A propos de quelques photos d’Eugène Trutat – Je suis le savant au fauteuil sombre

 

Ci-dessus : Eugène Trutat, Mon cabinet place du Palais, 1898.

Eugène Trutat photographe fait jusqu’au 2 avril l’objet d’une grande exposition aux Archives municipales de Toulouse, et le fonds Trutat, progressivement numérisé, se trouve désormais accessible sur Internet ((Fonds Trutat – Archives municipales de Toulouse ; Fonds Trutat de la Bibliothèque de Toulouse)). On peut voir sur le site des Fonds Trutat – Archives municipales de Toulouse une sélection de 200 photos, tirées à l’ancienne sur plaque de verre. Réalisées entre 1858 et 1907, ces photos sont consacrées à Toulouse, à ses monuments, ses rues, sa vie quotidienne ; aux passants, aux amis aussi ; à la maison de la rue d’Astorg, où Eugène Trutat demeurait avec sa famille ; au cabinet, enfin, maintes fois représenté, que le photographe occupait au coeur de sa maison et où il se trouve photographié lui-même, sans doute par un assistant.

J’ai longuement regardé ces autoportraits, tous intitulés Ego Trutat. Je trouvais au photographe, ainsi installé dans son cabinet toulousain, un air de ressemblance avec quelqu’un d’autre, dont le visage m’apparaissait, comme en rêve, sans que je sache le nommer. Je me suis souvenue bientôt du docteur Dresch, que je connais par une carte postale ancienne sur laquelle il figure, assis à son bureau, dans son cabinet d’Ax-les-Thermes ((Cf. La dormeuse blogue : Le docteur Dresch dans son cabinet d’Ax-les-Thermes – Une figure du thermalisme et de la médecine légale)). Puis je me suis souvenue de mon grand-père, assis à son bureau, parmi sa collection de pots canon, dans sa pharmacie de Revel. Une porte donnait sur son laboratoire, ses cornues…

J’ai reconnu alors, au-delà d’Eugène Trutat, de Georges Dresch et de mon grand-père, la figure qui tentait de m’apparaître tandis que je contemplais les photos du cabinet d’Eugène Trutat. C’était celle du « savant au fauteuil sombre », de l’homme de science dans son cabinet, du philosophe dans son poêle, bref tout à la fois celle du Capitaine Nemo, de Descartes ou du Docteur Faust, voir celle du Dieu dont Leibniz dit que dum calculat, fiat mundus – tandis qu’il calcule, le monde se fait -, et qu’ainsi calculant, il disparaît dans ses propres fulgurations.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. ((Arthur Rimbaud, Illuminations, Enfance, IV))

Les photos d’Ego Trutat doivent sans doute leur aura au rapport d’analogie qu’elles établissent, de façon évidente quoique difficile à dire, entre la clôture du cabinet, celle de la chambre photographique, et celle de la pensée, telle qu’elle s’élabore dans le secret de l’intime, i. e. au sein de l’essentielle et principale camera oscura – la chambre de l’esprit. Ces photos illustrent en somme, sur le mode de la métaphore réalisée, le caractère abyssal du retirement qui demeure au principe de toute pensée et de toute vision.

J’ai remarqué que parmi les photos d’Eugène Trutat, la figure du savant se trouve occasionnellement représentée par certains de ces ecclésiastiques dont on sait qu’à partir de la fin du XIXe siècle ils sont entrés dans des sociétés savantes et ont publié sous l’auspice de ces dernières de nombreux travaux. L’homme d’église qui se retire dans l’ombre de son cabinet peuplé de livres constitue, semble-t-il, une figure ultime de cette aventure de l’esprit savant, qui incline à penser, par effet de mouvement tournant, que le vrai chemin va vers l’intérieur. Il n’y a là rien à redire. Les aventures de l’esprit demeurent celles de l’être même : partant, elles sont et se laissent vivre de multiples façons.

J’ai composé la suite de cet article de façon à ce qu’à partir d’ici les images remplacent les mots. Ce qui est dit se lit dans leur succession et dans les court-circuits qu’elles précipitent parfois. L’entrée en scène du Docteur Freud éclairera peut-être, de façon rétrospective, la constellation sous le signe de laquelle j’ai entrepris d’invoquer ici la figure du « savant au fauteuil sombre ». Et la vision des sculptures surgies de nulle part dans une sorte de nuit américaine témoignera de l’étrangeté absolue des objets qui, avant le moment de la photographie, sont seulement, si l’on peut dire, ceux de notre pensée.

 

Ci-dessus : le Capitaine Nemo dans Vingt Mille lieues sous les Mers, édition Hetzel, illustrée par Alphonse de Neuville and Édouard Riou : Ax-les-Thermes. Docteur Dresch dans son cabinet.

 

Ci-dessus : Eugène Trutat, Mon cabinet, 1894.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Eugène Trutat, Montauban, le cabinet de l’abbé Pottier, circa 1862 ; Eugène Trutat, portrait de l’abbé Pottier, circa 1864 ; Eugène Trutat, Excursion de la Société de Géographie, entre 1882 et 1907.

 

Ci-dessus; de gauche à droite, Ego Trutat : anno 1858 ; 1860 ; 1864.

 

Ci-dessus; de gauche à droite, Ego Trutat : anno 1880 ; 1890 ; 1898.

 

Ci-dessus : le Capitaine Nemo devant la porte de son bureau, au fond du Nautilus ; le Docteur Dresch dans son cabinet.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : le Capitaine Nemo, dans sa chambre, converse avec le Professeur Aronnax ; Eugène Trutat, Ego panoplie, 1906.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Eugène Trutat (1840-1910), médecin, photographe, pyrénéiste, géologue et naturaliste français, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse ; Georges Dresch (1846-1922), médecin, préhistorien et président de la Société Ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts ; Sigmund Freud (1856-1939).

 

Ci-dessus : Eugène Trutat, sculptures dans la nature, entre 1858 et 1907.

Analogies – Friche industrielle et néo-plasticisme

 

J’aime la grâce de cette rue industrielle ((Wilhelm Apollinaris de Kostrowitsky,dit Guillaume Apollinaire, Zone, in Alcools, 1913)) remarque Guillaume Apollinaire, « flâneur des deux rives », lorsqu’il déambule du côté des Ternes ou des Batignolles.

J’aime, quant à moi, la grâce de cette friche industrielle qui jouxte le vieux cimetière à Mirepoix. Il s’agit d’une grâce condamnée, car on sait que le permis de détruire court depuis un mois déjà. Je tente de retenir un peu de cette grâce en prenant des photos chaque fois que le ciel est bleu.

J’ai déjà dédié deux petits articles à la friche industrielle de la Copami. Je racontais comment il m’est arrivé de voir dans les bâtiments de cette ancienne coopérative agricole l’architectural cadence des paysages urbains de Charles Sheeler, ou encore la simplicité architectonique d’une église romane.

J’aime la grâce de cette friche industrielle à cause, je crois, du béton nu, sur lequel les ombres jouent sans se laisser absorber ni réfléchir, matière dont l’indifférente substantialité magnifie la géométrie des formes.

La géométrie des formes doit ici sa grâce aux effets de « déséquilibre équilibré » qu’elle produit dans ses variations d’échelle, ses étagements, ses superpositions, ses emboîtements, ses décrochages. Ce « déséquilibre équilibré », c’est le nerf de la Nieuwe Beelding, ou Nouvelle Plastique, telle que définie et mise en oeuvre par Piet Mondrian et le mouvement De Stijl.

Le « déséquilibre équilibré » donne à voir, selon Mondrian, le rapport de secrète entre-appartenance qu’ordre et désordre déploient dans le jeu du monde, d’où, plus essentiellement, l’abîme de proximité qu’abstrait et concret entretiennent dans le simple exercice de nos regards et de nos petites pensées.

Ci-dessus : 1. Piet Mondrian, Paysage avec arbres, 1911-1912 ; 2. Piet Mondrian, Composition verticale en bleu et blanc, 1936.

A voir, à lire aussi :
Analogies – Architectural cadence
Analogies – Cathédrale industrielle et église romane

Claire Dournier – Land Art – Le noyer au bord de l’eau

A Camon. Le noyer au bord de l’eau sera verni le 28 novembre à 15h30.
Depuis le pont longer la rivière à pied pendant environ quinze minutes jusqu’à un pré aux peupliers

 
Claire Dournier m’adressait la semaine dernière cette invitation mystérieuse. Il y avait comme un esprit de jeu dans son geste. Je suis allée à Camon, j’ai longé la rivière depuis le pont jusqu’à un pré aux peupliers. Il faisait froid. L’abbaye trouait le ciel avec un discret croassement de corbeau derrière les arbres.

Le chemin était à boire comme un fond de tasse mal lavée.

Au tournant du chemin, soudain, le pré aux peupliers.

Trois silhouettes, menues, comme trois pissenlits qui auraient confondu l’automne avec le printemps.

Un arbre bleu.

Claire Dournier et ses deux fillottes.

Le noyer au bord de l’eau.

 

Un jour, le grand noyer est tombé. Les entrailles pourrissent. L’os seul se conserve. Les pluies l’ont lavé. Ici, mystérieusement, la substance se perd, mais la forme demeure, grande, forte de sa longitude superbe, au point qu’il faut à l’oeil, pour la voir entière, la soumettre au lit de Procuste.

L’arbre n’a plus de tête, plus de bras. Quelque chose de vivant, de vultueux, pousse encore cependant dans le pli inguinal des racines.

Avant la scie du propriétaire, avant la découpe, la gouge ou le feu, l’arbre connaît ici par effet de passage au bleu le moment de transmutation qui veut – Solve et coagula, disent les alchimistes -, qu’à l’oeuvre de la nigredo, ou passage au noir comme processus de réduction à quia, succède l’oeuvre de l’albedo, ou passage au blanc comme devenir-visible d’un invu des choses, demeuré jusqu’alors sous-jacent à la matière en tant que substrat.

C’est ainsi l’invu de l’être que le bleu fait venir là maintenant au bord de l’eau via le geste de l’artiste, – physicaliter via l’usage de la tempera, i. e celui d’une peinture à base d’oeuf – pour le liant – et de pigment pur. Yves Bonnefoy dit de la poésie et de la peinture qu’elles sont « acquiescement à la terre, à l’instant, à la couleur des choses ». La façon d’un tel acquiescement là maintenant au bord de l’eau, c’est le geste du bleu, et l’usage de la tempera. Via le geste du bleu, l’artiste montre, non point que l’arbre est bleu, mais plus originairement qu’il y a de l’invu dans l’arbre, et que là seulement, dans le secret de l’invu, s’entretient la véritable « couleur des choses ».

« Vers l’immatériel », ainsi Yves Klein désignait-il le sens auquel prétend son oeuvre propre. Claire Dournier, l’autre jour au bord de l’eau, parlait justement d’Yves Klein…

L’hiver est là. L’arbre attend « maintenant la neige », dit Claire Dournier. Vers l’immatériel. L’albedo

 

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