Famine et solidarité chrétienne à Mirepoix, de l’hiver 1751 à l’été 1752
En 1751, « après un printemps dérangé et pluvieux, il vint dans tout le Languedoc une sécheresse extraordinaire, avec de grandes chaleurs qui firent périr la récolte. Les herbages manquèrent. Ce fut une année des plus critiques et des plus disetteuses. » 1Observation extraite de Climatologie de la France, Sélection de données statistiques par M. Garnier, Direction de la Météorologie nationale, 1967.
Le 21 juillet 1752, Maître Clavel, sacristain de la cathédrale Saint Maurice à Mirepoix rédige dans le registre des baptêmes, mariages et décès, l’Ad rei memoriam qui suit :
« En 1751 la récolte fut très mauvaise presque partout. Les pauvres de la campagne et ceux de la ville ès diocèse de Mirepoix n’eurent plus aucune espèce de grain dans leurs maisons à la fête de la Toussaint de la même année. Ils se trouvèrent dépourvus de tout et presque personne ne leur offrait de travail. Les boutique même des artisans manquèrent d’ouvrage. Ceux qui leur en donnent ordinairement renvoyèrent à un autre temps ce qui leur était nécessaire, et ça, parce qu’ils manquaient eux-mêmes d’argent ou parce qu’ils craignaient avec raison d’avoir besoin en tout ce qu’ils avaient pour faire subsister leurs familles. Tous les grains, bled 2Blé ou bled dans l’orthographe du temps., millet, pomelle 3Paumelle ou pomelle dans l’orthographe du temps : orge de printemps., avoine furent en grande valeur depuis la susdite fête jusqu’au 1er juillet 1752. Le blé surtout alla jusqu’à 21 livres dix sols, et le millet à 17 francs. Les dits pauvres et même quelques artisans commencèrent à la susdite fête de la Toussaint à mettre en vente leurs effets meubles et immeubles et donnèrent presque pour rien ce qu’on voulut leur acheter (je dis ce qu’on voulut leur acheter car on ne trouvait point des acheteurs à quelque prix qu’on mît les dits effets) et vécurent ainsi tant bien que mal jusqu’en janvier 1752. Alors toutes les ressources manquèrent à la fois.
Monseigneur l’évêque Jean Baptiste de Champflour 4Né en 1683, Jean Baptiste de Champflour a été évêque de Mirepoix de 1737 à 1768. convoqua dans son palais épiscopal les principaux Messieurs de Mirepoix et les engagea à former un bureau de charité pour lequel tous les habitants en état de secourir les pauvres seront taxés à tant par mois selon leurs aises et leurs facultés, ce qui produisit 800 francs par mois. Avec cet argent, on acheta du blé ; on fit du pain de monition sans passer la farine ni en ôter même le gros son. Chaque setier de blé produisait ou 210 ou 212 ou 220 livres de pain. On fit un rôle de tous les pauvres de la ville et du consulat. Les commissaires du bureau leur distribuèrent de la soupe, du pain, mais non autant qu’il en aurait fallu pour faire subsister entièrement tous les pauvres. En famille, ceux-ci eurent de quoi faire un repas aux dépens du bureau, mais ils furent dans l’embarras pour le souper. Quelques-uns souffrirent la faim pendant le temps des pluies et des neiges, qui furent très longues et fréquentes dans le cours de l’hiver. Quand ils pouvaient sortir dans la campagne, ils allaient ramasser des herbes dans les rues et fossés de la ville, qu’ils faisaient cuire au sel seulement et bien souvent à l’eau toute pure sans de l’huile ni graisse. On fit subsister le bureau depuis le 20e janvier jusqu’au 10e de juillet 1752.
Ci-dessus : sans date, portrait de Monseigneur de Champflour.
On ne peut assez louer le zèle de tous les Messieurs de Mirepoix pour le soulagement des pauvres pendant le cours de cette mauvaise année. Monseigneur l’évêque leur a donné l’exemple. Il a donné tout ce qu’il avait, vendu ses chevaux, toute son argenterie, et emprunté autant qu’il a trouvé. Ces Messieurs du chapitre se sont distingués aussi par le don pur et simple qu’ils ont fait du dixième de leurs revenus et par leurs aumônes particulières. Leur exemple a fait impression sur tout le clergé du diocèse, lequel a donné de même le dixième de ses revenus ecclésiastiques et fait beaucoup d’aumônes particulières. Jetés parmi ces misères, les curés ont donné plus qu’ils ne pouvaient et plus qu’ils n’avaient. Enfin, nous soussigné et Me Savy notre vicaire avons fait tout ce que nous avons pu pour empêcher nos paroissiens de souffrir la faim.
Fait à Mirepoix, le 21e juillet 1752. Signé : Clavel sacristain. » 5Document 1NUM5/5MI664. Mirepoix. Paroisse Saint Maurice (1691-1789). Vue 132.
La famine mentionnée en 1752 par l’abbé Clavel précède d’une trentaine d’années la Révolution. René Louis de Voyer de Paulmy, deuxième marquis d’Argenson (1694-1757), rapporte dans ses Mémoires qu’en Provence, la même famine a suscité des troubles graves.
Le 26 janvier 1752, « on a eu nouvelle qu’à Arles, en Provence, il y a eu une terrible révolte de paysans qui sont venus armés demander du pain à l’hôtel de ville. Ils étaient au nombre de deux mille, et, comme les magistrats effrayés n’ont fait que leur promettre des secours qu’ils n’ont point donnés, pendant quelques jours, ces paysans, plus armés et en plus grand nombre encore, sont revenus et ont menacé de rompre le pont sur le Rhône qui sépare la Provence du Languedoc. Effectivement, ils commençaient à le démolir, lorsqu’on a fait marcher un détachement de troupes qui les a repoussés. Voilà donc où nous en sommes malheureusement pour la famine, que les pauvres demandent forcément du pain aux riches, et que ceux qui gouvernent sont contraints de faire marcher des troupes, pour attaquer et punir les pauvres révoltés de leur misère ! » 6Journal et mémoires du marquis d’Argenson, tome 7, p. 81 ; publiés pour la première fois d’après les manuscrits autographes de la Bibliothèque du Louvre, pour la Société de l’histoire de France, par E. J. B. Rathery, chez la Vve de J. Renouard, Paris, 1859-1867.
References
↑1 | Observation extraite de Climatologie de la France, Sélection de données statistiques par M. Garnier, Direction de la Météorologie nationale, 1967. |
↑2 | Blé ou bled dans l’orthographe du temps. |
↑3 | Paumelle ou pomelle dans l’orthographe du temps : orge de printemps. |
↑4 | Né en 1683, Jean Baptiste de Champflour a été évêque de Mirepoix de 1737 à 1768. |
↑5 | Document 1NUM5/5MI664. Mirepoix. Paroisse Saint Maurice (1691-1789). Vue 132. |
↑6 | Journal et mémoires du marquis d’Argenson, tome 7, p. 81 ; publiés pour la première fois d’après les manuscrits autographes de la Bibliothèque du Louvre, pour la Société de l’histoire de France, par E. J. B. Rathery, chez la Vve de J. Renouard, Paris, 1859-1867. |