Hier soir, dans le cadre du programme d’automne proposé par le Pays d’Art et d’Histoire, nous avions rendez-vous à 18 heures à Camon.
Laissant derrière nous Mirepoix, La Bastide de Bousignac, Tréziers sur les hauteurs, puis les ruines du château de Lagarde, un moment surgies, fantomatiques, au tournant de la route, puis encore la tour de Saint-Quentin, nous avons cheminé dans la fumée du crépuscule, vapeurs, nuées qui montent de la terre, et nous sommes arrivés à Camon entre chien et loup. Route de campagne, plaine ouverte, vieilles bâtisses conservées dans leur figure antique, piémonts agrestes, le voyage va l’amble, tranquille, amène, dans la réflexion du jour finissant.
Nous voici roulant dans une ruelle de Camon, vieux village classé parmi les « plus beaux villages de France ».
Devant nous, la Vierge, qui veille sur la porte du village, et l’un des « cent rosiers », dont la couleur et le parfum font jusqu’en cette saison le bonheur des vieilles façades. Derrière nous, l’allée de platanes, sans laquelle il n’y a pas de village du Midi qui se respecte. J’aime tant ce trait ce trait d’urbanité simple et modeste, souvenir du temps où l’on ne concevait pas de faire société ailleurs que dans l’amitié des arbres.
Au centre du village, la Maison Haute, tour incluse jadis dans les fortifications du village, convertie plus tard en demeure seigneuriale.
Détails de la Maison Haute, aujourd’hui habitée, toujours vivante.
Derrière les quelques ruelles du village, un pan de remparts subsiste, ouvert sur la campagne, les collines, les bois, le pont sur l’Hers.
Dans le champ situé entre le rempart et le pont, une forêt de peupliers vient d’être coupée. Le champ sera d’ici peu complanté en vigne.
La nuit tombe. Catherine Robin, animatrice du Pays d’Art et d’Histoire, et Marina Salby, guide-conférencière du Pays d’Art et d’Histoire, nous attendent devant la salle municipale, au pied de la Maison Haute.
Au programme :
– visite de l’abbaye, l’un des fleurons de l’aventure architecturale de Philippe de Lévis, évêque bâtisseur ;
– au sein de l’abbaye, visite de l’estude de Philippe de Lévis, en compagnie de Marc Salvan-Guillotin, docteur en Histoire de l’Art ;
– toujours au sein de l’abbaye, lectures au grand salon, dans le décor de toiles peintes installé au XVIIIe siècle par le dernier prieur du lieu ;
– petit souper à la salle municipale ;
– conférence de Marc Salvan-Guillotin à propos des peintures murales de Camon dans le contexte de la Renaissance.
Ci-dessus, dans la partie centrale de la mosaïque, nimbées d’un halo flou par la clarté qui tombe du réverbère : à gauche, Catherine Robin ; à droite, Marina Salby.
Nous nous dirigeons vers l’abbaye, sous l’or finissant des platanes. Marina Salby et Jean Huillet, maire de Camon, nous attendent au seuil de l’édifice.
Eclairé dans le style ténèbre, le couloir dans lequel nous pénétrons constituait jadis l’une des galeries du cloître. Il est pavé de tomettes anciennes, remarquablement conservées. Dans une niche, une chasuble rappelle la vocation ecclésiale de l’édifice.
Fondée au VIIIe siècle par les Bénédictins, l’abbaye de Camon devient au XIIe siècle un simple prieuré, dépendant de l’abbaye de Lagrasse. Le passage des routiers, au XVe siècle, entraîne sa destruction. Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, entreprend, dans les premières années du XVIe siècle, une vaste campagne de reconstruction et d’embellissement. Un incendie détruit l’église à la fin du XVIe siècle. Passé, à la même époque, sous la protection de la maison de Foix-Navarre, le prieuré échappe aux désastres des guerres de religion. Les Bénédictins s’y réinstallent à la fin du XVIIe siècle. Ils le dotent d’un nouveau mobilier au XVIIIe siècle. Le prieuré est à nouveau incendié et pillé durant la Révolution.
L’édifice a connu de nombreuses modifications au cours de son histoire tourmentée. Le cloître, en particulier a été réduit ; il ne conserve plus que l’une de ses quatre galeries initiales. La salle qui fait aujourd’hui office de grand salon, a été remeublé au XVIIIe siècle dans le style baroque, caractéristique du temps.
Quelques détails de l’ensemble dit « des quatre saisons » qui orne les murs du grand salon. Les toiles datent du XVIIIe siècle.
Invités à prendre place dans le grand salon, nous goûtons ici un moment de lecture. Un feu brasille dans la cheminée. Nous revisiterons de la sorte, à l’initiative du Réseau de lecture publique du Pays de Mirepoix, deux pages d’Ovide, tirées toutes deux des Métamorphoses, d’abord l’histoire de Callisto transformée en ourse, puis, plus tard dans la soirée, celle de Daphné transformée en laurier.
Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée : « S’il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste » ! A peine elle achevait cette prière, ses membres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cime d’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat… ((Ovide, Métamorphoses, I, 543 sqq.))
Empruntant un peu plus tard l’unique galerie qui subsiste alentour du cloître, nous passons devant l’escalier de Philippe de Lévis, rendu remarquable par ses demi-paliers aménagés à angle droit, caractéristiques du style renaissant.
Détail du plafond de la galerie, peint « à la française », en grisaille.
De l’autre côté du cloître, deux grandes fenêtres rougeoient dans la nuit.
Empruntant maintenant l’escalier à vis, doté de marches larges et plates, dites « à pas d’âne », qui servait jadis au service des plats depuis la cuisine vers la salle à manger des moines, nous rejoignons Marc Salvan-Guillotin à l’étage pour une visite commentée de l’estude de Philippe de Lévis.
Entièrement revêtue de peintures murales, l’estude est minuscule, faiblement éclairée.
Ces peintures demeurent difficiles à dater et, plus encore, à interpréter avec certitude, en raison de leur altération, ainsi que des repeints ou rajouts qu’on leur trouve par endroits. On sait toutefois que, dans leurs parties essentielles, elles remontent à l’épiscopat de Philippe de Lévis, qui avait aménagé en ce lieu minuscule son cabinet de travail.
Détails des peintures réalisées au début du XVIe siècle dans l’estude de Philippe de Lévis : plafond à rinceaux (symboles du monde végétal) dont, avec le temps, le pigment bleu a sans doute viré au noir ; au centre du plafond, l’orbe aujourd’hui borgne, comportait peut-être un blason ; sur l’un des murs, reconnaissable à son casque, la figure mythologique de Minerve, seule survivante d’un ensemble de 4 figures, Diane, Junon, Vénus ?, aujourd’hui largement ou complètement effacées.
Munie d’un casque et d’une lance, Minerve tient dans sa main gauche un bouclier orné d’une tête de Méduse. A ses pieds, divers attributs de type symbolique rappellent que, déesse des arbres, puis déesse des techniques de la guerre, elle est encore déesse des arts.
A noter que le château de Lagarde abritait également, à la veille de la Révolution, une statue de Minerve. Convertie en statue de la liberté, celle-ci fut dressée sur la place de Mirepoix en 1792, puis renversée et détruite le 18 pluviôse an V (6 février 1797).
Seuls quelques détails subsistent des autres figures : les plis d’une tunique ornée de plumetis, une paire de sandales rouges…
Outre les quatre déesses, les peintures représentent sur les murs divers animaux sauvages, ceux de Diane chasseresse, ou plus généralement ceux du monde naturel. L’intention qui préside à l’étagement des peintures semble être de rendre hommage à l’univers, à sa puissance, à sa beauté, dans la totalité de ses règnes.
La partie inférieure du mur de droite se trouve, quant à elle, couverte d’un délicat motif de points, réalisé au pochoir à une date qu’on ignore.
Quittant maintenant l’estude de Philippe de Lévis, nous gagnons la salle municipale pour le souper. Au passage, j’ai photographié ce reflet dans un vitrail de l’église, qui, incluse dans l’abbaye, s’élève au-dessus du cloître. Je songeais dans le même temps à la tête de Méduse…
J’étais, durant le souper, assise à la table de M. le Maire. Je dis « souper », à l’ancienne, d’abord parce que j’aime bien, ensuite parce que nous avons dégusté, entre autres, une excellente soupe, bienvenue ce soir-là après le froid de l’abbaye.
M. le Maire, à table, est un convive passionnant. Comme nous l’interrogeons sur son métier de maire, il évoque avec simplicité l’amour qu’il porte à son village natal. Il raconte la création de la Fête des roses, le label des Plus Beaux Villages de France, celui des Plus Beaux Villages Fleuris, la réalisation d’un DVD dédié à Camon, la relance de la vigne à Camon, le projet de création d’un vin de Camon, la prochaine participation du village à une émission de TV, etc. La forte personnalité de Jean Huillet nous a tous frappés.
Après le souper, poussant les tables, nous nous installons pour la conférence proposée ce soir par Marc Salvan-Guillotin. Je songe toujours à la tête de Méduse…
Spécialiste des peintures murales de la Renaissance, Marc Salvan-Guillotin observe d’abord que les peintures du cabinet de l’abbaye de Camon sont d’un grand maître, à ce titre inattendues en Ariège, région qui, en raison de sa pauvreté ancienne et de son caractère rural, comme les Hautes-Pyrénées demeure vouée presque partout à des réalisations plus frustes. Il souligne la qualité du travail réalisé à Camon, la beauté du plafond à rinceaux, le rendu saisissant des scènes animalières, la puissance symbolique de la scénographie d’ensemble ainsi que celle des détails correspondants.
Reste à enquêter sur les sources, les modèles, qui ont pu nourrir de telles peintures, observe Marc Salvan-Guillotin.
Sans doute faut-il chercher du côté de l’Italie, peut-être aussi du côté des livres d’emblèmes, façon Alciato.
Gratien Leblanc par exemple, dans l’étude qu’il consacre au labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix ((Gratien Leblanc, « Le labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix », in Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, tome XXXVI, pp. 57-58)), montre que le Minotaure figuré au centre du dit labyrinthe est analogue à celui d’André Alciat, dit aussi Andrea Alciato, dans son Emblematum libellus de 1531 ((Cf. La dormeuse blogue : Labyrinthe (suite)…)).
Le Minotaure, Méduse… Quel sens Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, prêtait-il à ces deux figures monstrueuses de la force ?
Si les rinceaux et les oiseaux de l’estude symbolisent, dans l’esprit de Saint François, le jardin terrestre, les diverses scènes de chasse qui se déploient ici sous le regard de Méduse illustrent de façon superbement réaliste le caractère implacable des luttes auxquelles la vie s’exerce en ce même jardin. Etrangement, le regard de Dieu demeure ici absent de sa Création. Ou alors, il se confond avec celui des déesses, voire avec celui de Méduse. Deus sive natura, dira plus tard Spinoza. Il y a un voile de tristesse, énigmatiquement humain, dans le regard de Méduse…
Insistant sur l’ambition holistique qui préside au déploiement de telles figures dans une si petite pièce, Marc Salvan-Guillotin voit dans l’estude de Philippe de Lévis un avatar du studiolo, ou du cabinet de curiosités, pièce intime, richement décorée de boiseries et de peintures, assortie de petits meubles de rangement, dans laquelle princes et grands lettrés de la Renaissance se plaisaient à réunir, pour le plaisir de l’oeil et l’enrichissement de l’esprit, documents personnels, objets rares, curiosités naturelles, instruments scientifiques, plantes médicinales, etc., à l’exclusion de toutes figures religieuses. Somptueusement maniériste dans son esthétique, l’aménagement de ces cabinets procède intellectualiter d’un projet de recentrement du monde autour de celui qui en goûte la diversité, en admire la beauté, et se pose déjà peu ou prou en « maître et possesseur » de ce dernier. Marc Salvan-Guillotin voit en Philippe de Lévis, tel qu’il se le représente en son studiolo, le prince lettré, le riche amateur, plutôt que l’évêque. Le rapport que Philippe de Lévis, prince et évêque, pouvait entretenir de soi à soi, demeure, au vu d’un tel studiolo, difficile à cerner, probablement indéchiffrable.
Comme il y a le Minotaure au coeur du labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix, il y a, parfois presque totalement effacés, parfois mieux conservés, des satyres ou des faunes sur les murs de l’estude de l’abbaye de Camon.
Détaillant ces représentations, Marc Salvan Guillotin montre qu’elles illustrent la légende de Daphné, d’après le Livre Premier des Métamorphoses d’Ovide. On distingue en effet, dans le flou actuel des peintures, quelques traits des cheveux de Daphné, qui « verdissent en feuillages » ; de « ses bras qui s’étendent en rameaux » ; de « ses pieds, naguère si rapides, qui se changent en racines, et s’attachent à la terre » ; de « la cime d’un arbre qui couronne sa tête ». On distingue aussi, double d’Apollon, qui poursuivait Daphné de son amour fatal, le dieu Pan aux pieds de bouc, dont la flûte soulève l’univers en le livrant aux fureurs de l’amour :
Emportée par l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus les discours qu’il [Apollon] avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la Nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces de Daphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace; le timide animal, incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l’Amour; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants… ((Ovide, Métamorphoses, Livre I, 525 sqq.))
Tels sont les vivants sur les murs de l’estude de Philippe de Lévis : « animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte » ; l’un « s’attache aux pas de l’autre, il croit déjà le tenir, et, le cou tendu, allongé semble mordre sa trace » ; l’autre, « incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe », croit-il, « à la dent déjà prête à le saisir… ». La course se déroule sous l’oeil impassible des déesses, sous le regard bizarrement mélancolique de Méduse.
A cette vision panique du monde répond sans doute, dans le cadre de l’estude de Camon, l’antique ataraxie du sage, qui a ici tout loisir d’assister en stoïque au spectacle des épreuves dont la vie frappe inlassablement les mortels, de considérer les grandes batailles de la guerre qui se livrent, bien rangées, dans les plaines ; qui a tout loisir surtout d’atteindre aux régions sereines, templa serena d’où l’on peut, d’un regard en surplomb, considérer – alios passimque errare atque viam palantes quaerere vitae ((Lucrèce, De rerum natura, II, 9-10)) – l’erre des autres qui cherchent au hasard le chemin de la vie.
O miseras hominum mentes, o pectora caeca ! qualibus in tenebris vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumquest !
Ajoutant ici à la conférence de Marc Salvan Guillotin, imprudemment peut-être je m’attarde dans cet article sur les impressions toutes personnelles que m’ont inspirées les peintures murales aujourd’hui conservées à Camon, dans l’estude de Philippe de Lévis. Au lecteur maintenant d’aller voir et de s’exposer en chair, en os, en vif, à la puissance mystérieuse des images. Le vif, pour croître, a besoin de silence. Je clos donc logiquement cet article. Je retourne au silence de ma propre estude, – la commune, l’ordinaire, celle de tout un chacun.
A lire aussi :
Ariegenews : Animation du Pays des Pyrénées Cathares autour des peintures de Philippe de Lévis