Mérimée et les Ames du Purgatoire

 

Ci-dessus, de gauche à droite : d’après un tableau de Luis de Moralès (1510-1586) ou de Domínikos Theotokópoulos, dit Le Greco (1541 ?-1614), gravure (détail) représentant Le Songe de Philippe II, (gravure : 1594-1604 ; photo de la gravure : 1900-1910) ; Lucien Guezenec, illustration pour Les Ames du Purgatoire de Prosper Mérimée, édition Pierre Larrive, Paris, 1947.

Il y avait dans l’oratoire de la comtesse de Maraña un tableau dans le style dur et sec de Moralès, qui représentait les tourments du purgatoire. Tous les genres de supplices dont le peintre avait pu s’aviser s’y trouvaient représentés avec tant d’exactitude, que le tortionnaire de l’Inquisition n’y aurait rien trouvé à reprendre. Les âmes en purgatoire étaient dans une espèce de grande caverne au haut de laquelle on voyait un soupirail. Placé sur le bord de cette ouverture, un ange tendait la main à une âme qui sortait du séjour de douleurs, tandis qu’à côté de lui un homme âgé, tenant un chapelet dans ses mains jointes, paraissait prier avec beaucoup de ferveur. Cet homme, c’était le donataire du tableau, qui l’avait fait faire pour une église de Huesca. Dans leur révolte, les Morisques mirent le feu à la ville ; l’église fut détruite ; mais, par miracle, le tableau fut conservé. Le comte de Maraña l’avait rapporté et en avait décoré l’oratoire de sa femme.

D’ordinaire, le petit Juan, toutes les fois qu’il entrait chez sa mère, demeurait longtemps immobile en contemplation devant ce tableau, qui l’effrayait et le captivait à la fois. Surtout il ne pouvait détacher ses yeux d’un homme dont un serpent paraissait ronger les entrailles pendant qu’il était suspendu au-dessus d’un brasier ardent au moyen d’hameçons de fer qui l’accrochaient par les côtes. Tournant les yeux avec anxiété du côté du soupirail, le patient semblait demander au donataire des prières qui l’arrachassent à tant de souffrances. La comtesse ne manquait jamais d’expliquer à son fils que ce malheureux subissait ce supplice parce qu’il n’avait pas bien su son catéchisme, parce qu’il s’était moqué d’un prêtre, ou qu’il avait été distrait à l’église. L’âme qui s’envolait vers le paradis, c’était l’âme d’un parent de la famille de Maraña, qui avait sans doute quelques peccadilles à se reprocher ; mais le comte de Maraña avait prié pour lui, il avait beaucoup donné au clergé pour le racheter du feu et des tourments, et il avait eu la satisfaction d’envoyer au paradis l’âme de son parent sans lui laisser le temps de beaucoup s’ennuyer en purgatoire.
— Pourtant, Juanito, ajoutait la comtesse, je souffrirai peut-être un jour comme cela, et je resterai des millions d’années en purgatoire si tu ne pensais pas à faire dire des messes pour m’en tirer ! Comme il serait mal de laisser dans la peine la mère qui t’a nourri ! Alors l’enfant pleurait ; et s’il avait quelques réaux dans sa poche, il s’empressait de les donner au premier quêteur qu’il rencontrait porteur d’une tirelire pour les âmes du purgatoire.
1Prosper Mérimée, Les Ames du Purgatoire, 1834.

Ci-dessus : Antoni Tàpies, Sans titre, Barcelone, Fondation Antoni Tapiès.

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