A Mirepoix – Le quartier de Lilo – L’Isle et le Bascou

 

Ci-dessus, de gauche à droite : vue du quartier de Lilo sur le plan aquarellé de 1766 ; vue aérienne du même quartier en 2011.

Situé de part et d’autre du cours du Rumat, le quartier de Lilo comprend en 1766, côté ville, entre la rue du Coin de Paraulettes et la rue du Coin de Caramaing, les quatre moulons qui bordent le cours, et côté campagne, entre la route de Limoux et la rue du Countirou :

1. Le Bascou, sis entre le ruisseau du Countirou et le cours du Rumat ;

2. L’Isle proprement dite, ou Lilo, sise entre le ruisseau du Countirou et le canal qui dérive de ce dernier.

La section du cours du Rumat qui longe l’Isle se trouve renommée rue de L’Isle, ou rue de Lille (sic).

 

 

L’usage du mot « Lilo » en lieu et place de « l’Isle » s’observe au XVIIIe siècle, durant la Révolution, et jusqu’en 1815, dans le compoix et dans les registres municipaux. On reconnaît, sous la graphie naïvement phonétique, l’occitan, tel qu’on le parle en 1766.

 

1. Le Bascou

 

 

Les archives ne disent rien du Bascou, du Basque, qui a donné son nom au moulon de l’affachoir, ou du corchoir, qui se trouve situé au Rumat, côté campagne, entre le pont de Limoux, le ruisseau Countirou, et le canal du moulin. Il se peut que le dit Bascou ait été au XVIIIe siècle un habitué du foirail, connu pour la qualité de ses bêtes, venues du pays basque ou bien du Béarn.

 

Ci-dessus : le Bascou aujourd’hui, par temps de pluie.

Le corchoir (abattoir) porte sur le plan le n°29 bis. Le grand espace laissé libre alentour du corchoir est destiné aux activités du foirail côté Rumat, et à l’abreuvage des bêtes côté Countirou. Conformément à la vieille charte de la boucherie ((Cf. La dormeuse blogue : A Mirepoix, la charte de la boucherie, en 1303.)), les bêtes arrivent à pied au corchoir, où elles sont mises en stabulation. On les mène donc matin et soir boire au ruisseau.

J’évoque l’histoire du corchoir dans Al Bascou, la maison de l’écorcheur et dans Al Bascou – Autrefois, à l’aile du pont. Je vous invite à vous y reporter, pour d’autres précisions.

 

Ci-dessus : maisons situées aux abords de l’ancien corchoir. La maison (n°27) qui fait angle et qui est actuellement à vendre appartenait en 1766 à François Izard, dit La Mort, voiturier ((Cf. A Mirepoix – Le quartier de Lilo – 1. Entre la rue du Coin de Cambajou et la rue del Bascou.)).

 

Ci-dessus : portail de la bâtisse portant le n°31 sur le plan de 1766 ; alors, décharge de Gabriel Ortala.

 

Ci-dessus : maison (n°41) formant un triangle al Bascou, jadis propriété de Jeanne Senesse, veuve de Jean François Sutra.

 

Ci-dessus : derrière la maison formant un triangle al Bascou, le canal du moulin.

Quelques maisons seulement s’élèvent en 1766 au bord du foirail (numéros 24 à 30), puis au bord de la promenade (n°31), puis au bord du canal du moulin (n°37 à 41), à l’endroit où celui-ci amorce, alors à ciel ouvert, la traversée de la promenade. La présence d’un tisserand (n°26) est liée à la nécessité professionnelle de la ressource en eau ((Cf. A Mirepoix – Le quartier de Lilo – 3. De la rue du Coin de Loubet à la rue Coin de la rue de Paraulettes.)).

Situées au bord du Countirou, toutes les parcelles restantes sont occupées par des jardins, des breils et des « graviers ». Certaines comprennent logiquement « des passages pour aller au canal ». Parmi les propriétaires de ces parcelles vertes, on retrouve sans surprise François Rivel, dit le Romain, teinturier, et Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs, qui, tous, ont besoin d’écorces de bois et de diverses plantes spécifiques, comme le redoul ((Cf. Monographie Redoul.)), pour leurs activités professionnelles.

 

Ci-dessus : vue de l’ancien corchoir sur l’arrière, depuis le passage qui descend au Countirou, en contrebas du pont de Limoux.

Liste des propriétaires des parcelles enregistrés sur le compoix de 1766 :

23 bis. Commune : couvert servant de corchoir al Bascou
24. Madeleine Sabatier, veuve et héritière de Joachim Mir ; maison, jardin et gravier al Bascou
25. Paul Arnoux, brassier ; maison et patu al Bascou
26. Jeanne Marie Senié, veuve de Jean Moux tisserand ; maison et jardin al Bascou
27. François Izard, dit La Mort, voiturier ; maison al Bascou
28. Gabriel Ortala
29. Jeanne Marie Laffage, veuve de Jacques Gautier ; maison, patu, jardin, breil al Bascou
30. Jean Tadieu, bastier ; al Bascou
31. Gabriel Ortala ; décharge et jardin al Bascou
32. François Rivel, dit le Romain, teinturier ; breil al Bascou
33. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; breil ou terre inculte al Bascou
34. Jacques Pons, bastier
35. Pierre Verger, dit Lalem, laboureur ; maison et jardin al Bascou
36. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; jardin al Bascou
37. Jean Pierre Bertrand, huissier ; maison al Bascou
38. Barthélémy Clauzel ; le bas d’une maison dont le dessus est tenu par Jean Pierre Bertrand et par Michel Bourges, al Bascou
39. Michel Bourges, brassier ; maison al Bascou et passage pour aller au canal ; Jean Pierre Bertrand : latrines au premier plancher
40. Jean Pierre Bertrand ; jardin le long du canal du Bascou et passage public pour aller au canal
41. Jeanne Senesse, veuve de Jean François Sutra ; maison formant un triangle al Bascou.

 

2. L’Isle, ou Lilo

 

 

Liste des propriétaires des parcelles enregistrés sur le compoix de 1766 :

42. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; breil à Lilo
43. Jacques Pons, bastier ; breil à Lilo
44. Jean Guillemat, marchand ; breil à Lilo
45. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; breil à Lilo
46. Jeanne Senesse, veuve de Jean François Sutra ; maison, jardin, ferratjat, breil à Lilo
47. François Rivel, dit le Romain, teinturier ; jardin à Lilo
48. François Rivel, dit le Romain, teinturier ; maison et breil et autres à Lilo
49. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; maison servant d’adouvairie pour tanner les cuirs, ciel ouvert et boulmières à Lilo.
50. Non documenté dans le compoix !

 

Ci-dessus : vues rue Jacques Miquel, l’ancienne maison Sutra au premier plan, puis l’ancienne maison Rivel en dessous de la maison Sutra.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : vue de l’ancienne maison Sutra, rue Jacques Miquel ; vue de la même maison , rue de L’Ile.

 

Ci-dessus : la même maison, vue sur sa façade sud.

 

Ci-dessus : dans le passage qui la sépare de l’aile gauche, vue de l’aile droite de l’ancienne maison Sutra.

 

Ci-dessus : rue de l’Isle, vue de l’aile droite de l’ancienne maison Sutra. A l’angle de la maison, une lanterne.

 

Hormis deux breils qui appartiennent respectivement à Jacques Pons, bastier (n°43) et à Jean Guillemat, marchand (n°44), tout le reste de l’Isle se trouve contrôlé par François Rivel, dit le Romain, teinturier n°47 et 48), et par Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs (n°45, 49, 50), et apparentés (Jeanne Senesse, veuve de Jean François Sutra ; n°46). Ainsi rapprochées, tannerie et teinturerie, qui s’exercent de façon complémentaire, font de l’Isle une entité industrielle de première importance pour la ville de Mirepoix. Elles trouvent là de quoi satisfaire leurs besoins en eau et en matières végétales. Elles disposent en outre de suffisamment d’espace pour multiplier des bassins de trempage qui, en raison de l’odeur et de la toxicité des substances qu’ils contiennent, ne souffriraient pas d’être installés côté ville. Dans la « maison servant d’adouvairie », on distingue, sur le plan, des cercles qui figurent probablement les dits bassins. On imagine l’atmosphère fétide qui devait être au XVIIIe siècle celle de cet isolat industriel.

 

Le mot « adouvairie », utilisé dans le compoix, est d’usage rare et plutôt archaïque. Il se comprend dans le contexte, mais il ne figure pas dans les dictionnaires modernes. J’ai demandé à Robert Gueuljans, étymologue, de l’éclairer de façon plus précise. Voici les renseignements que Robert Gueuljans m’a fournis :

Dans le Dictionnaire Occitan mediéval, l’adobaria est justement spécifique aux tanneurs !

Adobaria : n. f.
a. « atelier »
1432 < Pans5: sans contexte
b. « atelier de tanneur/corroyeur »
1445 < StatMunMarsP 261,19: Item que tot curatier deia senhar los truelhs de son adobaria cascun d'un senhal e different l'un de l'autre.
1480 < StatMunMarsP 272,18: … l'un vallat sive mondador… dintre loqual tonbon et pervenon las aygas de lasditas adobarias.
1480 < StatMunMarsP 271,18: … et que tota l'ayga de la adobarie deja tonbar dintre la dicha suelha.
1480 < StatMunMarsP 271, 45: Item, que tos curaties o adobadors de cuers deyon far un barquier sote lo pertus hont tonba l'ordura et l'ayga de totas las adobaryas en lo valat de Sant Loys.
1484 Navarrenx < Luc 213 n. 2: … tote aquere borde, berger, pelam, adoberie, taner, moler, fossas, peyras…

Outre la « maison servant d’adouvairie », la parcelle n°49 abrite également, dixit le compoix, des « boulmières ». Des boulmières ? Qu’ès aquò ?

Le mot reste introuvable dans aucun dictionnaire. Il pourrait donc s’agir d’un mot forgé, propre au parler de Mirepoix, issu peut-être de la corruption de « holmières », ou « olmières », i. e. ormaie, terrain planté d’ormeaux.

Le Dictionnaire Occitan-Français de Louis Alibert donne les indications suivantes :

Olm,m, « orme, ormeau ».
Syn. « Orm, orme, orma, ome, oume ».
Dér. olmada, « ormaie » ; olmat, « ormeau » ; oumada, « lait préparé avec de la racine d’orme pilée qui sert à luter la futaille » ; olmière, « plantation d’ormeaux » ; olmeda.
Etym. L. ulmus.
((Louis Alibert, Dictionnaire Occitan-Français, p. 515, Institut d’Estudis Occitans, 1966))

La parcelle n°46, appartenant à Jeanne Senesse, veuve de Jean François Sutra, comprend, quant à elle, un « ferratjat ». Le mot désigne en occitan un « champ de fourrage » ((Cf. Robert Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l’Occitan, article « ferratge ».)).

 

Les « breils » enfin, présents tout au long du Countirou, sont des espaces humides situés entre les terres labourables et la rivière, amis des peupliers, des saules, des aulnes et autres espèces qui se plaisent au bord de l’eau ((Cf. La dormeuse blogue : Le chemin des breils ; Robert Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l’Occitan : article « breilh ».)).

Au fil de mes promenades autour de l’Isle, j’ai constaté que celle-ci demeure difficile à photographier, faute d’accès aux espaces proprement îliens, compris entre les breils qui bordent le Countirou et les façades qui donnent sur la rue de L’Ile. L’intérieur de l’Isle échappe à la vue. Il préserve de la sorte un charme retiré, et comme un air de secret.

 

Ci-dessus : vue générale de la rue de l’Isle.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : autre vue de la rue de l’Isle ; vue d’un jardin dans l’Ile.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : vue du canal à la hauteur de la « maison formant un triangle al Bascou, i. e. à la pointe sud de l’Ile ; vues du système de goulottes de déversement installé de l’autre côté de l’Ile.

Si, empruntant la rue Jacques Miquel, l’on passe le petit pont de fer qui se situe dans le prolongement de cette dernière, on se trouve de l’autre côté de l’Ile. Depuis le chemin qui court au bord du Countirou, on entrevoit la rive arrière de l’Ile au travers des breils, et plus loin le système de goulottes qui assure l’équilibre de l’étiage entre le Countirou et le canal du moulin. Le chemin aboutit au coeur d’un lotissement moderne, qui, hormis les grands arbres, ne conserve rien du charme propre à l’Ile avoisinante. Le tour de l’Ile s’arrête donc ici.

Un lecteur ami m’a récemment adressé le message suivant :

J’ai habité, il y a longtemps, la Rue de l’Ile. Savez-vous s’il existe des photos, des cartes postales, d’avant la destruction de ce qui était l’âme de ce quartier : le petit pont de pierre, le Béal et ses tilleuls, le lavoir… ?

Je n’ai pas connu, pour ma part, cet âge d’or de l’Ile. Mais j’imagine…

Si d’autres lecteurs ont conservé par exemple des photos, et s’ils acceptaient de partager, voilà qui ferait ici notre bonheur à tous.

Deux jours au 60e congrès de la Fédération historique des Pyrénées

 

Consacré aux Dissidences et conflits populaires dans les Pyrénées, le 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées s’est tenu les 17 et 18 juin 2011 au Centre universitaire de Foix-Montgauzy. J’y ai participé. J’en rapporte toutes sortes d’impressions stimulantes. Et d’abord celle des marches de l’amphithéâtre, que l’on descend comme on marche à l’abîme, songeant en chemin que, façon Piranèse, la chute fait ici ascension. Ce congrès fut un ascenseur rapide.

L’ascension vendredi matin débutait illico avec l’intervention dédiée par Philippe de Robert à Vigilance, hérétique ou réformateur ? Ressurgi de la profondeur du Ve siècle, ce prêtre obscur nous a surpris et inspiré aussi des ris complices, l’eusses-tu cru ?

Claude de Vic et Jean-Joseph Vaissète lui consacrent une forte page dans leur Histoire générale du Languedoc :

Cet hérétique, qui selon le langage de Saint Jérôme est le premier monstre que les Gaules aient produit, était né dans un lieu appelle Calagurgis vers les Pyrénées, i. e. dans les Gaules & dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain. Sévère Sulpice, dont il fut d’abord simple domestique, lui confia ensuite, à ce qu’il paraît, le soin de quelque terre qu’il avait en Espagne, avec celui de la recette de ses revenus & de la vente de son vin. II s’en servit depuis pour son commerce de lettres avec Saint Paulin qui étoit alors â Nole. Vigilance ayant été ordonné prêtre, celui-ci s’en servit lui-même, & l’envoya dans la Palestine pour porter à Saint Jérôme le panégyrique qu’il venait de faire de l’empereur Théodose. Ce saint docteur reçut fort gracieusement ce messager sur le témoignage & la recommandation de Saint Paulin : mais il s’aperçut bientôt qu’il ne l’avoit pas bien connu, & que son cœur & son esprit étaient également gâtés. Vigilance fit en effet éclater ses mauvais sentiments contre Saint Jérôme, par la malice qu’il eut de décrier sa doctrine & de l’accuser de favoriser les erreurs d’Origène tandis que son orgueil autant que son extrême ignorance le précipitaient lui-même dans les mêmes erreurs, & dans d’autres encore plus grossières. II feignit cependant de se réconcilier avec ce saint docteur : mais à peine fut-il de retour en Occident & aux environs des Pyrénées sa patrie, qu’oubliant la justice qu’il lui avait rendue, il écrivit vivement contre lui, ce qui obligea Saint Jérôme de lui répondre & de le traiter avec tout le mépris qu’il méritait.

Vigilance continua cependant de répandre sa pernicieuse doctrine dans le pays ; il la prêcha surtout dans une église qu’il desservait dans le diocèse d’un saint évêque : c’était saint Exupère, alors évêque de Toulouse. Ses principales erreurs étaient de combattre & de condamner la virginité, les jeûnes & les veilles de l’église, & d’improuver le culte des martyrs & celui de leurs reliques… ((Claude de Vic et Jean-Joseph Vaissète, Histoire générale du Languedoc, tome 1, p. 52 sqq))

Ci-dessus : Jan Van Eyck, Saint Jérôme dans son cabinet, 1442.

Avec le cas de Vigilance, dès le Ve siècle, la dissidence, ou l’hérésie, qui fait pour Saint Jérôme, la monstruosité des Gaules, se laisse déterminer et comprendre comme la résultante d’un destin géographique. Elle constitue ici, dans un pays frontière – « dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain » -, le lot d’une population victime de la géographie, car vouée par cette dernière à l’arriération. « Orgueil » et « extrême ignorance » précipitent ainsi Vigilance « dans les mêmes erreurs, & dans d’autres encore plus grossières », dixit Saint Jérôme, inaugurant ainsi le schéma de compréhension, ou de mé-compréhension, qui a prévalu jusqu’à nos jours, comme on sait, concernant les dissidences et conflits populaires dans les Pyrénées.

 

La question qui a fait l’objet du 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées suit, on s’en doute, de l’exemplum fourni par le cas de Vigilance. Il s’est agi de revenir sur le schéma de compréhension lointainement initié par Saint Jérôme, de pister les probables insuffisances du schéma en question, bref de faire bouger les lignes afin d’ouvrir le champ des études pyrénéennes au possible d’un autre horizon de significativité, par là au possible d’un autre principe de compréhension.

Je ne vais pas résumer ici toutes les communications qui ont été proposées lors de ce 60e congrès de la Fédération historique des Pyrénées. Celles-ci seront publiées dans le prochain numéro d’Archives ariégeoises, revue de l’Association des Amis des Archives ariégeoises. Je me borne à rapporter ici la question qui traverse chacune de ces communicatons. Elle porte sur les raisons de certain pattern oppositionnel qu’on observe d’âge en âge dans le comportement des communautés pyrénéennes. Ignasi Fernàndez Terricabras, la formule ainsi dans son étude des Résistances à l’application de la réforme catholique dans les Pyrénées (XVIe-XVIIe siècles) : Ignorance ou dissidence ?

Qu’est-ce au demeurant qu’ignorance ?

Evoquant dans l’Epître aux Romains ((Saint Paul, Epître aux Romains, VIII, 19)) l’apokaradokia, ou l’attente tendue de la créature qui aspire naturellement à la Révélation des enfants de Dieu, Saint Paul note qu’il demeure des hommes ignorants de la dite attente, ou, pis encore, des hommes qui choisissent d’ignorer cette dernière. Ce sont là barbares et autres païens qu’il faut faire entrer dans le champ de la Révélation Une et Universelle, faute de quoi ceux-ci continueront de croupir dans les plis montagneux des ténèbres extérieures.

Telle est sans doute la sorte d’ignorance que Saint Jérôme déplorait concernant Vigilance et les siens « dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain ».

Ignorance ou frontière de la catholicité ? questionne ici Ignasi Fernàndez Terricabras, et avec lui l’historiographie contemporaine.

Rapporté à l’échelle des affaires humaines, le caractère universaliste de la Révélation est aussi celui de la Révolution, celui de la République dite Une et Indivisible, ou encore celui du Progrès des Sciences & Techniques. Il induit là encore la nécessité d’évangéliser l’ensemble des populations vouées jusqu’ici aux ténèbres de l’ignorance et de la superstition, i. e. de faire venir ces populations si mal loties aux bienfaits des Lumières et du Progrès. Le problème est ici que les dites populations n’ont pas toujours su, ni voulu, se rendre à l’évidence – unilatéralement proclamée – des bienfaits en question.

Claudine Pailhès montre, par exemple, dans une communication intitulée Maires et déserteurs : Un refus généralisé de la conscription napoléonienne dans la montagne ariégeoise, comment cette « montagne » s’est entêtée à ne pas comprendre au nom de quoi ses fils auraient dû se laisser envoyer à l’abattoir sur les rives de la Berezina ou dans la morne plaine de Waterloo.

 

Jean Cantelaube, dans une autre communication intitulée Du bris des machines au sabotage, la forge à la catalane lieu de dissidence ?, s’enquiert des raisons qui motivent chez les ouvriers pyrénéens du XIXe siècle le refus du passage à la technologie des hauts fourneaux. Là où les ingénieurs déplorent l’arriération intellectuelle d’ouvriers ainsi rendus incapables de rien comprendre à un nouveau mode de fabrication, les briseurs de machines et autres saboteurs, qui ont en réalité acquis très vite les compétences nécessaires au sabotage d’un processus de fabrication plus moderne, s’attachent à défendre les vertus d’un savoir-faire millénaire et la cause d’une communauté qui a besoin de conserver les nombreux emplois fournis par l’exercice de la forge à la catalane. Ignorance ou frontière de la modernité industrielle ?

 

Claude Denjean, dans Usure en deçà des Pyrénées, bénéfice au-delà, et Bruno Evans, dans L’invention de la lutte des classes au village : le peigne en vallée de l’Hers, pomme de discorde ?, montrent, quant à eux, comment jadis ou naguère le monde pyrénéen a pu développer ici ou là, par effet de bord, des spécificités étonnantes, telles, au XIVe siècle, dans la Couronne d’Aragon, la légalisation du rôle et du statut des prêteurs juifs, ou, au début du XXe siècle, dans la vallée de l’Hers, l’organisation de grandes grèves qui, tournées par des ouvriers catholiques contre des patrons protestants, déplacent sur un terrain inattendu les questions habituellement formatées par l’idéologie de gauche. Ignorance ou frontière des strictes déterminités politiques ?

Jean-François Soulet, natif d’Albi, professeur d’histoire moderne à l’université de Toulouse-Le Mirail, auteur d’une somme dédiée en 1986 aux Pyrénées au XIXe siècle, auteur aussi d’un grand nombre d’ouvrages relatifs à l’Histoire immédiate, et plus spécialement à celle du monde communiste, conclut ce 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées par une conférence intitulée De l’utilité et des abus du concept de dissidence appliqué aux Pyrénées.

Rappelant que « dissidence » signifie « action de s’écarter », « façon de se tenir à côté », Jean-François Soulet observe que si, dans ce qu’elle a de de géographiquement et d’historiquement spécifique, cette façon pyrénéenne doit être prise en compte, elle ne gagne pas à se laisser récupérer ou subvertir par les industriels du tourisme, les professionnels de la politique politicienne, ou, pis encore, par les aventuriers des nouvelles résistances contre tout.

Jean-François Soulet évoque ici l’usage discutable du slogan touristique « Pyrénées, nouvelle frontière » et l’effet, lui aussi discutable, de l’influence exercée par les conseils généraux sur le choix des programmes susceptibles de faire valoir l’histoire et l’identité cultuelle de notre région. Il observe, pour finir, qu’en telles matières, les politiques feraient bien de consulter les historiens !

A Mirepoix – Le quartier de Lilo – 4. De la rue Coin de la rue de Paraulettes à la rue Coin de Caramaing

 

Ci-dessus, noms des rues qui encadrent le moulon : rue Coin de la rue de Paraulettes : aujourd’hui rue Astronome Vidal ; rue de Paraulettes et Saint Amans : aujourd’hui rue Frédéric Soulié ; rue du Coin de Caramaing : aujourd’hui rue Caraman ; promenade du Rumat : cours du Rumat, ici dans sa section rue de Lille.

Le moulon comprend seulement deux vastes parcelles et trois bâtiments, dont l’un situé au bord du cours du Rumat, l’autre rue Coin de la rue de Paraulettes, et le troisième à l’angle de la rue de Paraulettes et Saint Amans et de la rue du Coing de Caramaing. Le reste du moulon demeure vague ou dédié aux jardins. L’un de ces jardins présente sur le plan l’aspect d’un « parterre ».

Voici les noms des propriétaires de ces deux parcelles, situées sur le plan 2 du compoix de 1766 :

10. Jean Bauzil, bourgeois ; grange et autres couverts rue du Coin de Caramaing
11. Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs ; maison, passage ou patu, jardin à la rue du Coin de Caramaing.

Les deux propriétaires, qui partagent ici à eux seuls la totalité d’un moulon, appartiennent, sans surprise, à la catégorie la plus fortunée des habitants de Mirepoix.

La famille de Jean Bauzil, bourgeois, comprend des hommes de loi, un perruquier très couru, et un baigneur qui exerce le monopole de cette activité dans la cité.

Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs, dominent le marché du cuir à Mirepoix. L’examen du plan 1766 montre qu’ils sont alors les plus gros, ou parmi les plus gros propriétaires fonciers de la ville. Ils jouissent en effet d’un territoire qui s’étend de part et d’autre du cours du Rumat, fait d’une addition de parcelles diverse côté ville, et de plus de la moitié de « l’Isle » ((Cf. A Mirepoix – Le quartier de Lilo – Description globale.)), côté Countirou. J’y reviendrai dans un prochain article consacré à « l’isle » en question.

Les deux bâtiments sis sur la parcelle n°11 des frères Sutra m’intéressent particulièrement, car l’un d’entre eux a été en 1801 le théâtre du drame que j’évoque dans Dossier Guillaume Sibra dit Jean d’Abail – 5. Un homme disparaît et dans Née le 26 ventôse an IX, elle a reçu le prénom de Magdeleine

Le 3 germinal an IX (24 mars 1801), étant sortie hier et de grand matin pour aller aider la citoyenne Berdeilh dans son ménage, Jeanne Marie Sonnac, épouse de Michel Pintat jardinier, se trouve fort surprise en rentrant chez elle d’entendre pleurer l’enfant de la Marion Marty, dite Marionnasse, accouchée de huit jours, et de ne point voir la mère. Après avoir inutilement attendu jusqu’à onze heures, elle se décide à donner à téter à l’enfant. Puis, comme la mère ne reparaît toujours pas, qu’elle ne sait pas où celle-ci a été, qu’elle a seulement ouï dire que le premier du courant Marion a donné en gage une jupe à la femme dite Marrane pour se procurer de l’argent, Jeanne Marie Sonac alerte les autorités.

Où le drame de 1801 se déroule-t-il ? « Dans la maison de la citoyenne Maranne, près de la barrière du pont vis-à-vis du canal du moulin”, note l’agent municipal dans son registre. Or la « maison de la citoyenne Marrane » , comme on peut facilement en juger sur le plan de 1766, c’est anciennement la bâtisse qui s’élève au bord du cours du Rumat sur la parcelle n°11, alors propriété des frères Sutra. Je ne puis désormais passer devant cette bâtisse sans penser à Marion et à la petite Magdeleine, obscures victimes de ce drame de la misère toute crue.

 

Ci-dessus : vues de l’ancienne maison des frères Sutra, située à l’angle de la rue Astronome Vidal et du cours du Rumat.

 

Ci-dessus : vues du mur de refend de la même maison des frères Sutra, côté Rumat.

 

Ci-dessus : vue du front du moulon, côté Rumat.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : vue globale du moulon sur le plan de 1766 ; vue aérienne du moulon aujourd’hui.

Je cherche à déterminer où se situe la maison qui fut en 1801 celle de « la citoyenne Marrane, près de la barrière du pont vis-à-vis du canal du moulin”. On voit que, sise jadis « près de la barrière du pont » figuré sur le plan de 1766, alors propriété des frères Sutra (parcelle n°11), c’est la maison que j’ai marquée d’un point rouge sur la vue aérienne. C’est donc là que le drame de 1801 s’est passé.

 

Ci-dessus : volets gris, portes vertes, aspect actuel de l’ancienne maison des frères Sutra, située sur la parcelle n°11, au bord du cours du Rumat.

 

Ci-dessus : détails de l’ancienne maison de la citoyenne Marrane, où habitèrent Jeanne Marie Sonnac, épouse de Michel Pintat jardinier, et Marion Marty.

 

Ci-dessus : vue du mur de refend de la même maison, depuis la rue Caraman.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : vue du cul-de-sac de la rue Caraman, à l’endroit où le Béal, anciennement appelé canal du moulin, traverse le cours du Rumat sous la chaussée ; depuis le cul-de-sac de la rue Caraman, vue d’une maison de belle patine, qui n’existait pas toutefois en 1766.

A noter que la subduction du Béal sous la chaussée du cours du Rumat n’a été réalisée qu’au XIXe siècle. D’où, en 1801 encore, la nécessité du pont que l’on voit figuré sur le plan de 1766.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : à l’angle de la rue Caraman et de la rue Frédéric Soulié, vue de la maison qui fut en 1766 la grange de Jean Bauzil, bourgeois ; vue de la même maison, côté rue Frédéric Soulié.

A suivre… Prochainement : A Mirepoix – Le quartier de Lilo – L’Isle et le Bascou.

A lire aussi : Moulons de Mirepoix