Il m’abreuve et me nourrit de temps en temps

Pauline Borguèse vient de publier sous pseudonyme, aux éditions Arcans, Mes amants – Aide-mémoire. Le livre est imprimé à Pamiers et distribué, entre autres, à la Librairie des Couverts à Mirepoix. Je l’ai lu, et j’ai été frappée par la qualité littéraire du texte de Pauline Borguèse. Le titre seul pourrait annoncer des mémoires licencieux, de ceux qu’on lit d’une seule main, comme disait le XVIIIe siècle libertin. Robert Darnton, le grand dix-huitièmiste américain, observe toutefois que les éditeurs du siècle des Lumières classaient ce genre de livres dans la rubrique « livres philosophiques » 1cf. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, 1. De la sociologie de la littérature à l’histoire de l’édition ; et passim ; Gallimard, coll. Tel, 2010..
 
Philosophie pour philosophie, le sous-titre de Mes amants, Aide-mémoire, indique qu’il ne s’agit pas ici de ce genre de « livres philosophiques » qui aident à jouir, mais bien plutôt de cet autre genre de « livres philosophiques » qui aident à penser la vie comme liberté passionnée et le temps comme expérience du jardin aux sentiers qui bifurquent. Tentant de déjouer l’oubli et l’oubli de l’oubli, la mémoire navigue à la recherche de ce qui reste des années profondes, et entre « De nos ébats je ne me rappelle rien » et « Je me souviens d’une très grande chambre vieillotte » en passant par « maintenant je dis ça parce que c’est comme ça que le vois, mais peut-être que je me trompe », ce qui point à l’horizon de la mémoire, c’est, il me semble, « l’or du temps ». Le mot est d’André Breton. Pauline Borguèse préfère celui de Paul Nizon : de la circumnavigation qui la porte du premier amant X1 au dernier amant X2, « Il me reste des lieux et des légendes » 2Cité par Pauline Borguèse en guise d’excipit à Mes Amants, p. 128.

Maintenant que je suis vieille et qu’il est moins beau nous continuons à nous voir chastement chez lui où il m’abreuve et me nourrit de temps en temps.

Nimbé d’un halo superbement ronsardien, le tableau du « Maintenant que je suis vieille et qu’il est moins beau » donne à voir une autre figure d’Hélène, et aussi une autre façon du carpe diem, à laquelle jadis le glorieux poète n’avait pas songé. Mais le temps n’était certes pas encore venu, au XVIe siècle, où (Pauline) Hélène pourrait dire qu’elle a eu longtemps non seulement besoin de baiser mais de faire l’amour de tenir quelqu’un dans ses bras d’être physiquement avec lui d’être nue d’être prise oui prise pas de prendre, sans avoir à choisir entre la liberté ou l’amour ; ni le temps de dire qu’elle a aujourd’hui plus besoin encore besoin de voir des amis comme 0X4, – mon plus vieil et plus cher ami, dixit Pauline :

C’est le plus merveilleux vieillard que je connaisse (je n’en connais pas beaucoup) il se ratatine de jour en jour perd la mémoire mais monte vaillamment deux étage pour venir me voir puis nous allons boire un café sur la place et discuter toujours de tout et jamais de rien.

Placée sous le signe des Dioscures que sont sur le mode de la fin initiale le premier et le dernier, la mémoire va dès lors de X1 à X2 comme elle veut, insoucieuse de toute chronologie, mue seulement par le souci de toucher au vrai, au simple de la sensation, au libre de l’instant qui tremble encore, au vif du hasard qui mène le bal. Les autres, de X3 à ? reviennent en désordre, se bousculent, et avec eux le souvenir des lieux sur fond desquels l’amour, la baise se découpent et sur lesquels ils ouvrent, à la façon du regard de la peinture, de la photographie ou du cinéma, des vues insolites, moments d’un autre visage du monde qui ailleurs ne se montre pas :

Il était peintre en bâtiment et sa piaule était un grand appentis au-dessus d’un immense garage où pendaient des centaines de gros pots de peinture au-dessus de quelques voitures, je les vois encore…

Le décor était étonnant, du fric c’était certain donc du luxe et du confort, de l’espace aussi une immense pièce en rotonde au-dessus d’un salon digne d’un décor de film de Jacques Deray dans La Piscine ou de Vadim dans La Curée, murs sombres beaucoup de meubles de divans de fauteuils de tableaux et la chambre au milieu de tout ça avec un immense lit…

Ça aussi j’ai aimé : le bar miteux où j’avais demandé innocente vers les deux heures du matin un ferney brancha, et dont la patronne à défaut m’a proposé une liqueur de banane très très sucrée, la prostituée exténuée écroulée dans un mauvais fauteuil près du poêle à charbon au milieu du café, pieds nus, ses talons éculés à côté d’elle…

J’ai aimé ici, comme partout dans Mes Amants, le silence de l’écriture, qui fait voir. Je trouve là une façon de la poésie, propre à une artiste qui use des mots comme elle le fait du matériau pauvre dans son oeuvre plastique ou photographique.

J’ai aimé aussi le naturel de l’écriture qui dit les choses de l’amour et de la baise avec la belle simplicité et le tranchant de l’évidence. Le naturel, de la sorte, ne brave jamais la pudeur. Pauline Borguèse dit dans le livre qu’elle a beaucoup d’admiration pour Catherine Millet d’avoir publié son livre sur sa vie sexuelle : même dans son milieu à elle […] ça ne doit pas être évident de s’exposer comme elle l’a fait, ceci dit elle m’évite d’avoir à raconter les détails, les vivre c’est très bien, les raconter je n’ai pas envie de le faire. A la différence de Catherine Millet en effet, Pauline Borguèse ne « raconte » pas ; elle tente de montrer comment le vif saisit le mort, tous les jours, de toutes sortes de façons, pas seulement dans l’amour et la baise, mais aussi et d’abord dans la surprise de l’instant, la surprise des lieux, des choses, des gens tels qu’ils sont. Elle y parvient joyeusement, sans ménager la part de l’auto-ironie. Elle ne plaisante pas toutefois avec un droit qu’elle revendique : la féminisation de la grammaire. Le féminin l’emporte chez elle en cas de coordination d’un masculin et d’un féminin. Le féminin impose également qu’on parle d’écrivaine. Je n’ai pu souscrire ici à cette revendication. Je ne m’y fais pas.

Ci-dessus : J’ai toujours accroché au-dessus de mon lit un tableau, une jeune femme nue qui boit une tasse de thé, dit Pauline Borgèse, en hommage à une amie peintre qui a signé ce tableau et qui, lorsqu’elle était malheureuse et ne savait pas pourquoi, l’a aidée à le savoir.

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