Analogies – Scenographia

 

Ci-dessus : Joseph Nicolas Robert-Fleury, Galilée devant le Saint-Office au Vatican, 1847.

Alors que je recherchais d’autres images, je suis tombée par hasard sur ce tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury (1797-1890). Je ne connaissais ni le peintre ni le tableau. Quelque chose dans ce tableau m’inspirait cependant un bizarre sentiment de déjà vu.

 

Le déjà vu, je l’ai su tout de suite, était celui d’un tableau qui m’a frappée dès l’enfance. Il s’agit de l’Allégorie sacrée de Bellini (né entre 1425 et 1433 ; † 1516), tableau jadis intitulé Les Ames du Purgatoire. Je n’ai longtemps connu ce tableau que sous forme de reproduction. Je l’ai vu plus tard aux Offices : haut de 73 cm, large de 119 cm, il m’a semblé tout petit ! Bien plus plus petit, en tout cas, que dans mon imagination.

Projetée à une autre échelle (hauteur : 1,960 m ; largeur : 3.080 m), la scénographie du tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury se trouve reprise mutatis mutandis du tableau de Bellini ! On reconnaît, outre la géométrie du pavement, l’ensemble du dispositif perspectif conçu au Quattrocento d’après la leçon de Vitruve :

Item scenographia est frontis et laterum abscedentium adumbratio, ad circinique centrum omnium linearum responsus. ((Vitruve, De architectura, livre I, 2, 8))
Traduction Auguste Choisy : « De même, la Perspective est l’esquisse de la façade et des côtés fuyants, et la convergence de toutes les lignes vers une pointe de compas. »
Traduction Ch.L. Maufras : « La scénographie est l’esquisse de la façade avec les côtés en perspective, toutes les lignes allant aboutir à un centre commun. »

Les critiques disputent pour savoir si le circini circum dont parle Vitruve désigne de façon objective le point de fuite de l’espace, ou de façon subjective le point de fuite du cône visuel. Ils observent, quoi qu’il en soit, que Bellini emprunte son modèle de composition au théâtre : délimitée par la balustrade, la scène ouvre en arrière-plan sur un décor pittoresque, figure baroque de la vieillesse du monde, auquel, concentrés sur l’énigme de leur monde propre, les personnages de l’Allégorie tournent le dos. Il se peut que la balustrade délimite au premier plan le théâtre du Vrai, le monde de l’âme, ravalant ainsi le monde terrestre, en arrière-plan, au seul statut de toile peinte.

Le circini centrum, s’il correspond au point de fuite de l’espace, se perd, à l’horizon, dans l’insignifiance pittoresque d’un paysage comme tant d’autres. Forêt, château, nuages, tout passe…

Le même circini centrum, s’il correspond au point de fuite du cône visuel, fixe le point vers lequel concourent l’ensemble des lignes relatives à la géométrie du pavement. La scène s’ordonne ainsi autour de l’arbre en pot et des petits enfants qui jouent au pied de ce dernier.

« L’αιᾠν »- le temps qui ne passe pas -, « c’est un enfant qui joue, qui pousse des pions : façons d’enfant, façon d’un règne », dit mystérieusement Héraclite, 400 ans avant J.C. ((Héraclite, fragment 52))

 

Reprise de celle de l’Allégorie sacrée, la scénographie du Galilée devant le Saint-Office au Vatican la subvertit toutefois ostensiblement, en vertu de la profondeur redoublée qu’elle déploie en amont du proscenium, repoussant ainsi au bord de la toile, là-haut, très loin, réduit, façon tapis volant, à l’apparence d’un balcon de nuages, le ciel qui, sur le présent théâtre, fait fonction de décor.

Le circini centrum, qui correspond cette fois assurément au point de fuite de l’espace, fixe comme « omnium linearum responsus », point de rencontre de toutes les lignes, la colombe de l’Esprit, ainsi désignée comme la figure sous le signe de laquelle la scène a sens, ou devrait avoir sens !

C’est là que l’implicite de la référence à l’Allégorie sacrée dans le Galilée devant le Saint-Office au Vatican révèle pleinement sa puissance critique. Tandis que toutes les lignes de la géométrie convergent vers l’Esprit, qui, de là-haut, assure en même temps que la clôture de l’espace ptoléméen celle du champ désigné comme loisible au travail de la raison, Galilée maintient que « E pur si muove !« , Et pourtant, elle tourne ! La place de Galilée est ici celle de l’enfant qui se tient au pied de l’arbuste, au pied de la vie, dans l’Allégorie sacrée. La longue table, qui mure de son roide pan d’étoffe l’espace sur lequel règne le Saint-Esprit, figure ainsi l’impasse métaphysique dont Galilée, et sans doute aussi Joseph Nicolas Robert-Fleury, au nom de la raison, nous invitent à nous détourner. « L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au Ciel, et non comment va le ciel », dit en 1615 Galilée dans une lettre adressée à Christine de Lorraine.

S’il y a un démon de l’analogie, celui-ci n’est jamais dépourvu de puissance heuristique. J’ai tenté de le convoquer ici afin d’éclairer, pour moi-même d’abord, l’intérêt qu’avait pu m’inspirer l’esthétique d’un tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury, peintre de genre, spécialisé dans la représentation des tragédies de l’histoire, suspect pour cela d’académisme, méconnu finalement. Le jeu de renversement métaphysique que Joseph Nicolas Robert-Fleury entretient ici avec Bellini montre qu’il s’agit d’un peintre plus savant que troubadour, plus esthète que maniériste, plus intéressant que pittoresque, plus maître que petit-maître.

 

Ames tisserandes, au bord du fleuve,
ourdissent la géométrie du crépuscule,
et la montagne avance,
abîmant les statues dans la mélancolie.
Seul jardinier,
le vieux Chronos s’inquiète des légumes
et roule sa brouette. ((Seul jardinier, in Silènes))

Laurent Marguliew – Fictions

Ci-dessus : Laurent Marguliew, Frankenstein.

Laurent Marguliew s’affiche à Pamiers, salle Espalioux, dans le cadre de l’exposition intitulée Fictions. Organisée par l’association Mille Tiroirs, l’exposition regroupe un ensemble de tableaux, photos, sculptures, livre, issus d’un travail qui s’étend sur plusieurs années. Les photos témoignent d’une inflexion nouvelle de l’oeuvre.

Je me suis rendue à l’exposition Fictions, et j’y ai vu une oeuvre étonnante, à la fois commandée et habitée par une rage, qui est ici celle de la fiction.

 

Passionné de littérature et de cinéma, fervent défenseur des « mauvais genres » – polar, aventure, fantastique, BD, comics – qu’il pratique depuis l’enfance, l’artiste puise aux sources de ces derniers l’eau très noire qui irrigue son imaginaire et nourrit dans le même temps, jusque dans les jeux de collage, de parodie, de clins d’oeil pour happy few, son inspiration plastique. La rage de la fiction trouve là son bonheur, i. e. matière à prolonger, détourner ou subvertir les souvenirs de mauvais genre, ceux de l’enfance et ceux du présent aussi. Elle entraîne personnages et scénarios, par effet de condensation et de déplacement comme en rêve, dans le secret d’un invu qui a urgence de paraître et qui se déploie de façon complexe, à la fois sans prévision possible et sans oblitération des références initiales.

A la poursuite de l’invu, qui constitue, à l’horizon de la rage, le lieu et le moment de l’expression, l’oeuvre s’élabore sur le mode de l’enquête, façon Harry Dickson, Rouletabille, Fantômas ou Strange, et elle fait du jeu de masques sous le couvert duquel l’enquêteur mûrit sa rage, non seulement sa signature propre, mais aussi l’objet, ou l’objeu, de la question qui la hante quant au possible de l’identité de soi à soi, partant, quant au possible de la signature même.

 

 

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew, images numériques.

Parmi le jeu de références propre à l’esthétique de Laurent Marguliew, à côté des figures cheap and trash reprises des mauvais genres, on repère nombre de motifs, de détails de forme et de couleur, qui constituent chaque fois autant de rappels de la grande peinture, là, par exemple, une réminiscence de Paolo Uccello dans le Saint Georges terrassant le dragon, ou une reprise de Turner dans ses aquarelles de Venise, ailleurs encore de nombreuses allusions aux maîtres de l’angoisse ou du cri, James Ensor, Edvar Munch, George Grosz, Edward Hopper, Francis Bacon, entre autres, dont l’artiste cultive la mémoire, de façon à la fois très libre et très typée.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Sans Titre ; Paolo Uccello, Saint Georges terrassant le dragon, détail, 1498.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew, Saint Georges.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Memories of the Night of the Venitian Fear ; Edward Turner, Vue de Venise.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Memories of the Night of the Venitian Fear ; Laurent Marguliew, Composition photographique.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Memories of the Night of the Venitian Fear ; Francis Bacon, Figure with Meat, 1954.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Sans titre ; James Ensor, L’entrée du Christ à Bruxelles, détail, 1889.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Sans titre ; Edvard Munch, Le Cri, 1893.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Sans titre ; George Grosz, La Ville, 1916.

 

Fasciné depuis toujours par la vie et l’oeuvre de Edward Hopper, peintre américain qui a vécu et travaillé au bord de l’océan, dans une petite maison baptisée « La Volière », à Cap Cod (Massachusetts), Laurent Marguliew est l’auteur d’un beau récit, dédié à la rencontre imaginaire de Edward Hopper et de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) à Cap Cod. Ecrivain méconnu de son vivant, Howard Phillips Lovecraft est l’auteur d’une oeuvre aujourd’hui devenue culte, tournée vers le fantastique et vers l’horreur. Il est venu en villégiature à Cap Cod dans les années 1930 et a pu, ou aurait pu, y rencontrer Edward Hopper.

Sous-titré « fantaisie moderne », le récit composé et illustré par Laurent Marguliew s’intitule lapidairement Cap Cod. Il fait l’objet d’un livre d’artiste, présenté dans le cadre de l’actuelle exposition.

Témoignage de Dan Scrow

C’était un bel été. Ils arrivaient ; je ne me souviens plus si c’était la première année. Ils louèrent la maison d’Ab Cobb. Ils la surnommèrent « La Volière », j’ai oublié pourquoi.

C’était un bel été. Je ne savais pas moi qu’il deviendrait célèbre, un peintre célèbre, Edward Hopper. Pour moi, il n’était qu’un peintre parmi d’autres, quand je le regardais peindre, je ne voyais qu’un jeu de couleurs, et le pays, mon pays qui naissait peu à peu. Je trouvais ça normal, évident. J’étais bête, je n’avais rien vu, je n’étais pas sorti. Je ne savais pas qu’il deviendrait célèbre, comment aurais-je pu savoir quand il a débarqué avec sa petite bonne femme, dans leur voiture rouge ?

Comment aurais-je pu savoir ? J’ai escorté alors Ab Cobb jusqu’à sa bicoque. Il fallait vérifier que tout était en ordre pour les Hopper. Je tenais sous mon bras un numéro du Weird Tales. Cobb a fait le tour du propriétaire, de sa villa bien que pour moi ça ressemble plus à une ferme sans poules qu’à une villa, comme celles de la côte où s’installent les riches. Je crois que j’ai posé à un moment mon exemplaire de Weird Tales, puis quand nous sommes partis, je crois que je l’ai oublié…

Laurent Marguliew, Incipit de Cap Cod.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew, Carton BD.

Bons et mauvais genres, art et littérature, cinéma, photographie, peinture, sculpture, BD, images numériques, tout se télescope dans l’univers de Laurent Marguliew. On reconnaît ci-dessous, par exemple, le souvenir de quelques uns des grands films du cinéma expressionniste allemand, que l’artiste a vus, enfant, avec sa grand-mère.

 

Ci-dessus : Robert Wiene, images extraites du Cabinet du docteur Caligari, 1919.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Le magicien ; Laurent Darton, le messager de la mort, sculptures.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew, Le spectre sans tête.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew, La hantise.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : James Ensor, Le Cab ; Laurent Marguliew, Sans titre ; image de la Rumpler Tropfenwagen utilisée en 1927 dans le film Metropolis de Fritz Lang.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Fritz Lang, affiche du film M le Maudit (1931) ; James Ensor, La Mort et les masques (1897), détail ; photo de l’acteur Peter Lorre dans M le Maudit.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew : Cartons BD, détails.

 

Ci-dessus : Laurent Marguliew : Dick Tracy, sculptures.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Laurent Marguliew, Sans titre, détail ; Laurent Marguliew, Dorian Gray revisited.

Jeux de masques, hantises, collages, superpositions, écritures trouées, pans de non finito, autant de façons caractéristiques d’un work in progress qui envisage, dévisage, configure, défigure chaque fois un visage, comme Dorian Gray, dans le roman d’Oscar Wilde ((Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1890)), envisage inlassablement son propre visage sur le portrait peint par son ami Basil Hallward, puis, d’un coup de couteau, ruine ce visage, qu’il ne reconnaît pas, et qu’il ne saurait faire sien.

C’est cet impossible du visage, ou plutôt cet invu du visage vrai, qui impose à l’artiste à la fois sa démarche et sa manière, si particulières. A la question de l’identité qui se dérobe, l’artiste oppose le libre jeu des masques, la ronde des images, la lanterne sourde de la fiction, i. e. la réponse de l’art.

Le libre d’une telle réponse, mais aussi le destin de grandissement auquel tout libre s’oblige, veut que l’oeuvre tende ici, par effet d’accrétion, comme on dit des planètes, à la fois vers la sculpture et vers la scénographie, d’où en quelque sorte, vers la réalisation des fictions, auxquelles désormais la sculpture donne corps. La peinture, dans le cadre d’une telle scénographie, tient lieu d’espace : la sculpture fournit les personnages ; la photographie constitue le moment de réalité de l’invu ainsi envisagé, configuré, enfin, l’espace d’un instant, figuré.

L’artiste consacre ainsi des trésors de patience à la réalisation de figurines sculptées en pâte Cernit sur une base de fil de fer torsadé, puis revêtues d’habits cousus à même leur corps, installées enfin, en équilibre instable, au pied des peintures ou dehors, dans un décor semé de meubles également réalisés à la main à partir de matériaux de hasard, toujours pauvres. Il faut à ce petit théâtre le regard de la photographie, qui, seul, fait venir l’invu, i. e. le possible de la réalité comme vérité de l’illusion.

A preuve, sur l’icône ainsi obtenue, on ne retrouve rien du théâtre initial.

 

 

 

 

 

 

Du petit théâtre des figurines à la révélation de l’invu…

Autres figures possibles de l’invu :

 

 

 

 

Le jour du vernissage…

 

Le mur de figurines.

 

Le buffet d’Hajiba.

 

L’artiste devant son mur de tableaux.

 

L’équipe de Mille Tiroirs salue les deux représentants de la mairie de Pamiers.

 

Le mur de photos.

Le coin diaporama. Un documentaire sur les sources d’inspiration et l’univers de Laurent Marguliew.

 

 

Au bas de la rue Jules Amouroux, l’affiche dédiée à l’exposition Fictions.

Attention ! Les dates imprimées sur l’affiche sont erronées. L’exposition se tient à la salle Espalioux, rue Jules Amouroux, Pamiers, du 8 novembre au 4 décembre 2010.

A lire aussi :
Les Mille Tiroirs : Laurent Marguliew
La Dépêche : Les Fictions dont il est le héros.

Une soirée d’art et d’histoire à Camon

Hier soir, dans le cadre du programme d’automne proposé par le Pays d’Art et d’Histoire, nous avions rendez-vous à 18 heures à Camon.

Laissant derrière nous Mirepoix, La Bastide de Bousignac, Tréziers sur les hauteurs, puis les ruines du château de Lagarde, un moment surgies, fantomatiques, au tournant de la route, puis encore la tour de Saint-Quentin, nous avons cheminé dans la fumée du crépuscule, vapeurs, nuées qui montent de la terre, et nous sommes arrivés à Camon entre chien et loup. Route de campagne, plaine ouverte, vieilles bâtisses conservées dans leur figure antique, piémonts agrestes, le voyage va l’amble, tranquille, amène, dans la réflexion du jour finissant.

Nous voici roulant dans une ruelle de Camon, vieux village classé parmi les « plus beaux villages de France ».

Devant nous, la Vierge, qui veille sur la porte du village, et l’un des « cent rosiers », dont la couleur et le parfum font jusqu’en cette saison le bonheur des vieilles façades. Derrière nous, l’allée de platanes, sans laquelle il n’y a pas de village du Midi qui se respecte. J’aime tant ce trait ce trait d’urbanité simple et modeste, souvenir du temps où l’on ne concevait pas de faire société ailleurs que dans l’amitié des arbres.

Au centre du village, la Maison Haute, tour incluse jadis dans les fortifications du village, convertie plus tard en demeure seigneuriale.

Détails de la Maison Haute, aujourd’hui habitée, toujours vivante.

Derrière les quelques ruelles du village, un pan de remparts subsiste, ouvert sur la campagne, les collines, les bois, le pont sur l’Hers.

Dans le champ situé entre le rempart et le pont, une forêt de peupliers vient d’être coupée. Le champ sera d’ici peu complanté en vigne.

La nuit tombe. Catherine Robin, animatrice du Pays d’Art et d’Histoire, et Marina Salby, guide-conférencière du Pays d’Art et d’Histoire, nous attendent devant la salle municipale, au pied de la Maison Haute.

Au programme :
– visite de l’abbaye, l’un des fleurons de l’aventure architecturale de Philippe de Lévis, évêque bâtisseur ;
– au sein de l’abbaye, visite de l’estude de Philippe de Lévis, en compagnie de Marc Salvan-Guillotin, docteur en Histoire de l’Art ;
– toujours au sein de l’abbaye, lectures au grand salon, dans le décor de toiles peintes installé au XVIIIe siècle par le dernier prieur du lieu ;
– petit souper à la salle municipale ;
– conférence de Marc Salvan-Guillotin à propos des peintures murales de Camon dans le contexte de la Renaissance.

Ci-dessus, dans la partie centrale de la mosaïque, nimbées d’un halo flou par la clarté qui tombe du réverbère : à gauche, Catherine Robin ; à droite, Marina Salby.

Nous nous dirigeons vers l’abbaye, sous l’or finissant des platanes. Marina Salby et Jean Huillet, maire de Camon, nous attendent au seuil de l’édifice.

Eclairé dans le style ténèbre, le couloir dans lequel nous pénétrons constituait jadis l’une des galeries du cloître. Il est pavé de tomettes anciennes, remarquablement conservées. Dans une niche, une chasuble rappelle la vocation ecclésiale de l’édifice.

Fondée au VIIIe siècle par les Bénédictins, l’abbaye de Camon devient au XIIe siècle un simple prieuré, dépendant de l’abbaye de Lagrasse. Le passage des routiers, au XVe siècle, entraîne sa destruction. Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, entreprend, dans les premières années du XVIe siècle, une vaste campagne de reconstruction et d’embellissement. Un incendie détruit l’église à la fin du XVIe siècle. Passé, à la même époque, sous la protection de la maison de Foix-Navarre, le prieuré échappe aux désastres des guerres de religion. Les Bénédictins s’y réinstallent à la fin du XVIIe siècle. Ils le dotent d’un nouveau mobilier au XVIIIe siècle. Le prieuré est à nouveau incendié et pillé durant la Révolution.

L’édifice a connu de nombreuses modifications au cours de son histoire tourmentée. Le cloître, en particulier a été réduit ; il ne conserve plus que l’une de ses quatre galeries initiales. La salle qui fait aujourd’hui office de grand salon, a été remeublé au XVIIIe siècle dans le style baroque, caractéristique du temps.

Quelques détails de l’ensemble dit « des quatre saisons » qui orne les murs du grand salon. Les toiles datent du XVIIIe siècle.

Invités à prendre place dans le grand salon, nous goûtons ici un moment de lecture. Un feu brasille dans la cheminée. Nous revisiterons de la sorte, à l’initiative du Réseau de lecture publique du Pays de Mirepoix, deux pages d’Ovide, tirées toutes deux des Métamorphoses, d’abord l’histoire de Callisto transformée en ourse, puis, plus tard dans la soirée, celle de Daphné transformée en laurier.

Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée : « S’il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste » ! A peine elle achevait cette prière, ses membres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cime d’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat… ((Ovide, Métamorphoses, I, 543 sqq.))

Empruntant un peu plus tard l’unique galerie qui subsiste alentour du cloître, nous passons devant l’escalier de Philippe de Lévis, rendu remarquable par ses demi-paliers aménagés à angle droit, caractéristiques du style renaissant.

Détail du plafond de la galerie, peint « à la française », en grisaille.

De l’autre côté du cloître, deux grandes fenêtres rougeoient dans la nuit.

Empruntant maintenant l’escalier à vis, doté de marches larges et plates, dites « à pas d’âne », qui servait jadis au service des plats depuis la cuisine vers la salle à manger des moines, nous rejoignons Marc Salvan-Guillotin à l’étage pour une visite commentée de l’estude de Philippe de Lévis.

Entièrement revêtue de peintures murales, l’estude est minuscule, faiblement éclairée.

Ces peintures demeurent difficiles à dater et, plus encore, à interpréter avec certitude, en raison de leur altération, ainsi que des repeints ou rajouts qu’on leur trouve par endroits. On sait toutefois que, dans leurs parties essentielles, elles remontent à l’épiscopat de Philippe de Lévis, qui avait aménagé en ce lieu minuscule son cabinet de travail.

Détails des peintures réalisées au début du XVIe siècle dans l’estude de Philippe de Lévis : plafond à rinceaux (symboles du monde végétal) dont, avec le temps, le pigment bleu a sans doute viré au noir ; au centre du plafond, l’orbe aujourd’hui borgne, comportait peut-être un blason ; sur l’un des murs, reconnaissable à son casque, la figure mythologique de Minerve, seule survivante d’un ensemble de 4 figures, Diane, Junon, Vénus ?, aujourd’hui largement ou complètement effacées.

Munie d’un casque et d’une lance, Minerve tient dans sa main gauche un bouclier orné d’une tête de Méduse. A ses pieds, divers attributs de type symbolique rappellent que, déesse des arbres, puis déesse des techniques de la guerre, elle est encore déesse des arts.

A noter que le château de Lagarde abritait également, à la veille de la Révolution, une statue de Minerve. Convertie en statue de la liberté, celle-ci fut dressée sur la place de Mirepoix en 1792, puis renversée et détruite le 18 pluviôse an V (6 février 1797).

Seuls quelques détails subsistent des autres figures : les plis d’une tunique ornée de plumetis, une paire de sandales rouges…

Outre les quatre déesses, les peintures représentent sur les murs divers animaux sauvages, ceux de Diane chasseresse, ou plus généralement ceux du monde naturel. L’intention qui préside à l’étagement des peintures semble être de rendre hommage à l’univers, à sa puissance, à sa beauté, dans la totalité de ses règnes.

La partie inférieure du mur de droite se trouve, quant à elle, couverte d’un délicat motif de points, réalisé au pochoir à une date qu’on ignore.

Quittant maintenant l’estude de Philippe de Lévis, nous gagnons la salle municipale pour le souper. Au passage, j’ai photographié ce reflet dans un vitrail de l’église, qui, incluse dans l’abbaye, s’élève au-dessus du cloître. Je songeais dans le même temps à la tête de Méduse…

J’étais, durant le souper, assise à la table de M. le Maire. Je dis « souper », à l’ancienne, d’abord parce que j’aime bien, ensuite parce que nous avons dégusté, entre autres, une excellente soupe, bienvenue ce soir-là après le froid de l’abbaye.

M. le Maire, à table, est un convive passionnant. Comme nous l’interrogeons sur son métier de maire, il évoque avec simplicité l’amour qu’il porte à son village natal. Il raconte la création de la Fête des roses, le label des Plus Beaux Villages de France, celui des Plus Beaux Villages Fleuris, la réalisation d’un DVD dédié à Camon, la relance de la vigne à Camon, le projet de création d’un vin de Camon, la prochaine participation du village à une émission de TV, etc. La forte personnalité de Jean Huillet nous a tous frappés.

Après le souper, poussant les tables, nous nous installons pour la conférence proposée ce soir par Marc Salvan-Guillotin. Je songe toujours à la tête de Méduse…

Spécialiste des peintures murales de la Renaissance, Marc Salvan-Guillotin observe d’abord que les peintures du cabinet de l’abbaye de Camon sont d’un grand maître, à ce titre inattendues en Ariège, région qui, en raison de sa pauvreté ancienne et de son caractère rural, comme les Hautes-Pyrénées demeure vouée presque partout à des réalisations plus frustes. Il souligne la qualité du travail réalisé à Camon, la beauté du plafond à rinceaux, le rendu saisissant des scènes animalières, la puissance symbolique de la scénographie d’ensemble ainsi que celle des détails correspondants.

Reste à enquêter sur les sources, les modèles, qui ont pu nourrir de telles peintures, observe Marc Salvan-Guillotin.

Sans doute faut-il chercher du côté de l’Italie, peut-être aussi du côté des livres d’emblèmes, façon Alciato.

Gratien Leblanc par exemple, dans l’étude qu’il consacre au labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix ((Gratien Leblanc, « Le labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix », in Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, tome XXXVI, pp. 57-58)), montre que le Minotaure figuré au centre du dit labyrinthe est analogue à celui d’André Alciat, dit aussi Andrea Alciato, dans son Emblematum libellus de 1531 ((Cf. La dormeuse blogue : Labyrinthe (suite)…)).

Le Minotaure, Méduse… Quel sens Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, prêtait-il à ces deux figures monstrueuses de la force ?

Si les rinceaux et les oiseaux de l’estude symbolisent, dans l’esprit de Saint François, le jardin terrestre, les diverses scènes de chasse qui se déploient ici sous le regard de Méduse illustrent de façon superbement réaliste le caractère implacable des luttes auxquelles la vie s’exerce en ce même jardin. Etrangement, le regard de Dieu demeure ici absent de sa Création. Ou alors, il se confond avec celui des déesses, voire avec celui de Méduse. Deus sive natura, dira plus tard Spinoza. Il y a un voile de tristesse, énigmatiquement humain, dans le regard de Méduse…

Insistant sur l’ambition holistique qui préside au déploiement de telles figures dans une si petite pièce, Marc Salvan-Guillotin voit dans l’estude de Philippe de Lévis un avatar du studiolo, ou du cabinet de curiosités, pièce intime, richement décorée de boiseries et de peintures, assortie de petits meubles de rangement, dans laquelle princes et grands lettrés de la Renaissance se plaisaient à réunir, pour le plaisir de l’oeil et l’enrichissement de l’esprit, documents personnels, objets rares, curiosités naturelles, instruments scientifiques, plantes médicinales, etc., à l’exclusion de toutes figures religieuses. Somptueusement maniériste dans son esthétique, l’aménagement de ces cabinets procède intellectualiter d’un projet de recentrement du monde autour de celui qui en goûte la diversité, en admire la beauté, et se pose déjà peu ou prou en « maître et possesseur » de ce dernier. Marc Salvan-Guillotin voit en Philippe de Lévis, tel qu’il se le représente en son studiolo, le prince lettré, le riche amateur, plutôt que l’évêque. Le rapport que Philippe de Lévis, prince et évêque, pouvait entretenir de soi à soi, demeure, au vu d’un tel studiolo, difficile à cerner, probablement indéchiffrable.

Comme il y a le Minotaure au coeur du labyrinthe de la cathédrale de Mirepoix, il y a, parfois presque totalement effacés, parfois mieux conservés, des satyres ou des faunes sur les murs de l’estude de l’abbaye de Camon.

Détaillant ces représentations, Marc Salvan Guillotin montre qu’elles illustrent la légende de Daphné, d’après le Livre Premier des Métamorphoses d’Ovide. On distingue en effet, dans le flou actuel des peintures, quelques traits des cheveux de Daphné, qui « verdissent en feuillages » ; de « ses bras qui s’étendent en rameaux » ; de « ses pieds, naguère si rapides, qui se changent en racines, et s’attachent à la terre » ; de « la cime d’un arbre qui couronne sa tête ». On distingue aussi, double d’Apollon, qui poursuivait Daphné de son amour fatal, le dieu Pan aux pieds de bouc, dont la flûte soulève l’univers en le livrant aux fureurs de l’amour :

Emportée par l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus les discours qu’il [Apollon] avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la Nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces de Daphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace; le timide animal, incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l’Amour; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants… ((Ovide, Métamorphoses, Livre I, 525 sqq.))

Tels sont les vivants sur les murs de l’estude de Philippe de Lévis : « animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte » ; l’un « s’attache aux pas de l’autre, il croit déjà le tenir, et, le cou tendu, allongé semble mordre sa trace » ; l’autre, « incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe », croit-il, « à la dent déjà prête à le saisir… ». La course se déroule sous l’oeil impassible des déesses, sous le regard bizarrement mélancolique de Méduse.

A cette vision panique du monde répond sans doute, dans le cadre de l’estude de Camon, l’antique ataraxie du sage, qui a ici tout loisir d’assister en stoïque au spectacle des épreuves dont la vie frappe inlassablement les mortels, de considérer les grandes batailles de la guerre qui se livrent, bien rangées, dans les plaines ; qui a tout loisir surtout d’atteindre aux régions sereines, templa serena d’où l’on peut, d’un regard en surplomb, considérer – alios passimque errare atque viam palantes quaerere vitae ((Lucrèce, De rerum natura, II, 9-10)) – l’erre des autres qui cherchent au hasard le chemin de la vie.

O miseras hominum mentes, o pectora caeca ! qualibus in tenebris vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumquest !

Ajoutant ici à la conférence de Marc Salvan Guillotin, imprudemment peut-être je m’attarde dans cet article sur les impressions toutes personnelles que m’ont inspirées les peintures murales aujourd’hui conservées à Camon, dans l’estude de Philippe de Lévis. Au lecteur maintenant d’aller voir et de s’exposer en chair, en os, en vif, à la puissance mystérieuse des images. Le vif, pour croître, a besoin de silence. Je clos donc logiquement cet article. Je retourne au silence de ma propre estude, – la commune, l’ordinaire, celle de tout un chacun.

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