Analogies – Scenographia

 

Ci-dessus : Joseph Nicolas Robert-Fleury, Galilée devant le Saint-Office au Vatican, 1847.

Alors que je recherchais d’autres images, je suis tombée par hasard sur ce tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury (1797-1890). Je ne connaissais ni le peintre ni le tableau. Quelque chose dans ce tableau m’inspirait cependant un bizarre sentiment de déjà vu.

 

Le déjà vu, je l’ai su tout de suite, était celui d’un tableau qui m’a frappée dès l’enfance. Il s’agit de l’Allégorie sacrée de Bellini (né entre 1425 et 1433 ; † 1516), tableau jadis intitulé Les Ames du Purgatoire. Je n’ai longtemps connu ce tableau que sous forme de reproduction. Je l’ai vu plus tard aux Offices : haut de 73 cm, large de 119 cm, il m’a semblé tout petit ! Bien plus plus petit, en tout cas, que dans mon imagination.

Projetée à une autre échelle (hauteur : 1,960 m ; largeur : 3.080 m), la scénographie du tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury se trouve reprise mutatis mutandis du tableau de Bellini ! On reconnaît, outre la géométrie du pavement, l’ensemble du dispositif perspectif conçu au Quattrocento d’après la leçon de Vitruve :

Item scenographia est frontis et laterum abscedentium adumbratio, ad circinique centrum omnium linearum responsus. ((Vitruve, De architectura, livre I, 2, 8))
Traduction Auguste Choisy : « De même, la Perspective est l’esquisse de la façade et des côtés fuyants, et la convergence de toutes les lignes vers une pointe de compas. »
Traduction Ch.L. Maufras : « La scénographie est l’esquisse de la façade avec les côtés en perspective, toutes les lignes allant aboutir à un centre commun. »

Les critiques disputent pour savoir si le circini circum dont parle Vitruve désigne de façon objective le point de fuite de l’espace, ou de façon subjective le point de fuite du cône visuel. Ils observent, quoi qu’il en soit, que Bellini emprunte son modèle de composition au théâtre : délimitée par la balustrade, la scène ouvre en arrière-plan sur un décor pittoresque, figure baroque de la vieillesse du monde, auquel, concentrés sur l’énigme de leur monde propre, les personnages de l’Allégorie tournent le dos. Il se peut que la balustrade délimite au premier plan le théâtre du Vrai, le monde de l’âme, ravalant ainsi le monde terrestre, en arrière-plan, au seul statut de toile peinte.

Le circini centrum, s’il correspond au point de fuite de l’espace, se perd, à l’horizon, dans l’insignifiance pittoresque d’un paysage comme tant d’autres. Forêt, château, nuages, tout passe…

Le même circini centrum, s’il correspond au point de fuite du cône visuel, fixe le point vers lequel concourent l’ensemble des lignes relatives à la géométrie du pavement. La scène s’ordonne ainsi autour de l’arbre en pot et des petits enfants qui jouent au pied de ce dernier.

« L’αιᾠν »- le temps qui ne passe pas -, « c’est un enfant qui joue, qui pousse des pions : façons d’enfant, façon d’un règne », dit mystérieusement Héraclite, 400 ans avant J.C. ((Héraclite, fragment 52))

 

Reprise de celle de l’Allégorie sacrée, la scénographie du Galilée devant le Saint-Office au Vatican la subvertit toutefois ostensiblement, en vertu de la profondeur redoublée qu’elle déploie en amont du proscenium, repoussant ainsi au bord de la toile, là-haut, très loin, réduit, façon tapis volant, à l’apparence d’un balcon de nuages, le ciel qui, sur le présent théâtre, fait fonction de décor.

Le circini centrum, qui correspond cette fois assurément au point de fuite de l’espace, fixe comme « omnium linearum responsus », point de rencontre de toutes les lignes, la colombe de l’Esprit, ainsi désignée comme la figure sous le signe de laquelle la scène a sens, ou devrait avoir sens !

C’est là que l’implicite de la référence à l’Allégorie sacrée dans le Galilée devant le Saint-Office au Vatican révèle pleinement sa puissance critique. Tandis que toutes les lignes de la géométrie convergent vers l’Esprit, qui, de là-haut, assure en même temps que la clôture de l’espace ptoléméen celle du champ désigné comme loisible au travail de la raison, Galilée maintient que « E pur si muove !« , Et pourtant, elle tourne ! La place de Galilée est ici celle de l’enfant qui se tient au pied de l’arbuste, au pied de la vie, dans l’Allégorie sacrée. La longue table, qui mure de son roide pan d’étoffe l’espace sur lequel règne le Saint-Esprit, figure ainsi l’impasse métaphysique dont Galilée, et sans doute aussi Joseph Nicolas Robert-Fleury, au nom de la raison, nous invitent à nous détourner. « L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au Ciel, et non comment va le ciel », dit en 1615 Galilée dans une lettre adressée à Christine de Lorraine.

S’il y a un démon de l’analogie, celui-ci n’est jamais dépourvu de puissance heuristique. J’ai tenté de le convoquer ici afin d’éclairer, pour moi-même d’abord, l’intérêt qu’avait pu m’inspirer l’esthétique d’un tableau de Joseph Nicolas Robert-Fleury, peintre de genre, spécialisé dans la représentation des tragédies de l’histoire, suspect pour cela d’académisme, méconnu finalement. Le jeu de renversement métaphysique que Joseph Nicolas Robert-Fleury entretient ici avec Bellini montre qu’il s’agit d’un peintre plus savant que troubadour, plus esthète que maniériste, plus intéressant que pittoresque, plus maître que petit-maître.

 

Ames tisserandes, au bord du fleuve,
ourdissent la géométrie du crépuscule,
et la montagne avance,
abîmant les statues dans la mélancolie.
Seul jardinier,
le vieux Chronos s’inquiète des légumes
et roule sa brouette. ((Seul jardinier, in Silènes))

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