En 1903, quand une conférence de Marie Murjas s’annonce à Mirepoix

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Ci-dessus : extrait de L’Express du Midi du 18 novembre 1803.

Le 18 novembre 1803, L’Express du Midi ((L’Express du Midi, « organe régional de redressement national, de défense religieuse et de progrès social ». Toulouse. 1891-1938.)) rapporte que l’annonce d’une seconde conférence de la « citoyenne » Marie Murjas fait scandale à Mirepoix. Le journal n’indique pas à quelle date s’est tenue la première conférence. Philippe Roubichou, républicain, est en 1803 maire de Mirepoix.

1. Pourquoi l’annonce du retour de la conférencière fait-elle scandale à Mirepoix, et qui était donc la « citoyenne » Marie Murjas ?

L’époque est à la séparation des Eglises et de l’Etat. La polémique fait rage. Cléricaux et anticléricaux s’affrontent par voie de presse et dans des réunions souvent houleuses. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat sera finalement promulguée le 9 décembre 1905 à l’initiative du député républicain-socialiste Aristide Briand.

Le 5 mai 1901, La Calotte, opuscule sous-titré « Ni Dieu, ni Maître » et « Le Cléricalisme, voilà l’ennemi ! », dédie à la figure de Marie Murjas conférencière un article de choc. L’article s’intitule « Distinguo ». C

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« R. Adrien, dans la Croix d’Avignon et du Comtat, qui « répugne d’exécuter une femme » se contente aujourd’hui de poser à la « citoyenne » Marie Murjas quelques questions.

Marie Murjas est cette jeune femme qui, intelligente et courageuse comme devrait l’être et comme sera la femme future, a compris les erreurs, les mensonges et les décevantes doctrines cléricales et qui, ayant compris, a rejeté avec l’honnêteté devant laquelle nous nous inclinons bien respectueusement, lés mensonges grossiers amoncelés par la stupidité religieuse. Cet acte d’élémentaire bonne foi accompli, n’est-ce pas une bonne foi élémentaire d’abandonner la voie suivie lorsque cette voie paraît mauvaise ? il était tout naturel que contre elle se liguent les partisans du Gésu, les casuistes de Loyola. Mes félicitations à notre camarade Marie Murjas.

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Ci-dessus : affiche d’Eugène Ogé pour une édition de 1902 du journal La Lanterne. Musée des Arts décoratifs. Paris.

Seules les louanges de ces gens-là peuvent la salir.

Or donc, Adrien pose à la « citoyenne » certaines questions : « Est-il vrai que la dite dame ne s’appelle pas Marie Murjas, mais en réalité Yvonne Kamoal ? Est-il vrai qu’elle n’a jamais été religieuse dans le sens propre du mot, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais été liée par aucun vœu à une congrégation quelconque ? N a-t-elle pas été tout simplement novice entre 1893 et 1895 dans un couvent de Trappistines à Saint-Paul-au-Bois (Aisne) ? Sa conduite y fut exemplaire tout comme celle du citoyen Sébastien Faure au noviciat des jésuites et ne pouvait laisser prévoir un tel changement dans ses idées. Est-il vrai que la dite dame se vante, dans ses réunions plus ou moins contradictoires, d’être anarchiste, et comme telle poursuivie par la police ? Est-il vrai qu’il n’y a pas bien longtemps, – devant aller porter la bonne parole à Gadagne, elle ne put y trouver un local, voire même la plus modeste remise ? »

Il est difficile, en si peu de lignes, d’être aussi plat et aussi bête. Un lot de distinguos et de questions imbéciles.

Pas un mot de réfutation ; Marie Murjas s’appelle Marie-Yvonne Kamoal. Abomination ! Elle a simplement, selon l’usage, pris le nom de son mari. Il est vrai que son union n’est pas officiellement consacrée selon les principes de la Croix. Le goupillon du vicaire ou du curé n’a pas fonctionné en l’occurence. Cela vous navre ? Nous en sommes enchantés.

Elle n’a jamais été religieuse dans le sens propre du mot ? Malheureusement, elle a été religieuse, et ce, dans le sens le plus propre du mot (il y a, paraît-il, des sens sales dans ces bottes-là. Lavez-vous donc, mesdemoiselles !) et vous en convenez vous-même, elle a porté l’habit religieux et vécu dans un couvent cloîtré. Sa conduite fut exemplaire et c’est le plus bel éloge que vous puissiez faire d’elle. Oui, elle croyait, elle était sincère, vous aviez accompli votre œuvre, tué en elle l’esprit et le cœur. Mais lorsque la réflexion et l’étude aidant, le dogme s’évanouit sous la lumineuse clarté de l’intelligence, elle a clamé sa foi nouvelle avec une nouvelle énergie. Ce sont ces cerveaux que nous revendiquons avec joie, nous sommes fiers d’avoir parmi nous ces propagateurs réfléchis et profondément sincères, ne suivant avec passion que les impulsions intimes ardemment ressenties. » ((La Calotte. « Distinguo ». Nº 198. 5 mai 1901. Marseille.))

Le 27 octobre 1904, la Croix de Roubaix-Tourcoing publie à propos de ladite « citoyenne » Marie Murjas, devenue entre temps Madame Lapeyre, la mise au point qui suit :

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« A titre de renseignement »

« Depuis quelque temps une femme disant se nommer Marie Lapeyre [alias Marie Murjas], et prétendant être une ancienne religieuse, se livre à des propos incohérents dans des réunions qu’elle qualifie de conférences. On nous a souvent demandé ce qu’il fallait penser du titre d’ancienne religieuse dont se pare cette personne.Nous ne saurions mieux et plus exactement renseigner nos correspondants qu’en publiant la lettre suivante :

Saint-Paul-aux-Bois (Aisne)

Monsieur le directeur,

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Nous sommes accablés à Saint-Paul, surtout depuis plusieurs mois, de demandes de renseignements sur une personne qui parcourt la France, en débitant dans des conférences publiques les plus anciennes calomnies sur nos pauvres Trappistines, dont vous avez raconté l’émouvante expulsion. Vous nous rendriez bien service en accordant la publicité de votre journal aux quelques détails suivants sur la personne en question.

Mme Lapeyre, qui se faisait appeler autrefois, je ne sais pourquoi, Marie Murjas, mais dont le vrai nom est Marie-Yvonne Kamoal, est née à Pioubezre (Côtes-du-Nord), le 7 novembre 1876. Elle est entrée au couvent de Saint-Paul le 15 mai 1894, y a pris l’habit de Trappistine, sous le nom de Soeur Scholastique, le 22 novembre de la même année, et en est sortie novice et non professe le 31 juillet 1898.

Pendant les deux années qu’elle a passées au noviciat, on n’a eu, extérieurement du moins, rien de grave à lui reprocher, mais on a reconnu qu’elle était inapte à la vie religieuse, et on a tâché de le lui faire comprendre avec beaucoup de ménagements. Enfin, on la congédie définitivement après lui avoir maintes fois offert de sortir de son plein gré, ce qu’elle avait toujours refusé.

Quelques années après son départ, on a appris avec stupéfaction qu’elle allait de tous côtés, racontant sur la maison qui l’avait accueillie avec tant de charité les faits les plus révoltants.

Je crois inutile d’affirmer, Monsieur le directeur, que tout ce que raconte cette femme est le fruit de l’imagination et ne peut que faire hausser les épaules de pitié à tout homme de bonne foi. Tous les évêques qui se sont succédé sur le siège de Soissons ont regardé notre couvent de Trappistines comme une des plus saintes et des plus fervents communautés de leur vaste diocèse, et le départ de nos chères exilées laisse dans la région un vide immense.

A. P. » ((27 octobre 1904. La Croix de Roubaix-Tourcoing. « A titre de renseignement ».))

Toujours par voie de presse – presse anarcho-libertaire ou libre-pensante contre presse catholique -, la polémique porte aussi sur le caractère possiblement ou impossiblement contradictoire du débat qui suit les conférences de Marie-Yvonne Kamoal, alias Marie Murjas, puis Madame Lapeyre.

Le 19 février 1902, la Croix donne du débat qui a suivi la conférence de Marie Murjas à Montluçon ce compte-rendu négatif :

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« ILS ENTENDENT LA CONTRADICTION

Nous avons déjà signalé les avatars d’une certaine citoyenne Murjas qui s’exhibe pour 0 fr. 25 dans des conférences prétendues contradictoires.

La citoyenne sévissait ces jours-ci à Montluçon et on lisait sur ses afffiches : « J’invite les cléricaux à venir discuter et critiquer mes idées, sinon je dirai que, comme les hiboux, ils fuient la lumière. »

Malgré le peu d’amabilité de l’invitation, quelques jeunes catholiques s’y rendirent. La citoyenne, flanquée d’une escorte de gardes du corps, débite un ramassis d’infamies avec une pose de pythonisse sur son trépied.

Un jeune orateur demande la parole ; aussitôt vingt poings se lèvent sur sa tête pendant qu’on lui hurle au visage : « Si tu parles, on te casse la gueule » ; et avant qu’il ait pu protester il est frappé et tombe ensanglanté. Ses camarades subissent le même sort ; plusieurs sont blessés.

N’est-ce pas que la citoyenne et ses janissaires ont une gentille façon de comprendre la contradiction ?

Il paraît que tout ce monde-là est à la solde du ministère. Joli monde ! ((La Croix. 19 février 1902. Groupe Bayard. Paris.))

Le 10 mars 1902, à propos de la conférence que Marie Murjas vient de tenir à Rennes, l’Ouest-Eclair se montre plus féroce encore :

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« A l’Université populaire

Catholiques et Bretons toujours !

C’est par ce cri victorieux que nos étudiants catholiques ont répondu aux injures, aux grossièretés que la citoyenne Marie Murjas a déversées, trois heures durant, sur la religion catholique. Il serait fastidieux d’exposer les théories de la trappiste défroquée. Raconter sa vie, telle qu’elle l’a dite elle même, c’est indiquer la voie qu’elle devait suivre.

La citoyenne conférencière, originaire des environs de Saint-Brieuc, a pris un nom de guerre, pour venir combattre dans son pays la religion qui fut la sienne, que ses parents pratiquent encore. Nos lecteurs comprendront dès lors que nous nous gardions de le mentionner.

Donc, Marie Murjas appartenait à une famille assez aisée des Côte-du-Nord et à l’âge de de 18 ans elle entrait au monastère de Saint-Paul-aux-Bois (Aisne). Vingt-quatre mois plus tard, elle quittait l’habit religieux pour des motifs qu’elle ne précise pas, se contentant de les laisser imaginer par des allusions privées de tact.

C’est à ce moment qu’elle décida d’aller déclarer au monde entier (sic) les turpitudes commises dans les couvents. Et quelles turpitudes, bon Dieu !

Marie Murjas ne comprend pas la Bible et ne semble pas l’avoir lue, au surplus. La création du monde, Jonas et la baleine, Josué et le soleil, les mystères de la Sainte Trinité, de l’Incarnation, de l’Immaculée Conception, l’infaillibilité du Pape, le Cantique des cantiques que la conférencière estime un livre immoral, le sacrement de la confession, le tout mêlé à une appréciation erronée du livre bien connu des Diaconales, forment une sarabande dans la tête de Marie Murjas, inconcevable.

Et voilà toute sa conférence.

Le frère Flamidien ((Cf. Frédéric Vienne. Histoire du diocèse de Lille et de son territoire, du Moyen Âge à nos jours. Editions du Signe. 2012. Page 250 : « L’affaire Flamidien éclate le 8 février 1899 à Lille, le jour où le corps du petit Gaston Foveaux est retrouvé sans vie, dans le parloir de l’école des Frères des écoles chrétiennes établie dans l’ancien hôtel de la Monnaie. L’effroi que cause ce douloureux spectacle à un de ses professeurs, le Frère Flamidien (1863-1939), suffit à le faire soupçonner, arrêter et inculper. Dès le lendemain, le préfet décide de fermer l’école. La presse anticléricale se déchaîne contre le clergé accusé de tous les vices alors que l’abbé Masquelier prend, très partialement il est vrai, la défense du frère dont l’innocence ne fait évidemment et rapidement aucun doute en dépit d’une enquête menée totalement à charge. […] Cinq mois plus tard pourtant, le 10 juillet, le Frère obtient un non-lieu. A sa libération, il devient un véritable héros catholique malgré lui ».)) fait aussi partie du bagage littéraire de la conférencière, qui continue à le tenir coupable, en dépit de l’ordonnance de non-lieu qui proclama son innocence.

Parlons, un moment, sérieusement de Marie Murjas en disant que toute l’argumentation de sa conférence est la suivante : des congréganistes ont commis des fautes, donc la religion qu’ils enseignent est mauvaise.

Les prêtres ne sont pour elles que des malins, connaissant trés bien mais interprétant très mal la doctrine du grand philosophe Jésus-Christ, que Marie Murjas aime et respecte.

Où allons-nous ?

Les prêtres (nous résumons toujours l’argumentation de Marie Murjas) ont fait alliance avec les capitalistes, pour maintenir le peuple dans l’ignorance et l’obscurantisme. La meilleure preuve de tout cela, c’est que la Bible conte l’histoire de l’arbre défendu de la science du bien et du mal. Voilà une argumentation difficile à saisir.

Pendant que la citoyenne Murjas parle, les curieux qui n’ont pu entrer dans l’étroit local de l’Université populaire s’impatientent au dehors et crient un peu haut.

Le président de la réunion, M. David, accuse le très honorable commissaire de police, M. Cotard, de service dans la salle, de favoriser les perturbateurs, et le prend violemment à partie. La conférencière elle-même donne des ordre au malheureux commissaire qui a la condescendance de leur expliquer que ce soir, les agents sont occupés aux Lices, au Théâtre, dans les rues, qu’en tout cas il va faire son possible pour permettre à la trappiste de continuer son monologue.

A plusieurs reprises, Marie Murjas avait cru de bon ton de provoquer des interruptions en injuriant les auditeurs à qui elle estimait en imposer par sa science. De braves gens naïfs croyaient, comme paroles d’évangile, les paroles de la « citoyenne », lorsqu’un jeune étudiant en droit, M. Le Gloahec, qui a droit à toutes nos félicitations, est monté à la tribune, criant hautement ses sentiments catholiques, tenant tête à des adversaires insolents, prompt à la riposte.

Dans le fond de la salle, un cri de « Catholiques et Bretons toujours ! accueille le jeune étudiant. L’un de ses camarades voulant serrer de plus près l’argumentation, veut donner des explications à Marie Murjas qui ne comprend pas. Ses études, bien qu’elle se réclame de la science, n’ont pas été poussées assez loin pour saisir un raisonnement logique. Et l’on se sépare en se rappelant une parole de l’Evangile que Marie Murjas connaît assez bien pour l’avoir citée : « Heureux les pauvres d’esprit… car il leur sera beaucoup pardonné ». » ((L’Ouest-Eclair et L’Etoile de la mer. 10 mars 1902.))

Concernant la question des réunions possiblement ou impossiblement contradictoires, La Calotte ne manque pas de renvoyer la balle dans le camp des cléricaux :

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Ci-dessus : La Calotte. Nº 198. 5 mai 1901. Marseille.

« Le Rodin Adrien, de la Croix, paraît prétendre que les réunions données par notre amie [Marie Murjas] ne sont pas contradictoires. Erreur mon cher, ce sont les vôtres qui ne le sont pas. Nous, les anticléricaux, donnons et avons fait donner un nombre respectable de réunions contradictoires. Dans le département du Vaucluse, par exemple, nous organisons des conférences plusieurs fois par mois, voire même plusieurs fois par semaine. Et les sincères cléricaux, comme toujours, fuient la discussion. Oh ! leurs idées sont belles sublimes, divines, oui, mais à la condition de ne pas être passées au crible de la critique. Ils prétendent être la majorité comme dit la Croix, ils ont le peuple avec eux, prétendent ils. Mais alors, cléricaux, pourquoi craignez-vous le peuple ? Quelles sont les réunions contradictoires que vous organisez ? J’ai l’honneur de parler en public moi-même, je fustige, je vous l’assure, de toute l’énergie dont je suis capable le cléricalisme régressif et menteur. Jamais les cléricaux, ces sincères, n’ont bondi sous la cravache. Toujours lâchement ces gens se terrent. Quelquefois, bien rarement cependant, un antisémite athée, espèce bizarre qui disparaît, ayant du poil, oh ! pas beaucoup, pose timidement une question. Le clérical, le pur, a peur toujours ; il est terrible, mais dans la pénombre de l’Eglise, dominant des femmes agenouillées. Et il est cocasse d’entendre Rodin parler de réunions plus ou moins contradictoires ! Avez-vous demandé la parole Adrien, vous a-t-on empêché de parler ?

Si la Croix dit vrai, à Gadagne pour une conférence anticléricale il n’a pas été possible de « trouver un local, voire même la plus modeste des remises », qu’est-ce que cela prouve ? Simplement ceci que par cléricalisme ou par peur de l’esprit clérical les propriétaires des locaux les ont refusés. Et cela ne m’étonne nullement. La crainte de la discussion est tout le cléricalisme. C’est ce qui nous fait haïr votre passé et bien augurer de l’avenir. Plus on saura, plus le peuple sera à même de connaître, de comprendre, de comparer, plus votre règne s’effondrera. Le voilà bien l’esprit clérical : Eteignez la lumière, vilipendez, brûlez les livres, brisez les corps. Défense à la pensée d’aller au-delà du Missel. Voyez comme Rodin est fier, heureux : on n’a pas pu discuter à Gadagne, quelle joie ! C’est une victoire qu’il célèbre !

– Va, pygmée, l’éclatante lumière de la pensée n’est pas prête à s’éteindre, elle rayonne quand même, malgré toi, contre toi ; la pensée libre vaincra le dogme. Ceci : le livre, la parole éclatante, la vérité superbe, tuera cela : le cléricalisme, l’erreur.

Paul Lamy. » ((La Calotte. Nº 198. 5 mai 1901. Marseille.))

Les conférences de Marie Murjas et des siens suscitent par ailleurs, dès 1901, l’opposition d’une partie de l’opinion socialiste :

« En juin 1901, une ex-religieuse trappiste, Marie Murjas, vint à Brest donner deux conférences, toujours sous les auspices de la « Libre Pensée Bretonne ». La première eut lieu le 5 juin à la salle de Venise. La conférencière parla des couvents et de la question religieuse et termina en prêchant la révolution sociale. Six à sept cents personnes assistaient à cette conférence mais selon la police, « le succès de cette réunion est dû en partie à ce que c’était jour de paye et parmi les assistants beaucoup étaient déjà pris de boisson ». Le 8 juin, autre conférence de Marie Murjas, le jour de paye est passé, il y a pourtant toujours beaucoup de monde : cinq à six cents personnes selon la police. Cette nouvelle conférence fut en réalité un long affrontement oratoire entre la conférencière et les socialistes présents dans la salle : Marie Murjas, s’étant dès le début déclarée libertaire, se livra ensuite à une vigoureuse attaque contre les socialistes, déclarant notamment qu’avec eux, il y aurait toujours des gendarmes, des soldats, des juges. Les socialistes répliquèrent et la conférence dévia de son sujet anticlérical. » ((Patrick Gouedic. L’apparition de l’anarchisme à Brest (1889-1903).))

D’autres publications dans le même temps, dont L’Aurore, se félicitent du succès « énorme » que rencontrent les conférences de Sébastien Faure et de Marie Murjas :

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« Les libres penseurs de Nîmes ont organisé, à l’occasion du vendredi dit « saint », une manifestation qui a eu un succès énorme.

Sébastien Faure fut invité à faire une conférence sur la rédemption du Christ. Cette conférence attira une foule énorme au Casino, qui était littéralement bondé. Deux heures durant, avec le grand talent de parole qu’on lui connaît, Sébastien Faure démontra que l’oeuvre de rédemption restait à faire et que l’homme la ferait lui-même.

L’immense auditoire, secoué par la parole ardente de l’orateur, a applaudi ce magistral discours, qui a été une admirable et éclatante démonstration du néant des religions et de la faillite du christianisme.

Un banquet a eu lieu ensuite à la Maison du Peuple socialiste. Plusieurs centaines de citoyennes et citoyens y assistaient.

Sébastien Faure, Marie Murjas, ex-trappistine, et divers camarades de la Maison du Peuple y ont prononcé des allocutions. Des chants révolutionnaires ont clôturé cette soirée, qui marquera une date dans le mouvement anticlérical à Nîmes. » ((L’Aurore : littéraire, artistique, sociale / dir. Ernest Vaughan ; réd. Georges Clemenceau. 12 avril 1903.))

D’autres publications, comme le Libre-Penseur de Saône-et-Loire, s’étonnent du mode de financement des conférences proposé par Marie Murjas :

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« Nous avons reçu, de Mme Murjas, l’ex-religieuse et conférencière bien connue, une lettre dans laquelle elle nous apprend que, sous l’inspiration du citoyen Dobelle ((Paul Dobelle, secrétaire de la Fédération nationale de la Libre-Pensée, créée en 1890.)), elle se disposait à entreprendre dans le département de Saône-et-Loire, une série de conférences anti-religieuses; la citoyenne Murjas, nous prie également de lui faire connaître les centres dans lesquels ces conférences pourraient avoir lieu, les locaux disponibles, leurs prix de location, etc.

La conférencière se charge de tous les frais, y compris ceux d’affichage, quel que soit le résultat matériel de la réunion.

Nous avons répondu que ce serait avec plaisir que nous la verrions entreprendre cette œuvre.

Nous avons seulement demandé quels seraient les prix à forfait, au cas où il répugnerait à une Société de faire payer l’entrée d’une réunion publique. Chacun connaît notre opinion à ce sujet, mais il convient cependant, à notre avis de faire une exception en faveur de ceux ou celles qui, ayant eu le courage de rompre avec le monde religieux, se trouvent jetés dans la vie, sans métier et sans ressources, et qui mus par un sentiment respectable de propagande sont portés à briser ce qui a causé leur malheur, et qui doivent songer à leur subsistance matérielle. Il y a du reste un moyen qui concilie tout, c’est de ne pas faire payer l’entrée de la réunion et de faire une quête, à laquelle chacun est libre de donner ou de s’abstenir, pour couvrir les frais d’organisation, ces derniers incombant à la Société. D’un autre côté, la méthode adoptée par la citoyenne Murjas, et nombre d’autres conférenciers, a l’avantage d’enlever tout souci à la Société qui n’a à s’occuper absolument de rien.

Tout cela est question de détail, que nos Sociétés règleront en toute liberté, mais nous espérons qu’elles voudront profiter de l’occasion qui s’offre à elles, de donner leur conférence annuelle, et d’entendre une conférencière de talent et des plus documentées. ((Le Libre-penseur de Saône-et-Loire : Organe et propriété de la Fédération départementale des sociétés de libre-pensée de Saône-et-Loire. Mensuel. Tournus.))

Le 5 décembre 1903, à Nancy, l’Est républicain, qui annonce la tenue d’un conférence de Sébastien Faure consacrée au « Sentiment religieux », critique le caractère entrepreneurial des « tournées » du même Sébastien Faure, le caractère payant des prestations de ce dernier ainsi que de celles de Mme Marie Murjas, et se plaît à souligner le différend politique qu’entretiennent, sous l’auspice d’une action commune, anarchistes et socialistes.

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5 décembre 1903. L’Est républicain. Nancy.

De façon intéressante, le journaliste de l’Est républicain témoigne ici des qualités de Marie Murjas conférencière et du caractère puissamment autobiographique du propos que celle-ci tenait : « Il est toujours plus curieux d’entendre une oratrice qu’un orateur, et quelle oratrice ! Une ex-trappiste contant ses souvenirs personnels, jusqu’à l’histoire de la chemise inclusivement ! ». Dommage que le journaliste n’en dise pas davantage. Mais on peut relire la Religieuse ((D’abord publié en feuilleton, entre 1780 et 1782, dans la Correspondance littéraire, périodique manuscrit, distribué de façon confidentielle à fin de contournement de la censure, le roman fera l’objet d’une édition complète en 1796.)) de Diderot.

2. Essai de biographie de Marie Murjas

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Archives dép. des Côtes d’Armor. Ploubezre (1870-1877). Naissances. Vue 362.

Marie Yvonne Kamoal naît à Ploubezre, Côtes du Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor), le 8 novembre 1876, de Yves Marie Kamoal, tailleur, et de Marie Jeanne Le Calvez, ménagère.

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Archives dép. des Côtes d’Armor. Plouaret (1878). Naissances. Vue 120.

Le 26 mai 1878, Eugène Marie Kamoal, frère de Marie Yvonne Kamoal, fils d’Yves Marie Kamoal, laboureur, et de Marie Jeanne Le Calvez, ménagère, naît à Plouaret, Côtes du Nord.

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Archives dép. des Côtes d’Armor. Plouaret (1878). Décès. Vue 230.

Eugène Marie Kamoal meurt hélas le 2 octobre 1878, à l’âge de quatre mois.

Le 15 mai 1894, Marie Yvonne Kamoal entre au couvent de Saint-Paul, y prend l’habit de Trappistine sous le nom de Soeur Scholastique le 22 novembre de la même année, puis en sort novice le 31 juillet 1898.

On ne sait pas de façon sûre ce qui fait la vie de Marie Yvonne Kamoal entre 1898 et 1901. C’est à cette époque-là sans doute qu’elle rencontre Victor Charbonnel et Sébastien Faure, qui donnent des conférences anticléricales. Sébastien Faure a quitté le noviciat des Jésuites de Clermont-Ferrand en 1876 ((Les Hommes du jour / dessins de A. Delannoy ; texte de Flax. 1908.)), et Victor Charbonnel a quitté la prêtrise en 1897. Il se peut que la jeune femme ait entretenu alors sous le nom de Marie Moissac une liaison avec Sébastien Faure.

A partir de 1901, Marie Yvonne Kamoal, qui a sans doute rencontré Adrien Jacques Murjas, cordonnier nîmois, au début de cette année-là et qui, à la date du 9 avril 1901, partage la demeure de ce dernier 10 rue de la Madeleine à Nîmes, se produit sous le nom de Marie Murjas en tant que conférencière anarcho-libertaire, patronnée par la Fédération nationale de la Libre-Pensée ou par l’Association nationale des libres-penseurs de France. Extraite passim de la presse du temps à ce jour numérisée, la liste des nombreuses conférences données par Marie Murjas demeure ci-dessous non exhaustive :

Mars 1901. Châteaurenard, Cavaillon, Apt.
5 mai 1901. Rochefort
1er juin 1901. Saint-Nazaire
5 juin 1901. Brest
8 juin 1901. Brest
Eté 1901. Belgique
28 septembre 1901. Saint-Chamond
29 septembre 1901. Saint-Etienne
décembre 1902
Janvier 1902. Saint-Junien
13 février 1902. Montauban
19 février 1902. Montluçon
3 mars 1902. Rennes
10 mars 1902. Montluçon
Caudebec, 15 mars 1902.
21 mars 1902. Creil
Octobre 1902. Saint-Etienne, Saint-Chamond
Décembre 1902. Montauban
19 février 1903. Saint-Gaudens
10 Mars 1903. Saumur
10 avril 1903. Nîmes
2 mai 1803. Alès
17 mai 1903. Aigues-Vives
20 septembre 1903. Montbrison
Novembre 1903. Chalon sur Saône
18 novembre 1903. Mirepoix
Début décembre 1903. Nancy

Etroitement surveillée par la police, Marie Murjas demeure un personnage mobile, parfois fuyant, insaisissable.

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7 avril 1901. La Calotte. Marseille.

La seule adresse précise qu’on lui connaisse dans ses débuts de conférencière est à Nîmes en avril 1901.

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15 juin 1901. Les Temps nouveaux. Paris.

Durant l’été 1901, elle use d’une poste restante à Elbeuf pour cause de tournée de conférences en Belgique. « Le camarade A. Murjas » est son compagnon, Adrien Jacques Murjas.

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19 janvier 1902. La Calotte.

Le 19 janvier 1902, ses compagnons publient un avis de recherche dans la Calotte afin qu’on leur communique l’adresse de la jeune femme, « pour une affaire urgente ».

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30 mars 1904. La Lanterne : journal politique quotidien. Paris.

Le 30 mars 1904, Marie Murjas annonce dans la Lanterne que, pour cause de mariage, elle a « substitué à son pseudonyme Marie Murjas son véritable nom (!) Marie Lapeyre », et que, pour d’autres conférences antireligieuses, on peut lui écrire à sa nouvelle adresse, 61, rue Monge, Paris, Ve.

Après l’annonce reproduite ci-dessus, on ne trouve plus dans la presse du temps que trois mentions relatives à l’activité de Marie Lapeyre conférencière. Le 30 juillet 1904, dans un article de l’Aurore consacré au « Congrès international de Rome » :

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30 juillet 1904. L’Aurore : littéraire, artistique, sociale. Paris.

Puis dans l’article « A titre de renseignement », publié dans la Croix de Roubaix-Tourcoing du 27 octobre 1904, déjà cité plus haut :

Depuis quelque temps une femme disant se nommer Marie Lapeyre, et prétendant être une ancienne religieuse, se livre à des propos incohérents dans des réunions qu’elle qualifie de conférences… »

Puis dans l’article « Le 14e Congrès national chez les Libres-Penseurs », publié dans le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire du 25 octobre 1904 :

« Le conseil central de la Fédération française de la Libre-Pensée nous informe que le 14e Congrès national se tiendra le mardi 1er novembre prochain, au siège social, 45, rue de Saintonge. […]. Meeting à 8 h. du soir avec le concours des principaux orateurs du parti libre-penseur et socialiste dans un local qui sera ultérieurement désigné. […]. A l’ordre du jour du meeting : Séparation des Eglises et de l’Etat; compte rendu du Congrès de Rome ; congrès international de 1905.

Le secrétaire général : Paul Dobelle, la commission de contrôle composée des citoyens Aurèche Jules, Brunschwig, Bruneteaux, Froger Gauthier et le conseil central qui réunit les noms des citoyens Bernard, Bombois, Bonnet, Bordas, Crétois fils, Chavanier, Courtias, Duneau, Durand, Ferlay, Fouque, Gat, Hillairet, Leblanc, Mesliar, Pasquier, Poncin, Prévôt, Paulin, Latour, Rebins et des citoyennes Marie Vire-Lapeyre, Forné et Hortense Poncin, nous prie d’insérer l’appel suivant :

A cette heure décisive où le gouvernement et le parlement de la République, sous l’impulsion de l’opinion, semblent enfin résolus à défendre énergiquement la civilisation contre les puissances des ténèbres, il importe que nos amis viennent nombreux manifester à ce meeting leur désir de seconder l’initiative prise enfin par les pouvoirs publics. Nous adjurons aussi les libres-penseurs français de songer combien il est urgent de compléter notre organisation et activer notre propagande à la veille du Congrès international de Paris.

Nous ne doutons pas que tous les amis du progrès répondant à notre appel. Les souscriptions volontaires sont reçues par le trésorier de la Fédération. »

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13-20 décembre 1906. La Vendée républicaine.

Deux ans plus tard, dans son édition du 13 au 20 décembre 1906, la Vendée républicaine annonce le décès de Marie-Yvonne Kamoal, 30 ans, épouse Vire-Lapeyre, rue des Merciers aux Sables d’Olonne.

Adrien Jacques Murjas, qui a demandé en 1904 sa radiation de l’état des anarchistes du Gard, tient désormais une épicerie, route d’Uzès à Nîmes. ((Cf. Dictionnaire des militants anarchistes. Adrien Jacques Murjas.))

Suite : A propos de Léon François Vire-Lapeyre, époux de Marie Yvonne Kamoal, dite Marie Murjas.