A propos du décès de Charles Louis de La Fontaine à Pamiers

Dans le journal qui porte pour titre L’année littéraire, ouvrage connu des amateurs seulement et peu lu aujourd’hui, au tome II de l’année 1758, Fréron fait mention en ces termes de la mort de Charles Louis de La Fontaine, avec lequel il était lié de la plus étroite amitié :

« La vénération attachée aux grands hommes et qui s’étend sur leur postérité, l’amitié particulière qui m’unissoit avec M. de La Fontaine, l’estime que son esprit et ses connaissances m’avoient inspirée, m’imposoient le devoir d’honorer dans ces feuilles la mémoire de ce petit-fils unique de l’immortel La Fontaine. Comme toutes les particularités de sa vie ne m’étoient pas connues, j’ai écrit, pour m’en éclaircir, à sa sœur aînée à Château-Thierry. Mademoiselie de La Fontaine m’a fait une réponse satisfaisante que j’insérerai ici, parce qu’il ne me seroit pas possible de rien dire de mieux. Il est étonnant qu’une fille qui n’est jamais sortie de sa province, écrive avec cette politesse et cette pureté ; mais la surprise diminue, lorsqu’on se souvient que c’est une petite-fille de La Fontaine. »

Peut-on, Messieurs, en termes plus sobres, plus délicats, nous intéresser à ces deux descendants du grand Fabuliste ? Fréron fait suivre ces lignes de la lettre que lui adressa Mademoiselle de La Fontaine, en réponse à la sienne dont nous déplorons la perte.

Voici cette perle de style épistolaire :

« Vous ne pouvez douter, Monsieur, de notre sensibilité sur ce qui fait l’objet de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Les regrets unanimes de tous les amis de mon frère, et particulièrement le désir que vous témoignez de faire mention de lui dans vos ouvrages, sont un véritable soulagement à la douleur que sa perte nous cause. II a trop peu vécu pour que sa vie soit remplie de beaucoup d’événements ; si elle eut été plus longue, peut-être auroit-elle fourni matière à son éloge. Je ne puis le louer que pour les qualités du cœur qu’il avoit excellent.

Comme vous l’avez connu vous-même, Monsieur, je suis bien sûre que vous souscrirez à la justice que je lui rends de ce côté-là. A l’égard des circonstances de sa vie, voici tout ce que j’en scais :

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Ci-dessus : 25 avril 1730. Acte de baptême de Charles Louis de La Fontaine. Archives dép. de l’Aisne. Château-Thierry. Paroisse Saint Crépin (1704/1743). Vue 433.

Charles Louis de La Fontaine naquit a Château-Thierry, le 25 avril 1730, avec la fortune que Jean de La Fontaine, qui avait parfaitement accompli son ëpitaphe, avoit laissée à son fils, marié avec Mademoiselle du Tremblay, dont la famille est à Paris dans la Cour des aides et à la Chambre des comptes.

Nous restons après lui trois sœurs qui vivons avec notre mère dans la même maison qu’occupoit notre grand-père, et où vous nous avez fait l’honneur de nous venir voir, lorsque vous passâtes par cette ville pour vous rendre en Lorraine. Mon frère eût été fort à plaindre et auroit couru risque de rester ignoré dans sa patrie, sans les secours généreux de M. Héricart de Thury, conseiller à la Cour des aides, notre proche parent par ma grand’mère, Marie Héricart, femme de Jean de La Fontaine. Ce bon parent nous a toujours tenu lieu de notre père, que nous avons perdu en bas âge. Il appe1a mon frère à Paris et le mit au collège de Beauvais, sous M. Cotun qui prit un soin particulier de l’instruire. Il avait une conception vive et prompte, une facilité surprenante pour apprendre, une mémoire prodigieuse qu’il a toujours conservée. Il eut dans tout le cours de ses études une très grande part à la distribution des prix. Lorsqu’il eut fini ses classes, il fit son droit et fut reçu avocat au Parlement de Paris. Vous sçavez qu’il avoit une petite difficulté dans la langue c’est ce qui l’empêcha de suivre cette profession. On lui donna un emploi à l’Hôtel des Postes, sous M. Thiroux de Gerfeuil qui l’aimait tendrement. Il s’en acquitta avec assez de négligence. Un goût vif pour le plaisir, l’agrément de son esprit qui le faisoit rechercher, une indolence naturelle qu’il tenoit de ses pères, et que ni l’intérêt de son avancement ni les conseils de ses parents et de ses amis n’ont jamais pu vaincre, lui faisoient haïr tout ce qui avait l’air du travail et de l’application. On crut qu’il réussiroit mieux, si on l’éloignoit de la capitale. Les administrateurs des Postes t’envoyèrent successivement aux bureaux de Dijon et de Yalenciennes. Les liaisons qu’il se forma dans ces deux villes lui fournissant journellement de nouvelles occasions de se dissiper, il n’y fut pas plus exact à ses devoirs. Enfin, il renonça tout a fait à son emploi pour revoir Paris. Il y vécut dans la société de plusieurs gens d’esprit et de lettres jusqu’au mois de mars 1743 qu’il vint dans sa patrie, où il demeura trois ans. Il fut chéri et considéré par toutes les personnes qui y tiennent un rang, entre autres par Monseigneur l’évêque de Soissons, et par M. de Meliand, intendant de la même ville. Il retourna à Paris en 1746. Il fut désiré dans plusieurs bonnes maisons, et admis à des soupers agréables il y portait l’enjouement, les saillies, des connaissances historiques peu communes, et le talent de narrer.

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Ci-dessus : daté de 1752, portrait de François Armand d’Usson, marquis de Bonnac, par Louis Vigée.

Ce fut dans ces circonstances qu’il eut l’avantage d’être connu et goûté de M. le Marquis de Bonnac ((François Armand d’Usson, marquis de Bonnac (1716-1778), fils de Jean Louis d’Usson, marquis de Bonnac(1672-1738), ambassadeur de France, et de Madeleine Françoise de Gontaut Biron.)), qui le retira chez lui, moins comme secrétaire qu’a titre d’ami et de compagnie. Ce qu’il y a de singulier, Monsieur, c’est que mon frère, qui avoit toujours négligé ses propres affaires, travailla avec une ardeur incroyable à mettre en ordre celles de cette maison. Il fit, à cet effet, en 1749, un voyage en Bretagne et dans le comté de Foix, pour visiter les terres que ce seigneur possède dans ces deux Provinces. Le soin qu’il prit de les faire valoir, de recouvrer des droits abandonnés, de mettre les fermiers en règle, produisit à M. le Marquis de Bonnac une augmentation considérable de revenu. Il vit a Pamiers Mademoiselle Marie Antoinette Lemercier, fille du maître particulier des eaux et forêts ((Georges Louis Lemercier, seigneur de Chalonges.)), qui n’avoit alors que quinze ans, et qui joignoit à une grande vivacité d’esprit la figure la plus séduisante. Mon frère en devint amoureux, et de retour à Paris, l’absence ne diminua point les sentiments qu’elle lui avait inspirés. Dans un deuxième voyage au pais de Foix, en 1751, avec M. et Mme de Bonnac, il trouva que les grâces de Mademoiselle Lemercier s’étoient accrues avec l’âge. Il la demanda à ses parents, et M. et Mme de Bonnac facilitèrent cette union par les avantages qu’ils firent à mon frère. Ilépousa Mademoiselle Lemercier, le 9 novembre 1751.

Dans ces entrefaites, M. le Marquis de Bonnac fut nommé ambassadeur en Hollande, et se rendit à Paris où mon frère le joignit quelque temps après. Il partit avec lui pour La Haye, au mois de décembre 1752, en qualité de premier secrétaire.

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Ci-dessus : entrée du château de Bonnes aujourd’hui.

Quelques désagréments domestiques le dégoûtèrent de son emploi ; il le quitta au mois de septembre 1753 pour retourner dans le comté de Foix où il reprit la direction des biens de M. de Bonnac. Les peines qu’il se donnoit pour cette régie et les contradictions qu’il avoit à essuyer, prenoient sur sa santé altérée déjà par le peu de ménagement avec lequel il s’étoit livré au plaisir de la table. Il se plaignoit depuis longtemps d’une oppression et d’une difficulté de respirer qu’on croyoit devoir se terminer en asthme. Mais, au mois d’août passé, cette oppression ayant augmenté, les médecins décidèrent qu’il étoit attaqué d’une hydropisie de poitrine. Les six dernières semaines qu’il a vécu, il a souffert des douleurs affreuses avec une patience dont la connaissance de son caractère ne permettoit pas de croire qu’il fût capable. Enflé de tout le corps, obligé d’être toujours dans un fauteuil, accablé par la quantité de remèdes de toute espèce qu’on lui faisoit prendre, il voyoit approcher sa fin d’un oeil tranquille. Il a été le premier à demander les secours de l’église ; il a dit adieu à sa femme, a embrassé ses enfants et a pris congé de ses amis avec une fermeté qui augmentoit leur douleur ; il a conservé toute sa présence d’esprit jusqu’à la veille de sa mort ; il a rendu le dernier soupir le 13 novembre dernier (1757).

Il laisse trois enfants, une fille âgée de trois ans ((Marie Françoise La Fontaine (1755-1806) épousera en 1776 Charles Etienne Marie Marin de Marson dont elle aura deux enfants.)), une autre ((Marie Claire La Fontaine (1756-1828), dite Mademoiselle Gracieuse, épousera en 1787 à Château-Thierry Pierre Louis Despotz dont elle n’aura pas de descendance.)) qui en a deux, et un seul fils, Hugues Charles de La Fontaine (1757-1824) ((Charles Hugues La Fontaine vivra et mourra à Château-Thierry sans descendance.)), né le 12 juillet de l’année dernière (1757). Je ne sçais si mon frère a travaillé à quelque ouvrage de littérature. Il n’est rien venu à notre connaissance que plusieurs lettres très bien dites, moitié vers et moitié prose, mais qui n’ont de sel que pour les sociétés auxquelles elles étoient destinées. Il nous a toujours dit que, s’il lui prenait quelque démangeaison d’écrire, personne n’en scauroit rien ; qu’il ne se sentoit pas la force de soutenir la réputation que son grand-père s’était acquise ; qu’il ne lui étoit pas permis d’être médiocre, et qu’il aimoit mieux laisser le public dans l’attente de ce qu’il pourroit faire que de le voir blâmer ce qu’il auroit fait, et que d’augmenter la liste déjà trop nombreuse des enfants qui ont dégénéré de leurs pères.

J’ai l’honneur d’être, avec toute la reconnaissance possible, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA FONTAINE (Marie Jeanne Guillaume).

A Château-Thierry, ce 12 février 1758. » ((Source : Annales de la Société historique et archéologique de Château-Thierry. 1887. Page 154 sqq.))