Elisabeth de Lévis (1629-1671) ou l’abbesse intrépide, puis l’abbesse assassinée
« Cette abbesse s’appeloit de Levy, & estoit de la maison de Mirepoix du côté gauche », dit Claude Bazin de Bezons 1Claude Bazin (1617-1684), chevalier, seigneur de Bezons, avocat et homme d’État, intendant du Languedoc, commissaire pour la réorganisation des universités de Toulouse et de Montpellier, commissaire à la vérification de la noblesse, conseiller d’Etat. dans une lettre adressée le 16 juin 1671 à M. de Châteauneuf 2Louis Phélypeaux (1599-1681), seigneur de La Vrillière, marquis de Châteauneuf et Tanlay (1678), vicomte de Saint-Florentin, secrétaire d’état de la « Religion prétendue réformée » de 1621 à 1681, prévôt et maître des cérémonies de l’Ordre du Saint-Esprit de 1643 à 1653.
Ci-dessus, de gauche à droite : Louis Phélypeaux, marquis de Châteauneuf ; Claude Bazin de Besons.
Ci-dessus : 7 janvier 1629. Baptême d’Isabeau de Lévis. Archives dép. de l’Ariège. Lagarde. Document 1NUM/140EDT/GG1 (1609-1660). Vue 51.
« Cette abbesse qui s’appeloit de Levy, & estoit de la maison de Mirepoix du côté gauche », c’est Elisabeth de Lévis, fille bâtarde d’Alexandre de Lévis Mirepoix et d’Isabelle Dufour. Alexandre de Lévis, seigneur de Mirepoix, épouse en 1620 Louise de Béthune. Le couple se sépare en 1626. Alexandre de Lévis Mirepoix vit ensuite avec Isabelle Dufour, dont il a deux enfants : Antoine de Lévis 3La date du baptême d’Antoine de Lévis, qui ne figure pas dans le registre paroissial de Lagarde, demeure inconnue., seigneur de la Barraque, et Elisabeth de Lévis, baptisée le 7 janvier 1629. Après l’annulation de son mariage par le pape en janvier 1634 et la mort de Louise de Béthune le 4 février 1634, Alexandre de Lévis épouse en secondes noces, le 28 juillet 1634, Louise de Roquelaure. Antoine de Lévis, seigneur de la Barraque, et Elisabeth de Lévis, sont élevés au château de Lagarde.
Ci-dessus : le château de Lagarde au temps de Louise de Roquelaure.
Elisabeth de Lévis entre en religion. Elle fait profession à l’abbaye Sainte Marie de Rieunette, dans l’Aude, le 6 novembre 1652.
1. Brève histoire de l’abbaye de Rieunette avant l’arrivée d’Elisabeth de Lévis
L’existence de Rieunette se trouve mentionnée pour la première fois en 1162 dans un acte de donation consenti par Arnaud Séguier et Rixovende, sa mère, en faveur de l’église de Rivo Nitido 4Rivus nitidus, en latin : ruisseau brillant, ruisseau fertile. (Rieunette), en faveur de Raine, prieure de la maison de Rivo Nitido, et en faveur de Bernard d’Alairac, prêtre de cette maison. En 1183, Othon, évêque de Carcassonne, donne à Guillelme, abbesse de Rivo Nitido, l’église du lieu, avec ses prémices et décimes. D’autres dons encore viennent ensuite à l’abbaye, consentis par les seigneurs environnants quand leurs filles entrent en religion. En 1248, le pape Innocent IV « autorise l’abbesse de Rivo Nitido à refuser de recevoir des religieuses au-delà du nombre de quarante et prononce l’excommunication de quiconque porterait atteinte aux personnes, domestiques, biens et droits des abbesses et des religieuses ». En 1290, un acte mentionne l’abbaye sous le nom de Rivinitidis. Jusqu’en 1432, les abbesses font hommage à l’abbé de Fontfroide, qui les visite et leur dicte, au nom de l’abbé de Cîteaux, des règlements pour la conservation de la discipline. Le 7 novembre 1432, venu de l’abbaye cistercienne de Morimond, en Champagne, l’abbé Guy III prononce l’union de l’abbaye de Rivinitidi avec l’abbaye de Villelongue. L’acte d’union sera contesté par la suite, car tenu pour « entaché de nullité ».
En 1528, les Huguenots, dont nombre de seigneurs voisins de Rieunette, brûlent les granges et les métairies de l’abbaye de Rieunette et s’emparent des biens des religieuses. Après avoir déposé les meubles et ornements de leur église auprès des Frères de l’abbaye de Villelongue, « tuteurs, procureurs et confesseurs de la maison de Rieunette », un petit noyau de religieuses se réfugie à Carcassonne. Les autres religieuses retournent chez leurs parents. En 1658, les Calvinistes brûlent et renversent les bâtiments de Rieunette. Les archives de l’abbaye disparaissent dans l’incendie. En 1575, les F.F. de Villelongue vendent l’abbaye de Rieunette, avec ses terres et dépendances, « sous redevance et en fief », à Pierre de Grave, seigneur de Villegly, dont la famille conservera ce fief jusqu’en 1655.
Le 7 juillet 1648, Louis XIV nomme abbesse de Rieunette Cécile de Noé, anciennement professe de l’ordre de Cîteaux à l’abbaye toulousaine de Salenques. Les lettres de nomination prescrivent à la nouvelle abbesse de « restaurer l’abbaye de Rieunette, renversée par les guerres civiles et depuis longtemps vacante, d’en réintégrer les biens usurpés, et d’employer les dots des filles qui seraient admise à faire profession, pour acquérir les meubles nécessaires à la maison ». En avril 1650, après réception des bulles correspondantes et notification de sa nomination à Henri de Marcassus, abbé de Villelongue, Cécile de Noé requiert de celui-ci la délivrance des titres de l’abbaye de Rieunette, qu’il détient depuis 1575. En septembre 1650, elle se présente, par procureur, « à l’effet de prendre possession de l’abbaye de Rieunette ». En avril 1651, les F.F. de l’abbaye de Villelongue forment plainte auprès du parlement de Toulouse « aux fins d’être maintenus en possession des biens de l’abbaye de Rieunette ». En mai 1651 le chapitre général de l’ordre de Citeaux porte « défense à Cécile de Noé de faire fonction au lieu de Rieunette, uni à Villelongue ». Le 2 juin 1651, Monseigneur de Lestang, évêque de Carcassonne, reçoit le serment de Cécile de Noé. Le 21 juin 1651, sans considération de la procèdure alors en cours auprès du parlement de Toulouse, le syndic de l’abbaye de Villelongue, requiert du dit parlement qu’il soit enjoint à Cécile de Noé de se retirer à Toulouse dans son monastère d’origine. Au début de l’année 1652, Monseigneur de Lestang autorise Cécile de Noé à installer église et couvent dans les murs de Carcassonne. Celle-ci achète alors une maison dans la Cité et s’y installe à la fin de l’année avec quelques autres religieuses, dont Elisabeth de Lévis, professe depuis le 6 novembre de cette année-là. Cécile de Noé, dans le même temps, fait relever les ruines de l’abbaye de Rieunette. Le 26 août 1653, Jean VI de Saint-Jean Moussoulens, aussi abbé de Montolieu, succède à Henri de Marcassus à la tête de l’abbaye de Villelongue. Le 27 mars 1654, le parlement de Toulouse arrête en faveur de Cécile de Noé le maintien des biens et possessions de l’abbaye de Rieunette.
Un procès verbal de rébellion daté du 9 août 1654 indique que Me François de Turles, conseiller au parlement de Toulouse, commis pour l’exécution de l’arrêt de maintenance de Cécile de Noé, a échoué dans l’exercice de cette commission. A l’exécution de l’arrêt en question, « auroit esté formée opposition avec grande violence de la part du sieur Abbé et Religieux de Villelongue, avec un attroupement de quatre ou cinq cents hommes, et les bastimens qui avoient esté construits au lieu de l’ancienne fondation de Rieunette, par les soins de la dite Noé, auroient esté brûlé, et la dite de Levi, lors religieuse professe, blessée d’un coup dangereux, dans l’église dudit Rieunette, et quelques domestiques, ce qui auroit obligé les exposantes de retourner dans leur établissement fait dans la Cité de Carcassonne ». Le 16 septembre 1654 bis repetita, l’huissier porteur d’un nouvel exécutoire essuie un autre épisode de rébellion. Cécile de Noé adresse alors une supplique au roi, supplique dans laquelle, après avoir rapporté les événements du 9 août, elle signale qu’elle, ainsi que quatorze autres religieuses, « ne jouissent d’aucun revenu » de l’abbaye de Rieunède et « subsistent seulement de ce que l’adorable providence de Dieu leur donne… » :
Lente festinans, l’affaire s’instruit désormais à Paris. Le 20 avril 1662, Elisabeth de Lévis est nommée par le roi abbesse de Rieunette. Le 6 novembre 1662, elle prend l’habit de religieuse de Rieunette des mains de Cécile de Noé. Toujours en novembre, le pape publie les bulles relatives à la nomination d’Elisabeth de Lévis. Chargée de veiller sur l’instance, Cécile de Noé meurt à Paris le 10 décembre 1662.
2. Elisabeth de Lévis, abbesse de Rieunette
Le 10 mars 1664, après que l’official de Carcassonne a refusé de fulminer les bulles de 1662, sur ordre sans doute de Monseigneur de Nogaret, évêque de Carcassonne depuis 1655, auparavant évêque de Mirepoix, qui a connu, comme on sait, de graves démêlés avec la famille de Lévis Mirepoix dans le cadre de l’affaire dite « des honorifiques », l’official de Mirepoix, sur ordre du plus conciliant Monseigneur de Lévis Ventadour, procède à la dite fulmination. Le 22 mars 1664, Elisabeth de Lévis prend possession, par procureur, de l’abbaye de Rieunette et de la maison de Carcassonne. Le 30 septembre 1665, à Paris, le Grand Conseil adjuge définitivement l’abbaye de Rieunette à Elisabeth de Lévis, au préjudice de Jean de Saint-Jean Moussoulens, abbé de Villelongue, et il confirme l’arrêt du parlement de Toulouse du 10 septembre 1655.
En juin 1666, le sieur Jean Jalabert baille à Madame l’Abbesse de Rieunette la recette des revenus de Monseigneur le Marquis de Mirepoix 5Gaston Ier de Lévis Mirepoix, fils d’Alexandre de Lévis et de Louise de Roquelaure. Alexandre de Lévis Mirepoix est mort au siège de Leucate en 1637. « pour prendre possession de son abbaye et lieux en dépendant », soit 400 livres ; plus 26 livres 2 sols « en neuf escus blans pour procéder à la vérification du verbal de la rébellion commise par le prieur de Villelongue, ses religieux et autres » ; plus 200 livres dans le cours de sa mise en possession ; plus 21 livres 10 sols pour la couchée des gentilshommes de sa suite, à Fanjeaux, lors du retour de sa mise en possession. La même année, Elisabeth de Lévis fait requête au Grand Conseil « aux fins d’être maintenue dans son établissement de la Cité de Carcassonne, nonobstant l’opposition de Monseigneur de Nogaret ».
En 1668, Monseigneur de Nogaret présente au roi une requête de contredit « contre la requête à fin de translation de l’abbaye de Rieunette en la Cité de Carcassonne, présentée par soeur Elisabeth de Levi, abbesse du monastère de Rieunette », au motif que, même si le chapitre et le consul de Carcassonne ont approuvé cet établissement, « il n’y a jamais eu nombre suffisant de filles pour faire les offices, qu’elle et ses six religieuses ont tellement violé la closture qu’elle est absentée plus de dix ans de cette maison, et que toute la province reste encore scandalisée de ces longues promenades, etc. » Elisabeth de Lévis devrait, selon Monseigneur de Nogaret, opérer la translation de l’abbaye de Rieunette si possible dans un autre diocèse, en tout cas dans une ville autre que Carcassonne.
En septembre 1668, Elisabeth de Lévis obtient de Louis XIV des lettres patentes « portant translation de l’abbaye de Rieunette dans la Cité de Carcassonne ». « Ayant esté pleinement informez que ladite abbaye de Rieunette est située au milieu d’une forest et entourée de deux grandes montagnes, entre les lieux de Ladern, Greffeil et Molières, et qu’elle est inhabitable à cause du démolissement général qui en fut fait, non seulement en 1568 par les hérétiques, mais encore depuis, par celui de 1654, fait par l’abbé de Villelongue, avec un pillage général de tous les meubles et autres choses appartenant aux dites religieuses…
Le 14 novembre 1669, Me Joseph de Panisse Doizelet, commandeur de Douzens, fait enlever sur les terres de Rieunette d’abord « 100 sestiers de bled 6Bled : blé. à force et violence, par attroupement de monde qui estoient armez avec fuzilx, épées et pistolets, à la teste desquels estoit M. Daldebert, chanoine de Saint-Paul de Narbonne ; Paul Daldebert, seigneur de Matalaine ; le seigneur Bezard, de Carcassonne, chevalier de Fabrezan ; Anthoine Cassaing, huissier de Carcassonne ; Claude Galien, marchand de Carcassonne ; Me Giret, prêtre et recteur de Prédelles ; Dijaux, de Barbaira ; les valets d’yceux et quantité d’autres personnes incognues ». Un peu plus tard, on a pris encore les 60 « sestiers de bled » restant, et 100 « bestes à bast ». On a enfoncé la porte du métayer, on a menacé de le tuer, « on a pris dans son grenier 700 livres qu’il y avoit dans une caisse pour achever de payer ce qui reste des deniers royaux au sieur receveur de Carcassonne, on a emporté les ceddes 7Cedde : cédule ou acte de notaire. qu’il avoit dans sa caisse, et quantité d’autres choses ».
3. Assassinat d’Elisabeth de Lévis
Le 13 juin 1671, Elisabeth de Lévis et soeur Saint Joseph partent à cheval de la métairie de La Bourdette, accompagnées de Bré, laquais de l’abbesse, du sieur Pendaries, du sieur de la Rivolle, de Durand et de Laforest, valets de ce dernier, afin d’aller prendre possession de la métairie de La Prade, dépendante de l’abbaye de Rieunette. Après cette prise de possession, l’épouse du métayer de La Prade supplie Elisabeth de Lévis de « luy donner dellay à vuider la maison ». Elisabeth de Lévis la prie d’aller chercher Pierre Maynard, son mari, qui travaillerait en ce moment à la métairie de Peyromalle. L’épouse de Pierre Maynard sort et revient bredouille. Elizabeth de Lévy décide alors de retourner à La Bourdette. Soeur Saint Joseph chevauche devant, avec le sieur de Rivolle, ainsi qu’avec Durand, le valet, et Bré, le laquais. Elisabeth de Lévis et le sieur Pendaries vont derrière, à pied. Nous disposons du témoignage de Soeur Saint Joseph, enregistré lors de la procédure engagée le 16 juin 1671 devant le présidial criminel, à l’initiative d’Antoine de Lévis, seigneur de La Barraque, frère d’Elisabeth de Lévis, fils comme elle d’Alexandre de Lévis Mirepoix et d’Isabelle Dufour :
« Lorsqu’ils eurent passé le sommet de la montagne, ils entendirent tirer quatre coups de fusil, et incontinent la dépozante [Soeur Saint Joseph] recula avec ledit la Rivolle et lesdits vallet et laquais, vers ladite dame abbesse qu’ils avoient laissée. Et un moment après, ils entendirent tirer trois autres coups de fuzil, et ayant rejoinct ladite dame abbesse, elle pria la dépozante de prier Dieu pour elle, qu’elle estoit morte. Et luy ayant mis son scapulaire dessus et dit quelques prières, elle fist tous ses efforts avec les autres de la suitte pour la transporter à ladite metterie de La Bourdette, où estant, il feust envoyé quérir en dilligence le sieur recteur de Moullières 8Aujourd’hui Molières. et le chirurgien de Saint-Hilaire. Mais ladite dame décéda deux heures après, ou environ, qu’elle fust dans ladite metterie et avant que le dit seigneur recteur ny ledit chirurgien ne fussent arrivés, ayant tousjours invoqué le secours de la Saincte Vierge et demandé pardon et miséricorde à Dieu, tant pour elle que pour ses ennemis. »
A cette triste déposition, Soeur Saint Joseph ajoute l’information suivante :
« A la récolte dernière, estant ladite dame abbesse allée à Domnove pour faire la récolte, ledit sieur de La Fajolle de la Val de Daigne la vint treuver et luy dire, de la part du seigneur de Pradelles, qu’il préthendoit tirer la récolte de Domnove à quel prix que ce fust. Et ladite dame luy ayant respondeu qu’elle ne croyoit pas que ledit sieur de Pradelles voulleust contrevenir à la transaction qu’il avoit passée avec elle, ledit sieur de La Cajole luy répliqua qu’il estoit si fort attaché aux inthérests dudit sieur de Pradelles qu’il ne pouvoit pas luy reffuzer ses acistences. Sur quoy ladite dame lui répliqua, qu’en ce cas elle luy feroit ressentir la pezenteur du bras de la maison de Lévy. Et ledit sieur de la Fajolle luy ayant voulleu dire qu’on lui mettroit quelques coupe-jarrestz à la traverse, elle lui répondit qu’elle traicteroit ceux-là avec le baston. »
Le témoignage de Philippe Pendaries, bourgeois de Narbonne, fournit relativement au drame d’autres détails encore :
« La dame, avec le déposant et sa suitte, reprindrent le chemin de ladite metterie de La Bourdette, à pied. Et lesdits La Rivale et dame de Saint Joseph à cheval, ayant laissé dans ladite metterie de La Prade, La Forest et Sirvent, ballets, pour garder ladite metterie. Et lorsqu’ils feurent arrivés sur la montaigne et au Pas de la Roque, lesdits La Rivolle, la dame de Saint Joseph, Durand et Bré, vallet et laquais de ladite dame, s’estant un peu advancés et franchi ce pas, et comme c’est un défillé, ladite dame abbesse passant la première, Jeanne d’Auger [Soeur Saint Joseph], sa demoiselle suivante après, et le dépozant [Philippe Pandaries] tout dernier, entendit tirer quatre fuzillades, et le feu d’ocellés sortoit de une matte de buis qui est à costé gauche de ladite montée venant de La Prade à La Bourdette. Et estant accoureu à ladite matte, croyant que ce fussent des amos qui leur fissent quelque salve de joye, il y trouva encore trois fuziliers ayant leurs fuzils flanqués dans ladite matte, tenant chacun leurs fuzils couchés en joue, et n’estant à découvert que de leur chapeau, au nombre de six en tout. Et ladite dame cria à l’instant : « Ah ! mon Dieu ! Penderies, je suis morte ! »
Et dans cet effroy, ayant voulleu courir à son secours, son espée et la broussaille le firent tomber à terre, dans lequel moment on luy lascha trois coups de fusil qui luy passèrent sy près de son visage qu’il se treuva tout enflamé. Et s’estant relevé par le secours que ladite demoiselle Auger luy donna, ils coureurent tous deux au secours de ladite dame, l’auraient enlevée de toutes leurs forces et tirée hors de ce danger et de cette embuscade le plus promptement qu’il leur feust possible, ayant découvert encore deux hommes habillés de toille, armés d’un fuzil chacun, qui venoient à course du costé du bois pour grossir le nombre des assassins. Et sur le bruit des fuzillades lesdits La Rivolle, la dame de Saint Joseph, Durand et le laquais, ayant rebroussé chemin, coureurent à leur secours, tous persuadés que s’estoient des assassins qui avoient lasché les coups de fuzils. Et comme ladite dame versoit du sang de tous costés, ayant esté blessée à l’épaule gauche sortant soubz le bras droit, ils la prindrent à bras pour l’emporter. Et cependant, ledit La Rivolle auce ses pistolets et fuzils, et Durand, valet, faisoit teste aux assassins lesquels les suivoient pas à pas, à couvert de la broussaille. Et comme ils feurent dessendus à la metterie de La Bourrette, on coucha ladite dame abbesse, blessée, sur son lict.
Le déppozant feust appelle par les domestiques de ladite dame pour venir voir sept hommes armés de fuzils qui faisoient front sur la descente de la montaigne, qu’il alla voir. En ayant descouvert un qui faisoit teste, habillé d’une couleur obscure, portant vue grande carabatte blanche. Et ayant, le déppozant, donné ordre d’aller en diligence chercher le curé de Moullières, et Aurifeilhe, chirurgien de Saint-Hilaire, il entendoit les plaintes de ladite dame qui recommandoit son âme à Dieu, invoquant la Saincte Vierge à son secours, protestant que tout ce qu’elle avoit faict n’estoit que pour la plus grande gloire de Dieu et de la Saincte Vierge, ayant toujours vescu sa bonne servante. Et ainsy ayant parlé jusques au dernier soupir, de la gloire de Dieu et de la Saincte Vierge, luy ayant demandé pardon pour elle et pour ses ennemis, elle rendit l’âme à Dieu dans deux heures, avant que le prêtre et le chirurgien fussent arrivés.
Et pour esvitter que ses assassins ne vinssent pendant la nuit achever leur mauvais dessain et pilher la maison, le dépozant fist tous ses efforts de faire charger le corps de ladite dame dans la mettairie des Verrières, la plus prochaine, appartenant à ladite dame, où il fit aussi apporter tout ce qu’il treuva de plus précieux dans ladite metterie de La Bourdette, où ayant le dit dépozant script pendant la nuit du sapmedy, de l’ordre de ladite dame de Saint Joseph, les lettres qu’elle jugea nécessaires, il vint, le dimanche quatorziesme, en la présente ville de Carcassonne, où il arriva heure tarde, à cause de la playe, et le lendemain il donna advis au sieur juge criminel. »
La tradition rapporte que les entrailles d’Elisabeth de Lévis ont été portées dans le cimetière de l’abbaye de Rieunette, et que depuis cette mort tragique, l’endroit où le meurtre fut commis a toujours été appelé « Lé Pas dé Madamo ». Le corps a été inhumé dans la nouvelle église de son abbaye de la Cité de Carcassonne, au pied du maître autel, avec cette inscription : CY GIST MADAME ELISABETH DE LEVI, ABBESSE DE NOTRE DAME DE RIEUNETTE, ASSASSINEE LE SAMEDY JOUR DE SAINT ANTOINE, LE XIII JUIN MDCLXXI.
« Ayant disparu avec tout son domestique après l’assassinat d’Elisabeth de Lévis, Marc Antoine du Ferrier, seigneur du Villar-en-Val, qui venait perdre le procès qu’il avait avec l’abbesse de Rieunette pour la métairie de Cassanels, fut réputé l’auteur principal de ce crime, et ses biens confisqués et réunis au domaine de la Couronne », dit Alphonse Méhul dans le tome V de son édition du Cartulaire et Archives des communes de l’ancien diocèse et de l’arrondissement de Carcassonne. Tous les extraits d’actes reproduits ci-dessus sont au demeurant empruntés au même tome V de ce maître ouvrage.
Après la mort d’Elisabeth de Rieunette, Marie Marthe de Bruyères Le Chastel, fille de Jean Pierre de Bruyère, baron de Chalabre, et de Gabrielle de Lévis Léran, est nommée abbesse de Rieunette. Le 6 avril 1674, elle est bénie dans ses nouvelles fonctions par Monseigneur de Lévis Ventadour, évêque de Mirepoix. La maison de Rieunette abrite alors à Carcassonne vingt religieuses. Marie Marthe de Bruyères Le Chastel meurt en 1682. Elle est remplacée par Magdeleine Marie Marthe Auger, soeur de M. de la Chabeaussière, capitaine des chevaux-légers. Suit en 1731 Louise Françoise de Montcalm-Gozon, alias de Saint-Véran. Le compoix de Carcassonne de 1757 indique que le couvent de Rieunette se situe dans un triangle formé par les rues Saint Bernard, des Prisons et traverse des Religieuses. Maître Belichon, notaire royal et apostolique, qui visite le couvent au nom du roi, observe que dans le parloir figurent les portraits des dames de Noé, de Lévis et de Chalabre.
Le 21 janvier 1761, Monseigneur de Bezons, évêque de Carcassonne, décrète que le couvent de Rieunette, dont les bâtiments, dit-il, « tombent en ruine », sera désormais uni à celui de Saint Bernard à Lombez (dans le Gers), ordre de Cîteaux, filiation de Morimond, pour insuffisance de personnel et de revenu, et en raison de « l’âge et des infirmités des religieuses », invitées d’ailleurs, pour certaines d’entre elles, à retourner dans leur famille afin d’y finir leurs pauvres jours. Le couvent des Bernardines de Lombez se mue dès lors en Abbaye royale de Rieunette. Il a en 1768 pour abbesse dame Marie Marguerite de Béon. Dans le même temps, à Carcassonne, on « défonce » les terres de la défunte abbaye de Rieunette et on procède au transfert des ossements recueillis dans le cimetière des religieuses. Ceux-ci sont accompagnés par le curé de Saint Nazaire dans le cimetière de sa paroisse, près du rempart, et les ossements des abbesses, dans le cloître du Chapitre.
En 1842, d’après Alphonse Mahul, il subsiste de l’abbaye de Rieunette, près de Ladern, « une église d’une contraction simple mais élégante, et quelques rares dépendances du couvent ».
En 1925, les restes de l’abbaye sont inscrits au titre des monuments historiques. L’église abbatiale l’est à son tour en 1950. Depuis 1998, une petite communauté cistercienne venue de l’abbaye de Boulaur, dans le Gers, vit et travaille dans ce lieu, de longue mémoire.
Ci-dessus : l’abbaye Sainte Marie de Rieunette, entre Ladern-sur-Lauquet et Molières-sur-l’Alberte, aujourd’hui.
References
↑1 | Claude Bazin (1617-1684), chevalier, seigneur de Bezons, avocat et homme d’État, intendant du Languedoc, commissaire pour la réorganisation des universités de Toulouse et de Montpellier, commissaire à la vérification de la noblesse, conseiller d’Etat. |
↑2 | Louis Phélypeaux (1599-1681), seigneur de La Vrillière, marquis de Châteauneuf et Tanlay (1678), vicomte de Saint-Florentin, secrétaire d’état de la « Religion prétendue réformée » de 1621 à 1681, prévôt et maître des cérémonies de l’Ordre du Saint-Esprit de 1643 à 1653. |
↑3 | La date du baptême d’Antoine de Lévis, qui ne figure pas dans le registre paroissial de Lagarde, demeure inconnue. |
↑4 | Rivus nitidus, en latin : ruisseau brillant, ruisseau fertile. |
↑5 | Gaston Ier de Lévis Mirepoix, fils d’Alexandre de Lévis et de Louise de Roquelaure. Alexandre de Lévis Mirepoix est mort au siège de Leucate en 1637. |
↑6 | Bled : blé. |
↑7 | Cedde : cédule ou acte de notaire. |
↑8 | Aujourd’hui Molières. |