D’Embrun à Paris, en passant par Béziers et Limoux, l’histoire singulière de la famille Esprit au XVIIe siècle

Dans l’article intitulé Coup d’oeil sur l’ancienne seigneurie de la Bezole, dans l’Aude, j’évoquais dernièrement les figures d’Esprit André et de Thomas Esprit, son fils. Je m’intéresse ici à l’histoire remarquable de la famille André, devenue Esprit.

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« Toute cette famille vient du pays de David », dit fielleusement Guy Patin, in Lettres choisies de feu M. Patin Guy, Docteur en Médecine de la Faculté de Paris, et Professeur au Collège royal. Volume 1. Page 401. Chez Henry Van Bulderen, Marchand Libraire. La Haye. 1715.

Les historiens indiquent qu’il s’agit là d’une famille issue de la communauté juive d’Embrun, venue au XVIe siècle à Béziers. Elle porterait les armes suivantes : « D’argent à l’aigle de sable, le vol abaissé, becquée et membrée de gueules, au chef d’azur chargé de 3 sautoirs d’or » ((D’après la base Pierfit, sur Geneanet.)). « ANDRÉ (ANDREA, ou ANDREAS) Esprit, originaire du diocèse d’Embrun, est enregistré à l’université de Montpellier le 30 mai 1591 » ((Louis Dulieu. La médecine à Montpellier: La Renaissance. Tome 2. Page 360. Editions universelles. 1979.)).

1. Esprit André

A la fin du XVIe siècle, Esprit André, médecin, réside à Béziers. Il épouse Judith Sanche, fille de Pierre I Sanche et d’Anne de Saint-Jean. Descendant d’un teinturier venu de Catalogne, Pierre I Sanche est maître apothicaire, fournisseur du roi de France et du roi de Navarre. Pierre I Sanche a donné naissance à une lignée de grands apothicaires et à un professeur de médecine à l’université de Montpellier ((Cf. Colette Charlot. « Famille Sanche ». In Revue d’histoire de la pharmacie. Année 2005. Volume 93. Numéro 347. Pages 455-456.))

A Béziers, Esprit André et Judith Sanche auront au moins huit enfants : Marie Esprit, Thomas Esprit, Jacques Esprit, Jean André Esprit, Pierre Esprit, Anne Esprit, François Esprit, Antoine Esprit.

A propos d’Esprit André médecin, l’historien Jean-Denis Bergasse parle d’une « personnalité originale » :

« Au XVIIe siècle, il y eut à Béziers la personnalité originale du médecin juif Spirito ANDRÉ (devenu André Esprit) qui lança, avec Monseigneur de Bonzy, évêque de Béziers, le pétrole de Gabian » ((Jean-Denis Bergasse. « A Béziers, préludes intellectuels, du XVIe au XVIIIe siècle, antérieurs à la fondation de la Société des sciences et belles-lettres (1723) », in Société archéologique, scientifique et littéraire de Béziers. Page 48. Date d’édition : 2000.)).

Maurice Bouvet, dans un numéro de la Revue d’histoire de la pharmacie daté de 1839, consacre un article à Esprit André, promoteur de l’huile de Gabian :

« Le premier document que nous connaissons sur l’huile de Gabian est une plaquette de 20 pages, parue en 1605, sous le titre : Discours de la nature et propriété d’un certain suc huileux nouvellement découvert en la province du Languedoc, près d’un village nommé Gabian, Dioceze de Béziers que le vulgaire appelle huille, par M. Esprit André, Dauphinois, Docteur en médecine de l’Université de Montpellier. Ce petit livre, dédié « à Monseigneur l’Evesque de Béziers, Grand Aumosnier de la Royne… » est imprimé chez Jean Gillet, à Montpellier.

Il s’agit, dit Esprit André, d’un « suc huileux et liquide, fluant et découlant de ce rocher voisin dudit Gabian ». Il « prend facilement feu » et « il est évident qu’il est une espèce de naphte, ou d’huile de pierre. » Il n’est « rien plus en son essence et nature qu’un bitume liquide dit naphte ou petroleum noir ».

Sa propriété « est d’eschaufer, dessécher, raréfier, subtiliser, inciser, desopiler, liquéfier, résoudre, dissiper toutes matières froides et l’huile de gabian peut produire autres beaux, et signalez effects ». Il est, par suite, recommandé dans le traitement de la goutte, des douleurs d’oreilles, des taies des yeux. « Il est singulier aux asthmatiques, et à ceux qui sont travaillez d’une vielle toux, beü avec un peu d’eau tiède ou plustost avec une decoction d’orge, d’ireos, d’hyssope, figues, passerilles et réglisse ». Il donne également de bons résultats dans le traitement des diarrhées, des coliques, de « froideur de la matrice », des morsures de serpents, de la sciatique, etc. « Il allege la douleur des dents si on en frotte les gencives… »

Et Esprit André d’ajouter : « J’ay souvent ordonné de ce petroleum de Gabian pour des fluxions, tumeurs, galle, enfleures, coups, meurtrisseures, mal d’estomach, de râtelle, douleur de ventre, et pour plusieurs autres affections provenantes de cause froide…, mais je n’ay esté que bien rarement frustré de mon intention et effect attendu » ((Maurice Bouvet. « L’huile de Gabian », in Revue d’histoire de la pharmacie. Année 1939. Volume 27. Numéro 105. Pages 5-12.)).

De 1601 à 1665, Esprit André fait partie de l’équipe nombreuse des médecins consultants, ou « médecins qu’on appelle », de Marie de Médicis et de Louis XIII.

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Ci-dessus : Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. Première série, A-E. T. quatrième, AMP-ANG / publ. sous la dir. de Raige-Delorme et A. Dechambre [puis de] A. Dechambre [puis de] L. Lereboullet. Page 313. Éditeurs : Masson ; puis P. Asselin ; puis Asselin et Houzeau. Paris. 1864-1888.

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Ci-dessus : Eugène Griselle. État de la maison du roi Louis XIII, de celles de sa mère, Marie de Médicis, de ses soeurs, Chrestienne, Élisabeth et Henriette de France… : comprenant les années 1601 à 1665. Page 172. P. Catin, Editeur. Paris. 1912.

Esprit André meurt à Toulouse circa 1642, lors du procès « par lequel il se trouvait accusé d’avoir empoisonné un malade » ((Guy Patin. Lettres choisies de feu M. Patin Guy, Docteur en Médecine de la Faculté de Paris, et Professeur au Collège royal)). L’exercice de la médecine, au XVIIe siècle, est bien difficile. Nihil novi sur sole

2. Les enfants d’Esprit André

Qu’advient-il ensuite des huit enfants nés d’Esprit André et de Judith Sanche ?

2.1. Marie Esprit et Anne Esprit

La destinée de Marie Esprit ainsi que celle d’Anne Esprit demeurent inconnues.

2.2. Thomas Esprit

Concernant Thomas Esprit, René Kerviler, dans Le chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française : études sur sa vie privée, politique et littéraire, et sur le groupe académique de ses familiers et commensaux, rapporte que « Thomas Esprit, l’oratorien, prit une part trés active aux luttes contre le jansénisme de 1660 à 1668 : il entretint une longue correspondance avec l’évêque d’Alet pour l’engager â céder ; il alla plusieurs fois par ordre de M. de Péréfixe, archevêque de Paris, voir les religieuses de Port-Royal pour les exhorter à la souscription pure et simple du formulaire et leur expliquer la foi humaine de son mandement. On sait combien peu charitablement elles ont traité son zèle dans leurs apologies ».

En 1669, le Père Thomas Esprit publie les Maximes politiques mises en vers, par Monsieur l’abbé Esprit, de l’Oratoire. Ce livre est dédié au Dauphin, avec une épître en prose au duc de Montauzier, son gouverneur, pour le supplier de faire lire l’ouvrage au roi. « L’auteur prétend que toutes les leçons de politique données par les Anciens, et en particulier, par Tacite et par Polybe, dans le cours de leurs Histoires, sont défectueuses, et que le christianisme seul peut en donner avec autorité. Celles qu’il a vérifiées sont, elles, tirées de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Thomas, d’Erasme, etc. » Le même Père Thomas Esprit publie également une traduction du Panégyrique de Pline, ainsi que des vers couronnés par l’Académie des Jeux floraux.

« Le Père Thomas Esprit mourut en 1671 à l’Oratoire (cf. Charles Hugues Le Febvre de Saint-Marc, la Vie de Monsieur Pavillon, évêque d’Alet ; Sainte-Beuve, Port-Royal ; les Mémoires du Père Rapin, etc.) » ((René Kerviler. Le chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française : études sur sa vie privée, politique et littéraire, et sur le groupe académique de ses familiers et commensaux. Page 535. Editions Didier. Paris. 1874.)). Il apparaît en silhouette le 25 septembre 1644 à Limoux, dans l’acte de baptême de Thomas II Esprit, son neveu, dont il est le parrain ((Archives dép. de l’Aude. Paroisse Saint Martin. Baptêmes (1643-1644). Document 100NUM/AC206/GG30. Vue 46.)).

2.3. Jacques Esprit

Jacques Esprit, dit l’Abbé Esprit, s’est illustré comme académicien et conseiller d’Etat.

J’emprunte ici l’essentiel de ma documention passim à l’excellent ouvrage que René Kerviler consacre au chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française, et au groupe académique de ses familiers et commensaux.

« Né le 22 octobre 1611, Jacques Esprit fit de bonnes études au collège des Jésuites de Béziers ; puis, résolu à prendre le petit collet, il partit à dix-huit ans pour Paris, où son frère aîné, prêtre de l’Oratoire, lui promettait d’avoir soin de sa carrière. Le 16 septembre 1629, il entra dans la même congrégation, et consacra quatre ou cinq années, au séminaire de Saint Magloire, à l’étude des belles-lettres et de la théologie ; mais ayant eu l’occasion d’être présenté dans quelques salons littéraires, en particulier dans celui du duc de Liancourt, il trouva les discussions scolastiques bien arides auprès des succès faciles du langage précieux. Les idées d’ambition l’éblouirent ; il quitta le séminaire et l’Oratoire, et tout en conservant le titre d’abbé, il prit le parti de vivre désormais dans le monde. »

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Ci-dessus : Catherine de Viivonne, marquise de Rambouillet.

Admis vers l’année 1634 à l’hôtel de Rambouillet ((Hôtel particulier, sis à Paris rue Saint-Thomas du Louvre, où Catherine de Vivonne, épouse de Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, a tenu de 1608 à 1665 un salon littéraire très brillant.)) sous les auspices de son frère aîné, qui depuis longtemps y avait ses entrées comme précepteur de l’abbé de Fiesque ((Claude de Fiesque, descendant d’une famille noble de Gênes, officiellement abbé de Lonlay, dans l’Orne.)), parent de la marquise, Jacques Esprit dut à ses heureuses qualités de recevoir le meilleur accueil dans ce sanctuaire de la société élégante et polie. »

« Il avoit, dit l’abbé d’Olivet, une heureuse physionomie, de la délicatesse dans l’esprit, une aimable vivacité, de l’enjouement, beaucoup de facilité à bien parler ou bien écrire ». « Il étoit, dit l’abbé d’Artigny, de ces hommes amphibies qu’abusivement on appelle abbés, parce qu’ils portent un petit collet. Il faisoit l’empressé auprès des dames, il composoit des vers de galanterie, il traduisoit des psaumes, et si l’on ajoute qu’il étoit jeune… »

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Ci-dessus : Henri Testelin. Portrait de Pierre Seguier, chancelier de France (1602-1661).

Vers l’année 1636, le chancelier Séguier, ayant eu occasion d’entendre le jeune Languedocien, se le fit présenter par l’abbé de Cérisy, fut charmé de la vivacité de ses reparties, voulut l’avoir dans son hôtel, lui donna sa table et cinq cents écus de pension, puis lui procura une rente de deux mille livres sur une abbaye et le brevet de conseiller d’Etat : fortune bien rare, car le 14 février 1639, à l’âge de vingt-huit ans, Jacques Esprit fut élu à l’Académie [11e fauteuil] pour remplacer Philippe Habert, et fît son entrée dans la compagnie le même jour que La Mothe Le Vayer.

Jacques Esprit resta sept ou huit ans chez le chancelier, continuant ses relations avec les hôtels de Rambouillet et de Liancourt ; le Père Rapin prétend même qu’il essaya d’y introduire les premières idées jansénistes. Ces relations le perdirent, et dès 1644, il fut obligé de quitter l’hôtel du chancelier. Les opinions jansénistes de l’abbé pesèrent d’un grand poids dans la balance : Séguier ne pouvait souffrir cette nouvelle doctrine ; or, le P. Rapin nous apprend qu’après avoir quitté son ancien protecteur, Jacques Esprit se donna encore davantage à l’hôtel de Liancourt, où l’esprit de Port-Royal commençait à prendre racine. »

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Ci-dessus : Charles Beaubrun. Portrait de la duchesse de Longueville.

« Jacques Esprit alla se loger dans le voisinage de Mme de Longueville, qui, fervente janséniste, l’accueillit avec empressement et lui fit obtenir bientôt comme compensation de ses pertes, deux mille livres de rente sur une abbaye qu’on donna à La Croizette, son intendant ». En 1645, Jacques Esprit suit Mme de Longueville dans le voyage que celle-ci entreprend en Allemagne et en Hollande afin de rejoindre son mari, nommé ministre plénipotentiaire dans le cadre des conférences préliminaires de la paix de Westphalie. Il se trouve ainsi présent aux fêtes somptueuses qu’on donne à cette occasion.

De retour à Paris au mois de mars 1647, Jacques Esprit reste pendant sept ans encore auprès de sa protectrice, et devient un ami très proche de François de la Rochefoucauld, l’un des admirateurs passionnés de la duchesse.

Au mois de mars 1648, « dans un moment de dégoût des vanités de la vie », Jacques Esprit retourne à Béziers, sa ville natale, et le 17 juillet, alors qu’il se trouve à Montpellier, il éprouve une maladie de plus de quatre mois. Lorsqu’il retourne à Paris, il s’enferme au séminaire de Saint Magloire, mais il s’y impose, près de son frère aîné, de telles pénitences que sa santé ne tarde pas à en souffrir. « Là, à cause de ses austéritez, dit Gédéon Tallemant des Réaux, il avoit des maux de teste, qui l’eussent rendu tout à fait fou, si le médecin ne l’en eût fait sortir ».

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Ci-dessus : Claude Deruet. Portrait de Julie d’Angennes, duchesse de Montausier, dans le costume de L’Astrée d’Honoré d’Urfé.

« Cédant aux conseils des médecins, qui lui recommandent la distraction, il quitte de nouveau l’Oratoire et entreprend un second voyage dans le Midi » ; il va voir, à Angoulême, la fille de Madame de Rambouillet, Julie d’Angennes, qui a suivi dans cette ville le marquis de Montausier, son mari, gouverneur de la Saintonge et de l’Angoumois ; « et l’on peut croire que cette entrevue achevé de le ramener au monde, car, dès son retour à Paris, nous le voyons s’attacher pour cinq ou six ans au duc de La Rochefoucauld et devenir l’un des oracles du salon de Madame de Sablé. »

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Ci-dessus : Théodore Chassériau. Portrait de François de la Rochefoucauld, d’après un portrait de famille ; commandé par Louis-Philippe pour le musée historique de Versailles en 1836.

« La Rochefoucauld avait une grande déférence pour Jacques Esprit ; il lui soumettait ses travaux, recherchait son approbation, lui demandait des canevas ; et Tallemant des Réaux a pu écrire, d’accord avec le bruit public, qu’une grande part de la paternité des Maximes revenait à notre abbé. »

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Jacques Esprit composait au demeurant des maximes lui-même, et celles-ci seront publiées en 1677 et 1678 sous le titre de Fausseté des vertus humaines. L’oeuvre de la Rochefoucauld et celle de Jacques Esprit, diront plus tard les critiques, tiennent toutes deux d’un fonds commun : « c’est l’exagération de la doctrine janséniste, et le développement de ce principe : que l’égoïsme est le ressort unique de toutes nos actions ».

« Mais où les deux rivaux se séparent, c’est dans le secours tendu à la pauvre humanité. La Rochefoucauld, sombre et morose, laisse l’homme se débattre sans espoir au milieu des appétits égoïstes de son intérêt personnel. Jacques Esprit, qui passe en revue, dans une série de chapitres successifs, toutes les vertus humaines ou naturelles, pour en montrer le mensonge et la vanité, leur oppose toujours les vertus chrétiennes, grandes, solides et d’une essence divine ; il apporte donc un remède et une consolation ; mais, hélas ! ce remède n’est pas accessible à tous, car, selon lui, la grâce est à la fois gratuite et irrésistible : le fatalisme des disciples de Port-Royal vient jeter sa note décourageante au malheureux qui tend la main au consolateur. »

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Ci-dessus : Portrait d’Armand de Bourbon, prince de Conti.

En 1657, après avoir parrainé à Limoux Pierre Esprit, fils de Pierre Esprit ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin. Baptêmes (1657-1658). Document 100NUM/AC206/GG43. Vue 2.)), autre de ses frères, Jacques Esprit entre au service d’Armand de Bourbon, prince de Conti, fils de Mme de Longueville, frère de Louis II de Bourbon Condé, dit le Grand Condé. « Le prince, qui depuis longtemps le rencontrait dans les salons de la duchesse de Longueville, et qui était tourmenté par le désir de se consacrer entièrement à la vie dévote, crut trouver dans les entretiens de l’abbé un sérieux aliment à ses aspirations pieuses. Il le prit donc pour secrétaire, lui confia l’éducation de ses enfants, lui donna sur un prieuré une pension de mille livres, et lui témoigna bientôt une telle confiance qu’il lui demandait avis sur toutes ses affaires. »

Jacques Esprit entreprend alors de se marier. Pour faciliter la négociation, Mme de Longueville lui donne quinze cents livres, le prince de Conti lui en assigne quarante mille sur le comté de Pézenas. Le 28 février 1658, Jacques Esprit épouse en l’église Saint Eustache, « pour l’acquit de sa conscience » susurre Tallemant des Réaux, Geneviève Rollain, fille d’Amable Bollain, trésorier du comte d’Harcourt, « une assez belle fille », riche héritière, qu’il aimait depuis longtemps. Geneviève Bollain fut mère de trois filles survivantes, et n’eut qu’à se louer des soins affectueux de son mari, car l’ancien coureur de ruelles fut un excellent père de famille ». Dans ses Mélanges d’histoire et de littérature, Vigneul-Marville (1640-1704) se souvient de « feu M. Esprit » : « Il lisoit Platon, et de tems en tems quittant sa lecture, il faisoit sonner le hochet de son enfant, et badinoit avec ce marmot » ((Mélanges d’histoire et de littérature recueillis par M. de Vigneul-Marville (Noël, dit Bonaventure d’Argonne). Tome 2. Pages 77-78. C. Prudhomme, Editeur. Paris. 1713.))

Jacques Esprit reste chez Armand de Conti jusqu’à la mort de ce prince, mort qui survient le 21 février 1666, au château de la Grange des Près, magnifique domaine situé près de Pézenas, dont le prince avait fait sa résidence principale pendant les six ans de son gouvernement du Languedoc.

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Ci-dessus : Portrait de Madeleine de Souvré, marquise de Sablé.

Après la mort d’Armand de Conti, Jacques Esprit ne retourne pas à Paris et se fixe dans sa ville natale, où il passe silencieusement les douze dernières années de sa vie, élevant ses trois filles et mettant la dernière main à son livre de la Fausseté des vertus humaines, dont le second volume paraît peu de mois avant sa mort, édité par Mmes de Longueville et de Sablé. Le 16 mai 1678, à Béziers, Jacques Esprit marie sa fille aînée, Armande Agnès Esprit, à Pierre de Bermond du Caylar, co-seigneur d’Espondeilhan, issu d’une ancienne famille de Languedoc, maintenue dans sa noblesse à la réformation de 1668. Six semaines plus tard, le 6 juillet, Jacques Esprit meurt à Béziers, à l’âge de soixante-sept ans. Son successeur à l’Académie sera l’abbé Colbert, fils du grand ministre. Félice Esprit, deuxième fille de Jacques Esprit, épousera le 24 juin 1682 à Béziers Pierre Boussanelle, officier de cavalerie, subdélégué de l’intendant du Languedoc.

2.4.Pierre Esprit

Pierre Esprit, qui a fait son droit, devient conseiller en la viguerie de Limoux jusqu’en 1644, puis lieutenant principal au présidial de Limoux de 1642 à 1687. Il épouse Raymonde de Barthe, fille du syndic de la ville. Le couple aura cinq enfants :

  • Anne Marie d’Esprit, née le 16 octobre 1640 à Limoux ((Archives dép. de l’Aude. Paroisse Saint Martin. Baptêmes (1639-1641). Document 100NUM/AC206/GG25. Vue 38.)). Elle épousera le 24 septembre 1639 à Béziers Pierre de Fourès et de Courtine, contrôleur des tailles.
  • Thomas Esprit II, né le 25 septembre 1644 à Limoux ((Archives dép. de l’Aude. Paroisse Saint Martin. Baptêmes (1643-1644). Document 100NUM/AC206/GG30. Vue 46.)). Il épousera Marie Azam, née le 21 octobre 1641 à Limoux ((Archives dép. de l’Aude. Paroisse Saint Martin. Baptêmes (1641-1642). Document 100NUM/AC206/GG26. Vue 27.)), fille de Jean Azam, viguier de Limoux. Conseiller du Roi, lieutenant général en la sénéchaussée et siège présidial de Limoux, Thomas Esprit sera premier consul de Limoux en 1668. Il meurt à Mirepoix le 25 juillet 1716 ((Archives dép. de l’Ariège. Mirepoix. Paroisse Saint Maurice (1699-1722). Document 1NUM6/5MI663. Vue 342.)). Concernant les dernières années de Thomas Esprit, cf. Christine Belcikowski. Coup d’oeil sur l’ancienne seigneurie de la Bezole, dans l’Aude.

[NdR. On relève ici dans la chronologie des naissances, entre 1644 et 1653, un trou qui, faute d’informations, étonne.]

  • Delphine Esprit, née le le 15 octobre 1653 à Limoux ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin (1651-1653). Document 100NUM/AC206/GG35. Vue 83.)), épouse le 27 novembre 1696 à Limoux Henri de Cazemajou, seigneur de Mouthoumet ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin (1696-1697). Document 100NUM/AC206/GG73. Vue 30.)). Elle mourra le 13 décembre 1738 à Roquesérière ((Archives dép. de l’Aude. Roquesérière. 1 E 1. Registre paroissial (1700-1766). Collection communale. Vue 138.)).
  • Catherine Esprit, née le 28 juin 1655 à Limoux ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin (1683-1686). Document 100NUM/AC206/GG67. Vues 135-136.)), épouse le 1er mai 1686 Jean de Nogaret, seigneur de La Bezole ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint Martin (1683-1686). Document 100NUM/AC206/GG67. Vues 135-136.)). Elle mourra à Roquesérière, Haute-Garonne, le 29 février 1740 ((Archives dép. de la Haute-Garonne. Roqueserière (1700-1766). Registre paroissial 1 E 1 (collection communale). Vue 145.)). Concernant le mariage de Catherine Esprit, cf. également Christine Belcikowski. Coup d’oeil sur l’ancienne seigneurie de la Bezole, dans l’Aude.
  • Pierre Esprit, né en janvier 1657 ((Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin. Baptêmes (1657-1658). Document 100NUM/AC206/GG43. Vue 2.)), dont on ne sait rien.

2.5. François Esprit

François Esprit devient avocat au Parlement de Paris, puis entre au Conseil d’Etat et au conseil privé du roi. Il épouse à Paris Catherine Plastrier, fille de Claude Plastrier, notaire au Châtelet. Dont :

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Ci-dessus : Frédéric Schopin. Portrait de Claude François Vidal (1665-1743), premier marquis d’Asfeld. 1835.

  • Jean André Esprit, qui sera commis de MM. de Louvois et de Barbezieux, puis maître en la Chambre des Comptes et secrétaire du roi, épousera le 13 septembre 1693 Madeleine Bidal, cousine germaine du Maréchal d’Asfeld ((Claude François Bidal, premier marquis d’Asfeld, né à Paris le 2 juillet 1665, mort à Paris le 7 mars 1743, est un militaire qui servira sous le règne de Louis XIV, sous la Régence et sous Louis XV, et qui terminera sa carrière militaire avec la dignité de maréchal de France, commandeur de l’Ordre de Saint-Louis et chevalier de la Toison d’or. Spécialiste de la guerre de siège, dans l’attaque et la défense des places, il est l’émule et le successeur de Vauban.)). Etienne Esprit de Saint-André, leur fils, dit le marquis de Saint-André, sera lieutenant général, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint Louis.
  • Jacques François Esprit, qui deviendra ingénieur du roi, capitaine au régiment de Picardie, puis ingénieur en chef, et qui sera tué en 1697 au siège de Barcelone.
  • Henri André Esprit, qui sera commissaire des guerres.
  • Marie Anne Esprit, qui épousera le 24 février 1687 Michel Estival († 4 mai 1714), seigneur de Texay, capitaine gouverneur de la ville et du château de Lombez en 1675, capitoul de Toulouse en 1675.

2.6. André Esprit

v[Jean] André Esprit « devint premier médecin du duc d’Anjou, depuis duc d’Orléans » ((Jean-Denis Bergasse. « A Béziers, préludes intellectuels, du XVIe au XVIIIe siècle, antérieurs à la fondation de la Société des sciences et belles-lettres (1723) », in Société archéologique, scientifique et littéraire de Béziers. Page 48. Date d’édition : 2000.)).

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Ci-dessus : Pierre Mignard. Portrait de Louis Dieudonné de France, futur Louis XIV, à gauche sur l’image, et de Philippe de France, son frère, titré alors duc d’Anjou, à droite sur l’image en robe rose.

Henri Courteault, savant commentateur du Journal de Jean Vallier, maître d’hôtel du roi de 1648-1657, précise que, déjà médecin du roi, André Esprit avait été nommé, au début de mars 1653, premier médecin du duc d’Anjou, en récompense « des notables services par lui rendus à ce jeune prince, dans le traitement de la grande maladie qu’il eut il y a environ trois ans » ((Journal de Jean Vallier : maître d’hôtel du roi (1648-1657). Publié pour la première fois pour la Société de l’Histoire de France par Henri Courteault & Pierre de Vaissière. Tome 4, 1er août 1652-31 décembre 1653. Page 224. Editions Renouard. Paris. 1902-1918.))

La pratique d’André Esprit suscite toutefois dans l’opinion nombre de ragots malveillants, attisés sans doute par le venimeux Guy Patin, docteur en médecine de la Faculté de Paris, professeur au Collège Royal, défavorable à l’administration du vin émétique dont André Esprit s’est fait alors une spécialité, jaloux au demeurant de la faveur dont celui-ci jouit auprès de Louis XIV. A noter que l’élocution d’André Esprit prêtait à rire, parce qu’il bégayait, ou « bredouillait ».

« Tous les mémoires et toutes les correspondances du temps s’égayent fort sur le compte d’André Esprit », observe René Kerviler. « C’est André Esprit que Molière appelle Desfonandrès (tueur d’hommes) dans sa comédie de l’Amour médecin : « On joue présentement à l’hôtel de Bourgogne, écrivait Guy Patin le 25 septembre 1665, l’Amour malade, tout Paris y va en foule pour voir représenter les médecins de la cour ; et principalement Esprit et Guénant avec des masques faits tout exprès ; on y a ajouté Des Fongerais… Ainsi on se mocque de ceux qui tuent le monde impunément » (Lettres, II, 6,8.). Esprit était l’un des plus ardents défenseurs du vin émétique, nouvellement importé, et c’est pour cela que Patin ne peut pas le souffrir. « Nous avons ici un honnête homme bien affligé, écrit-il encore en 1664, c’est M. de La Mothe Le Vayer. Il avoit un fils unique d’environ trente-cinq ans, qui est tombé malade d’une fièvre continue, à qui MM. Esprit, Brayer et Bodineau ont donné trois fois le vin émétique, et l’ont envoyé au pays d’où personne ne revient » (Ibid., II, 440). Il va même plus loin, et dans une lettre de l’année 1658, il jette des cris d’indignation de ce qu’on appelle Esprit, médecin du duc d’Anjou, pour donner du vin émétique au roi (I, 311). Comment appeler près du roi le médecin de son frère !!! — C’est aussi à André Esprit que Benserade adressait le sonnet qui se termine ainsi : … Mais pour une personne, icy que vous sauvez, / Peut-être coupez-vous la gorge à tout le reste (Benserade. OEuvres, I, 183.). On n’en finirait pas si l’on voulait rapporter tous les quolibets du temps sur le médecin de Monsieur. » ((René Kerviler. « Le chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française : études sur sa vie privée, politique et littéraire, et sur le groupe académique de ses familiers et commensaux. Page 536. Editions Didier. Paris. 1874.)).

A propos de la pratique d’André Esprit, Emile Magne formule en 1922, dans Une amie inconnue de Molière; suivi de Molière et l’Université; documents inédits, un jugement plus intéressant :

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Ci-dessus : portrait de Madame de Ludres en Marie Madeleine.

« Esprit et ses compères comptaient pourtant parmi ces intrépides qui adoptaient les remèdes nouveaux. Dans la querelle divisant, depuis nombre d’années, les membres de la Faculté, il pouvait passer pour adversaire résolu des routiniers. Il avait obtenu des cures remarquables et Benserade, poète de cour, avait chanté, sur ce mode plaisant, son adresse à remettre d’aplomb les filles moribondes de la reine : Esprit, qui, de si loin, ramenez la santé, Qui guérissez les maux par une simple œillade, Et qui rectifiez avecque sûreté Cet art qui sait si bien faire un mort d’un malade, Vous avez guéri Ludre (sic) ((Marie Élisabeth (dite Isabelle), marquise de Ludres, chanoinesse de Poussay, puis dame d’honneur de Madame, duchesse d’Orléans, belle-sœur du roi Louis XIV, puis maîtresse du roi et rivale de Madame de Montespan.)), et je me persuade Que vous en concevez une noble fierté ; Déjà son teint revient, déjà tout paraît fade Auprès de cette jeune et charmante beauté » ((Emile Magne. Une amie inconnue de Molière; suivi de Molière et l’Université; documents inédits. Page 68. Émile-Paul Frères, Editeurs. Paris. 1922.))

Comme indiqué par une lettre de Madame de Rabutin, André Esprit meurt le 21 octobre 1678 :

Madame de Rabutin à Roger de Bussy Rabutin.

« A Paris, ce 25 octobre 1678. »
« Aubijoux a été tué en duel par Bois David. Tracy, major général, a eu les chairs du bras emportées d’un coup de canon, devant ce château qu’assiège M. de Créqui en Alsace. Le même coup a emporté le bras de Saint Hilaire, fils de celui qui eut le bras emporté du coup qui tua M. de Turenne. M. Esprit, premier médecin de Monsieur, est mort depuis quatre jours » ((Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis (1666-1693). Tome 4. Page 237. Editions Charpentier. Paris. 1858-1859.)).

2.7. Antoine Esprit

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Ci-dessus : Archives dép. de l’Aude. Limoux. Paroisse Saint-Martin (1683-1686). Document 100NUM/AC206/GG67. Vues 135-136.

Antoine Esprit, dont on ne sait rien, apparaît seulement en tant que sous-diacre dans l’acte de baptême de Catherine Esprit, daté du 28 juin 1655.

En guise de conclusion

L’ensemble des portraits reproduits ci-dessus suffit à illustrer la réussite de la famille Esprit. Nombre des membres de cette famille sont devenus familiers des princes, ou amis et commensaux des plus grands personnages du XVIIe siècle. De la médecine à l’Académie, de l’administration municipale à la Chambre des Comptes, les Esprit ont fait au cours du temps de beaux mariages, et assuré ainsi à l’un des leurs in fine la possibilité de se muer circa 1753 en marquis d’Esprit de Saint-André. Le 29 mars 1753, Etienne Esprit de Saint-André épouse Jeanne Louise de Lafaurie, fille de Jean Zaccharie de Lafaurie, baron de Villandrault, et de Jeanne Louise Thévenin de Cursan. Bénigne Louise Esprit de Saint-André, leur fille, épouse le 26 mai 1773 Etienne Jean Benoît Thévenin, marquis de Tanlay. Avec la naissance de Louis Thévenin de Tanlay, fils de ces derniers, la famille Esprit se fond désormais dans la famille Thévenin de Tanlay.