Le Général Hiver

 

Le Général Hiver a vieilli. Seuls les historiens l’invoquent encore, à propos de la retraite de Russie et du fiasco de l’opération Barbarossa. Marcel Proust, en 1912, se gaussait déjà de « notre excellent Monsieur de Norpois », vieux diplomate, qui use d’accessoires de rhétorique tels que « l’aube de la victoire et le Général Hiver » 1Marcel Proust, Le Temps retrouvé.

 

Ci-dessus : Siméon Jean Antoine Fort (1793-1861), La Division Ricard au combat de Krasnoe le 18 novembre 1812, 9 h. du matin.

Je relisais il y a peu L’Expiation. On voit là comment, après avoir volé de victoire en victoire, la Grande Armée succombe à l’arrivée du terrible Général Hiver.

Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.

 

Ci-dessus : Denis-Auguste-Marie Raffet (1804-1860), Episode de la retraite de Russie, 1812.

Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
Ce n’étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre :
C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d’ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
2Victor Hugo, L’expiation, in Les Châtiments, Livre V, XIII

 

Ci-dessusAdolf Northern (1828-1876), Napoleons retreat from Moscow.

La scène est terrible. « Il neigeait ». « Le nord » triomphe. C’est là que s’élabore la figure mythique du Général Hiver.

Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
O chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !

Aujourd’hui que sous nos climats il neige moins, ou plus du tout, que les grands froids reculent, que la banquise fond, on peine à se représenter la cruauté des hivers d’antan : hivers de la fin du règne de Louis XIV, hiver de an III (1794-1795), hiver 1829-1830, et hiver de 1879-1880, le plus sévère de tous.

L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie montre que « les soubresauts socio-politiques » – famines de 1693 et de 1709, révolution de 1830, débâcle de 1870 – « sont liés à la courbe thermique » 3Cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Flammarion, 1967 ; Abrégé d’histoire du climat du Moyen Âge à nos jours. Entretiens avec Anouchka Vasak, Fayard, 2007 ; Histoire humaine et comparée du climat, Ed. Fayard, t. 1 Canicules et glaciers XIIIe-XVIIIe siècles, 2004 ; t. 2, Disettes et révolutions, 2006 ; t. 3, Le réchauffement de 1860 à nos jours (avec le concours de Guillaume Séchet), 2009.. L’histoire, autrement dit, n’est pas indépendante du climat. A ce titre, elle compte au rang des forces de mort qui rendent son cours épisodiquement si douloureux, le Général Hiver.

Ci-contre : in Recueil de cinquante des plus belles figures antiques et modernes de Versailles (1720), planche 78 : Simon Thomassin (1655-1733), L’Hyver, statue en marbre placée dans les jardins de Versailles, sculptée en 1675-1683 par François Girardon d’après un dessin de Charles Le Brun.

Aujourd’hui, disais-je, sous nos climats le Général Hiver a vieilli. Je n’ai plus entendu parler, depuis ma petite enfance, que du Bonhomme Hiver. Celui des boules de neige, du houx, du gui, et du Premier de l’An. Au demeurant celui des cartes de voeux de style ancien, puisque Noël désormais se passe le plus souvent au balcon.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Illustration d’Emile Antoine Bayard (1837-1891) pour l’édition Hachette, Bibliothèque Rose (1895), du Général Dourakine (1863) de la Comtesse de Ségur ; générique de l’adaptation télévisée du Général Dourakine, réalisée en 1963 par Yves-André Hubert .

Et si l’Hiver demeure Général, je l’imagine plutôt en Général Dourakine, qui, accompagné par Dérigny, Madame Deligny et ses enfants, Jacques et Paul, fait route vers Gromiline, près de Smolensk, dans « sa berline commode et spacieuse ». « Impatient d’arriver dans sa terre avant les grands froids », après de longues heures de route, il s’est endormi.

Paul voulut parler ; les chut de Mme Dérigny et les efforts de Jacques, entremêlés de rires comprimés, devinrent si fréquents et si prononcés que le général s’éveilla.
« Quoi ? qu’est-ce ? dit-il. Pourquoi empêche-t-on cet enfant de parler ? Pourquoi l’empêche-t-on de remuer ?
Madame Dérigny
Vous dormiez, général ; j’avais peur qu’il ne vous éveillât.
Le Général
Et quand je me serais éveillé, quel mal aurais-je ressenti ? On me prend donc pour un tigre, pour un ogre ? J’ai beau me faire doux comme un agneau, vous êtes tous frémissants et tremblants. Craindre quoi ? Suis-je un monstre, un diable ? »
Mme Dérigny regarda en souriant le général, dont les yeux brillaient d’une colère mal contenue :
Madame Dérigny
Mon bon général, il est bien juste que nous vous tourmentions le moins possible, que nous respections votre sommeil.
Le Général
Laissez donc ! je ne veux pas de tout cela, moi. Jacques, pourquoi empêchais-tu ton frère de parler ?
Jacques
Général, parce que j’avais peur que vous ne vous missiez en colère. Paul est petit, il a peur quand vous vous fâchez ; il oublie alors que vous êtes bon ; et, comme en voiture il ne peut pas se sauver ou se cacher, il me fait trop pitié. »
Le général devenait fort rouge ; ses veines se gonflaient, ses yeux brillaient ; Mme Dérigny s’attendait à une explosion terrible, lorsque Paul, qui le regardait avec inquiétude, lui dit en joignant les mains :
« Monsieur le général, je vous en prie, ne soyez pas rouge, ne mettez pas de flammes dans vos yeux : ça fait si peur ! C’est que c’est très dangereux, un homme en colère : il crie, il bat, il jure. Vous vous rappelez quand vous avez tant battu Torchonnet ? Après, vous étiez bien honteux. Voulez-vous qu’on vous donne quelque chose pour vous amuser ? Une tranche de jambon, ou un pâté, ou du malaga ? Papa en a plein les poches du siège. »
À mesure que Paul parlait, le général redevenait calme ; il finit par sourire et même par rire de bon coeur. Il prit Paul, l’embrassa, lui passa amicalement la main sur la tête. « Pauvre petit ! c’est qu’il a raison. Oui, mon ami, tu dis vrai ; je ne veux plus me mettre en colère : c’est trop vilain.
4Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur (1799-1874), Le Général Dourakine

Le Général est irascible, mais il n’est pas méchant. C’est ainsi qu’aujourd’hui je vois le Bonhomme Hiver.

 

Je me souviens que dans mon enfance il neigeait davantage. Je vivais toutefois dans les Alpes. Nous l’avons beaucoup chahuté en ce temps-là, le brave Bonhomme Hiver !

 

Je dédie au Bonhomme Hiver la carte animée que l’on voit ci-dessous. Elle date des années 1950. Le Bonhomme a fondu depuis lors. Il ne semble pas qu’il revienne de si tôt, dans nos contrées qui se réchauffent.

 

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