Passion des archives et quête du secret

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Ci-dessus : vestige de l’ancien château de Lafage.

A lire jour après jour des registres paroissiaux ou civils hérités des siècles passés, on finit par voir la succession des générations comme le déroulement d’une étoffe qui, sur la trame fournie par les naissances, baptêmes, mariages, décès, sépultures, se tisse de patronymes sans commencement ni fin. Au fil des patronymes qui apparaissent un jour sans autre pourquoi que le sans pourquoi de la vie, foisonnent bientôt, puis se raréfient et disparaissent un autre jour sans autre pourquoi non plus que le sans pourquoi de la vie, on remarque que la prédominance transitoire de certains noms forme dans le continuum du tissu généalogique comme des plages de couleur par endroits, sombres ou lumineuses, c’est selon ; et dans le déploiement mystérieux de ces plages se découvre possiblement au lecteur de telles archives ((On dira ici, pour la commodité, l’archiviste.)), sur le mode jamesien de l’image dans le tapis — a complex figure in a Persian carpet ((Henry James, The Figure un the Carpet, chapitre IV.)) —, quelque chose de l’histoire d’une lignée, quelque chose du destin ou de la liberté des personnes qui composent cette lignée, quelque chose du secret qui se réserve dans le sans pourquoi de la vie. Ce genre de découverte que l’archiviste, qui a de la méthode et une âme, quête au prix de longs travaux, toujours ingrats, est, lorsqu’elle advient, de l’ordre de l’expérience insigne que Henry James dit « facially luminous ».

« The elements were all in his mind, and in the secousse of a new and intense experience they just struck light. » ((Ibidem. Chapitre VI.))
Les éléments étaient tous dans son esprit, et dans la secousse de cette expérience neuve et intense, ils se trouvaient soudain frappés de lumière.

De cette expérience que Henry James dit « facially luminous » ((Ibid. Chapitre IV.)) résulte pour l’archiviste une joie qui, elle, n’a pas de prix. Mais il s’agit là d’une joie qui passe aussi vite qu’elle a frappé, car déjà d’autres patronymes apparaissent dans la chaîne des engendrements, la couleur de l’étoffe a changé, une autre image se forme dans le tapis… Ce quelque chose du secret qui se réserve dans le sans pourquoi de la vie et qui semble pourtant, un jour, sortir de l’ombre, s’est maintenant transporté ailleurs. L’archiviste doit repartir ainsi, chaque fois, en quête d’autre chose, d’autre chose qui le reconduise, du moins il l’espère, à la joie de l’expérience « facially luminous ».

Un exemple de ce type de joie, emprunté à ma petite expérience. Je viens de découvrir que Pierre Malroc, père du Jean Malroc, né le 19 mars 1668 à Mirepoix ((Archives départementales de l’Ariège. Mirepoix. Document 1NUM8/5MI662 (1667-1674). Vue 15.)), marchand de fer qui a été à l’origine de la fortune des Malroc et qui a permis ainsi à Dominique Malroc, son fils, d’acheter dans les années 1740 la seigneurie de Lafage… ; je viens de découvrir donc que ce Pierre Malroc a pris en la personne de Jeanne Arnoune, dans les années 1660, épouse à Lafage ((Cf. Archives départementales de l’Ariège. Minutes du notaire Vidalat. 23 janvier 1694. AD09 5E3673. F° 22.)). On entrevoit pour quelles raisons de piété familiale, entre autres, Dominique Malroc a entrepris d’acheter spécifiquement la seigneurie de Lafage. Lafage, c’était le village natal de sa grand-mère…

Plus mystérieux, autre exemple, dans le sillage du précédent. A une date qu’on ne trouve pas dans les registres paroissiaux de Mirepoix — le secret se déplace —, Jean Guilhemat, ou Guilhamat, maître boulanger de Mirepoix, fils de Jean Guilhemat, descendant d’une famille de Rieucros, et de Marguerite Malroc, soeur de Jean Malroc, marchand de fer, épouse à Mirepoix circa 1735, Marie (de) Lévis, fille de Louis Lévis, maître boulanger, dont le nom indique qu’il descend, problablement par la « cuisse gauche », des seigneurs de Mirepoix. Le 16 avril 1740, le sieur Guillaume Malroc, marchand de fer, frère de Marguerite Malroc, fils de Jean Malroc, est le parrain du premier enfant du couple Jean Guilhemat-Marie (de) Lévis. Inutile d’insister sur le caractère ambigu de l’envie que nourrit la gens Malroc relativement au statut de l’aristocratie.

L’archiviste erre ainsi, d’expérience « facially luminous » en expérience « facially luminous », au bord d’un secret qui, chaque fois, semble se laisser approcher, et cependant se dérobe dans le silence de l’indit, par là de l’impossible à prouver. Il se trouve de la sorte renvoyé au possible d’autres illuminations à venir. A propos de The Figure un the Carpet, la nouvelle de Henry James, Tzvetan Todorov dit que « la quête du secret ne doit jamais se terminer car elle constitue le secret lui-même » ((Tzvetan Todorov, « Le secret du récit : Henry James ». In Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971.)). Voilà qui s’applique bien à la longue patience de l’archiviste.

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