S.)) de bois qui traversait ladite fenêtre et de l’autre bout attachée en terre avec des crochets de bois au-dessous de ladite fenêtre ; quoi vu, il aurait appelé Jean Routier, aussi serviteur dudit seigneur de Terride, auquel il aurait montré ladite échelle ; de quoi ils en auraient averti ledit seigneur, leur maître, lequel se serait à l’instant levé de son lit, et seraient entrés tous ensemble dans la chambre où les damoiselles… » Jean Routier et Jean Labadie précisent que la grande échelle de corde comportait « 36 échelons ».
Du recoupement des six témoignages, il ressort que, hormis Jean Paul de Landes et Pierre Cabrier, qui disent avoir gagné spontanément la chambre des deux damoiselles disparues, les quatre autres témoins seraient entrés à la suite d’Antoine Barrau et de Jean de Lévis Lomagne dans ladite chambre.
Jean Paul de Landes et Pierre Cabrier disent d’une même voix qu’ils « auraient vu dans cette chambre plusieurs coffres, lesquels étaient tous vides, et avoir vu la porte du cabinet du seigneur de Terride ouverte aussi, et que celle-ci avait été ouverte avec de fausses clés, lequel sieur se plaignait contre les dits sieurs de Cazaux et La Cassaigne lui avoir pris et emporté plusieurs sommes d’or, d’argent, pierreries, papiers et quantité de meubles de notable valeur en la tour. »
Ci-dessus : extrait du témoignage d’Antoine Barrau.
Antoine Barrau fournit un témoignage à peu près identique à celui de Jean Paul de Landes et Pierre Cabrier. Il insiste toutefois sur la présence de Jean de Lévis Lomagne, « lequel il accompagnait » lors de la constatation du rapt et du vol, et mentionne les propos navrés de ce dernier : « Ils [Cazaux et La Cassaigne] lui avaient ravi les dites demoiselles faites sortir par ladite fenêtre avec ladite échelle, ce non content de prendre et emporter plusieurs sommes d’or et argent, pierreries, papiers, linges et meubles de notable valeur que le dit seigneur avait dans le cabinet et coffres ». Antoine Barrau et Jean de Lévis Lomagne semblent avoir « reconnu » ensemble que, pour ouvrir la porte du cabinet, les voleurs ont usé de « fausses clés ». On notera que Jean Paul de Landes et Pierre Cabrier, qui parlent également de « fausses clés », ne peuvent tenir ce détail que de la bouche de Jean de Lévis Lomagne et d’Antoine Barrau seulement. Se trouvaient-ils déjà dans la chambre des deux damoiselles quand Antoine Barrau est apparu ? Ont-ils été attirés dans cette chambre par les bruits correspondant aux dernières manoeuvres propres au rapt et au vol, ou bien par les bruits correspondant au scandale de la découverte de ce rapt et de ce vol ? La chronologie demeure là incertaine.
L’ensemble de ces six témoignages ne laisse pas d’inspirer une impression trouble. Le rapt et le vol commis dans la nuit du 4 au 5 novembre 1642 constituent une opération d’envergure qui a nécessité au château des complicités. D’abord celle des deux damoiselles, puis celles d’autres protagonistes encore. Mais de qui ?
Comparé à celui du vieux seigneur, vieux alors de 74 ans, l’âge des témoins inquiète, évoquant le possible d’un complot de la jeunesse contre la vieillesse. Et hormis Antoine Barrau et Jean Routier, domestiques tous deux de Jean de Lévis Lomagne, pour quelle raison Pierre Barthélémy, Jean Paul de Landes, Pierre Cabrier et Jean Labadie se trouvaient-ils au château de Mirepoix durant la nuit du 4 au 5 novembre 1642 ? Deux au moins d’entre eux, Pierre Barthélémy, écuyer de Caubiac en Lauragais, et Jean Paul de Landes, sieur de Mavignac au lieu de Pech-Luna, eussent-ils pu être des amis de François de Béon et de son cousin La Cassaigne, voire des espions mandatés au château par les deux suborneurs ?
3. Deux témoignages extérieurs
Le 10 novembre 1642, le lieutenant Pierre Auriol interroge encore deux autres témoins.
Ci-dessus : extrait du témoignage de Jean Charles Rougier.
Jean Charles Rougier, bourgeois du lieu de Laurabuc [Aude], 49 ans, raconte comment, « voulant conclure et achever le mariage de Gillette de Rougier, sa fille, avec le sieur Pierre Lasalle de la ville de Mirepoix, il aurait prié le sieur Pierre Merein, bourgeois de Pech-Luna, son ami, de vouloir aller avec lui au dit Mirepoix et autres parts que ledit La Salle possédait en biens, la nuit venue, tant à cause de la douceur du temps et que de la clarté de la lune ; et étant-ils un peu en-deça de la métairie de Rives, ils auraient vu venir sur leur chemin plusieurs personnes tant à pied qu’à cheval, armées d’armes à feu ; et croyant qu’il s’agissait de gens de guerre, ils se seraient mis dans le ruisseau qui est joignant le grand chemin ; parmi lesquelles personnes, Jean Charles Rougier dit avoir reconnu les dits sieurs de Cazaux et Lacassaigne, qui conduisaient damoiselles Agnès et Hippolyte de Lomagne, soeurs ; et après que ces personnes furent passées, le dit déposant et le dit Merein, son ami, auraient repris à continuer leur chemin vers le dit Mirepoix… »
Ci-dessus : extrait du témoignage de Pierre Merrein.
Hormis dans les premières lignes de sa déposition, qui mentionnent quelques détails supplémentaires, Pierre Merein, bourgeois du lieu de Pech-Luna, 65 ans, livre une déposition identique à celle de Jean Charles Routier, mot pour mot.
Au-delà des renseignements qu’il fournit, en particulier sur cette étrange convergence de voyageurs inconnus qui se rendent, depuis quelques jours, de Pech-Luna et de Laurabuc à Mirepoix, le témoignage des deux hommes se pare d’un charme qui est celui de la scène de genre, voire celui des eaux-fortes de Jacques Callot.
4. Arrêt de prise de corps à l’encontre de François de Béon de Massès, seigneur de Labastide de Cazaux, et de Noble Jean Octavien de Garaud, seigneur de La Cassaigne.
Dès le 5 novembre 1642, le lieutenant Pierre Auriol décrète la prise de corps de François de Béon de Massès, seigneur de Labastide de Cazaux, et de Noble de Garaud, seigneur de La Cassaigne. La publication de l’arrêt n’est toutefois suivie d’aucun effet. Pierre Auriol, dans son investigation, se hâte lentement. Il sait avoir affaire, en la personne de Noble François de Béon et plus encore en celle de Noble Jean Octavien de Garaud, à des justiciables puissamment soutenus au parlement de Toulouse. François de Béon, fils d’Anne de Garaud, est petit-fils de Jean de Garaud, anciennement président trésorier de France au Bureau des finances de Toulouse. Jean Octavien de Garaud, fils de François Paul de Garaud, seigneur de Montesquieu et de Cumiès, président trésorier de France au Bureau des finances de Toulouse, est aussi petit-neveu de Simon de Garaud, capitoul de Toulouse en 1585, conseiller au Parlement de Toulouse de 1587 à 1605.
On ne sache pas en revanche que du côté des Lévis, Louise de Roquelaure, alors régente de la seigneurie de Mirepoix, se soit mobilisée pour défendre la cause de Jean de Lévis Lomagne, oncle de feu Alexandre de Lévis, son époux.
Ci-dessus : extrait des Mémoires concernant l’enlèvement de demoiselles Agnès et Hippolyte de Lévis, vol commis envers Monsieur de Terride ; et le procès civil et criminel que les sieurs de Terride, Barrau, Calvet, Fortassy ont contre le sieur de Cazaux Béon. 1660.
Il est vrai que, ruiné par les frais d’entretien de son régiment ainsi que par le vol massif dont il venait d’être victime, Monsieur de Terride continuait de réclamer à la maison de Lévis mordicus le paiement de sa légitime.
On s’étonnera toutefois de l’indifférence de la maison de Lévis, sachant qu’après les guerres de religion, Jean Michel de Béon, puis François de Béon, son fils, avaient négligé de rendre hommage au seigneur de Lévis, de la suzeraineté duquel ils relevaient cependant ((Cf. Siméon Olive et Félix Pasquier. Archives de Léran. Inventaire des documents de la branche Lévis Mirepoix. Tome V. Procès nº 31 : Refus d’hommages, p. 517. Editions Edouard Privat. Toulouse. 1927.)). Il faudra attendre les années 1650 et l’avénement de Gaston Ier de Lévis Lomagne pour qu’en matière de suzeraineté, la seigneurie de Mirepoix réclame le retour à la stricte observance de ses droits.
L’arrêt de prise de corps décrété à l’encontre de François de Béon n’empêche pas en tout cas qu’au début du mois de décembre 1642, le même François de Béon épouse Agnès de Bertrandy à la cathédrale de Mirepoix, grâce à la complicité de plusieurs membres du Chapitre. Or il s’agit là d’un mariage qui viole l’autorité parentale et qui se voit théoriquement puni de mort, sans espérance de grâce, selon les Ordonnances de Henri II (février 1556) et de Henri III (1585). Le 12 décembre 1642, Jean de Lévis Lomagne porte plainte contre François de Béon au motif de ce nouveau crime. Le 15 janvier 1643, le lieutenant Pierre Auriol lance une procédure de prise de corps à l’encontre du chanoine Jean Niort, et le 2 mai 1643, à l’encontre du chanoine Font. Là encore, sans effet.
5. Autre vol dans la maison Nasary
Ci-dessus : extrait des Mémoires concernant l’enlèvement de demoiselles Agnès et Hippolyte de Lévis, vol commis envers Monsieur de Terride ; et le procès civil et criminel que les sieurs de Terride, Barrau, Calvet, Fortassy ont contre le sieur de Cazaux Béon. 1660.
Le 3 février 1643, Louise de Bertrandy porte plainte contre François de Béon « pour l’enlèvement et le vol fait de quantité de meubles et argent » que, pour les soustraire à la cupidité dudit François de Béon, « elle avait mis dans la maison de Jean Pierre Nasary, située dans les faubourgs de la ville de Mirepoix, partie desquels meubles appartenaient au seigneur de Terride, or, argent, perles et pierreries », dont les bijoux de Catherine Ursule de Lomagne, mère de Jean de Lévis Lomagne. Jean Pierre Nasary dépose plainte lui aussi, à mêmes fins. Le verbal des témoignages réunis par le lieutenant Pierre Auriol à propos de cette affaire n’a, semble-t-il, pas été conservé.
Le nom de Nasary ne figure pas dans le compoix de 1666 ni dans les registres paroissiaux de la seconde moitié du XVIIe siècle mirapicien. Le personnage de Jean Pierre Nasary disparaît des archives de la ville après 1643. Félix Pasquier le dit « ami du couple » de Terride, sans autre justification. La rareté du patronyme Nasary a au demeurant quelque chose d’inquiétant. L’inventaire des archives de la maison de Lévis indique par ailleurs que, le 18 mars 1665, dans le cadre du procès criminel intenté à Antoine Barrau, domestique et homme de confiance (!) de Jean de Lévis Lomagne, une confrontation se trouve organisée entre « Françoise Nasseur, femme de François Desaux, marchand orfèvre de la ville de Mirepoix, et Bernard, ou Bertrand, Fiancettes, ou Francette » – beau-frère d’Antoine Barrau -, détenu à la prison de Saint-Quentin car soupçonné d’avoir participé au vol d’autres bijoux encore au château de Mirepoix. Nassary, Nasseur… La proximité des deux noms inquiète là encore, donnant à penser qu’il a pu exister depuis 1643, via l’orfèvre, une filière de recel. Le plus étrange est que, d’après le registre paroissial de Saint-Quentin-la-Tour, François Desaux épouse le 27 décembre 1663 Françoise Manent ((Archives départementales de l’Ariège. Saint-Quentin-la-Tour. Mariages. Document 1NUM/141EDT/GG1 (1615-1670). Vue 16.)), non Françoise Nasseur. Il a toutefois une soeur nommée Françoise, mais celle-ci a épousé le 8 janvier 1662, à Belcaire, Guillaume Petit Verniole. Qui était donc la Françoise Nasseur confrontée le 18 mars 1665 à Bernard Fiancettes ?
Le 8 novembre 1666, Noble Antoine de Lévis, sieur de Labarraque, « baille à ferme à Jean Manent, marchand de Mirepoix, une maison une maison en plancher, que le dit sieur de Labarraque a assise au faubourg de ladite ville à la rue dite del Bascou (aujourd’hui rue des Pénitents blancs) » ((Mirepoix. Archives de Me Dumas. 1666. 5E-2774.)). Pouvait-il s’agir de la maison dans laquelle Louise de Bertrandy avait en 1643 caché le restant de « l’or, argent, perles et pierreries » de Jean de Lévis Lomagne, avec l’assentiment de ce dernier ?
6. Conclusion, forcément et sans doute définitivement provisoire
Voilà le faisceau d’observations que j’ai pu tirer de la relecture des archives relatives aux faits de rapt et de vol survenus en 1642 et 1643 au détriment de Jean de Lévis Lomagne et de Louise de Bertrandy. Brièvement suspectée de complicité avec les ravisseurs de ses filles, Louise de Bertrandy a été innocentée par le leutenant Pierre Auriol. L’enquête se concentrera plus tard sur Antoine Barrau et le réseau de relations fort troubles que celui-ci a eu le génie de nouer à Mirepoix et au-delà. Marié à Antoinette Fiancettes, Antoine Barrau a ainsi côtoyé Jean François Larcher, notaire de Louise de Bertrandy ((Cf. La dormeuse, encore : Les signatures de Louyse de Bertrandy et de Jehan de [Lévis] Lomagne, dit baron de Terride.)), frère par ailleurs d’Izabeau Larcher, sa belle-mère ; et Bertrand Fiancettes, clerc tonsuré, puis prêtre, accusé en mars 1665 d’un vol de bijoux au château de Mirepoix, frère par ailleurs d’Antoinette Fiancettes, son épouse. Via ses collègues domestiques, Antoine Barrau a également côtoyé l’homme de confiance qui était à Lafage celui de François de Béon, puis risqué une sorte de double jeu avec ce dernier. Il a enfin côtoyé, à l’instigation de François de Béon et des soeurs Bertrandy, divers mandataires toulousains, avec lesquels il a joué à aigrefins et aigrefins et demi ((Cf. Christine Belcikowski. La trace du serpent. Au château de Mirepoix. L’Harmattan. 2014.)). L’affaire de 1642-1643 ne s’en trouve pour autant parfaitement éclaircie ni dans ses tenants ni dans ses aboutissants. Le temps a passé, trop de procès verbaux manquent. L’enquête restera, comme je le disais plus haut, forcément et définitivement provisoire.