Peintres de l’Ecole de Paris – Destins brisés

 

Max Jacob, Portement de la Croix

Le dessin de Max Jacob reproduit ci-dessus fait partie des 35 oeuvres de la collection rassemblée par Michel Picard et récemment exposée à Toulouse, dans le cadre du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation. Après avoir longuement visité cette exposition, intitulée Les peintres de l’École de Paris : destins brisés, j’ai eu envie d’en parler, mais je doutais de savoir comment. Les oeuvres elles-mêmes, mieux que les mots, disent ici l’irréparable du désastre.

Voici qu’à l’approche de Pâques, je repense au Portement de la Croix dessiné par le poète Max Jacob. Ce Portement de la Croix date de 1927. Né en 1876 à Quimper, dans une famille juive, Max Jacob se convertit au catholicisme en 1915. Le Christ lui est apparu le 28 octobre 1909, sur le mur de sa chambre, à Paris, rue Ravignan, puis le 17 décembre de la même année, sur l’écran du cinéma Pathé, rue de Douai. Tourmenté par ce qu’il appelle ses « démons », Max Jacob décide en 1921 de rompre avec les tentations parisiennes, et il demeure jusqu’en 1928 à l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît sur Loire. En 1936, après une nouvelle période parisienne, il se retire définitivement à Saint-Benoît sur Loire. En 1940, bien que converti depuis 1915 au catholicisme, il est enregistré dans le fichier des Juifs de la Préfecture de Police.

A Montargis où j’ai dû aller me faire recenser comme juif, les fonctionnaires de la Sous-Préfecture ont été émus & émouvants: toutefois ils ne voulaient pas apposer le cachet rouge : JUIF sur la carte de la légion d’honneur : l’honneur n’est pas juif. J’ai insisté spécialement pour qu’ils le fassent. Si l’honneur est une qualité chrétienne, ce sont les juifs qui ont inventé la religion chrétienne. N.S. a été circoncis (le 3 janv.) & sa famille ! & les amis ! & les apôtres ! ((Max Jacob, Lettres à Jean Colle, 1923-1943))

En 1942, il est contraint au port de l’étoile jaune. Son frère est arrêté à Quimper, déporté à Auschwitz. En janvier 1944, sa petite soeur est arrêtée à Paris, transférée à Drancy, directement gazée à Auschwitz. Arrêté à Saint-Benoît sur Loire par la Gestapo d’Orléans le 24 février 1944, transféré à Drancy, Max Jacob y meurt de pneumonie le 5 mars 1944. Le convoi dont il devait faire partie roule le lendemain vers Auschwitz.

 

Ci-dessus, de gauche à droite, portraits de Max Jacob (hors collection) : Amedeo Modigliani, Portrait de Max Jacob en 1916 ; Max Jacob, Autoportrait en 1921 : Christopher Wood, Portrait de Max Jacob en 1930.

La plupart des artistes représentés dans la collection de Michel Picard sont d’origine étrangère. Chassés par les pogroms qui se multiplient dans l’Europe de l’Est, ils affluent à Paris dans les premières années du XXe siècle et tout au long de l’entre-deux guerres. La plupart d’entre eux sont d’abord hébergés à la Ruche, village d’artistes situé rue de Dantzig, dans le 15e. Ils nourrissent de leur vitalité bouillonnante le climat de renouveau artistique qui assurera à Paris un rayonnement culturel inégalé jusque dans les années 60. C’est à ce titre qu’ils se trouvent désignés par les critiques sous le nom générique d’Ecole de Paris.

La plupart de ces artistes, qui ont été dans la culture française source de regain et de foisonnement formidables, sont morts dans les camps d’extermination nazis. Leurs oeuvres ont été dispersées ou détruites. Michel Picard collectionneur a retrouvé et rassemblé 35 oeuvres reliques, représentatives d’un pan entier de l’art moderne, i. e. d’un moment de la sensibilité européenne qui manque à notre mémoire.

En 1943, un mois après avoir signé le portrait d’une adolescente, vêtue, comme veut la mode du temps, d’une robe semée de fleurs rouges et bleues sur fond blanc, Georges Ascher est interné au camp de Gurs, déporté à Auschwitz, assassiné. Son atelier est détruit lors de son arrestation.

Peut-on regarder ce tableau comme on regarde ailleurs la peinture, peut-on le voir seulement, lorsqu’on sait ce qui est arrivé à Georges Ascher ? C’est l’histoire ici qui d’abord vous regarde et par là vous rappelle au devoir de mémoire. Mais c’est l’histoire aussi, et son regard de méduse, qui vous frappent de cécité vis-à-vis de la chose même, i. e. l’oeuvre de l’art, témoin du génie de l’ouvrier. Or, avant d’être assassiné, le génie de Georges Ascher a produit une oeuvre, dont le portrait de l’adolescente constitue le visage ultime. C’est le regard de ce visage que Georges Ascher mérite, et c’est ce regard qui constitue de notre part le véritable geste de mémoire.

Ci-dessus : Georges Ascher (1884-1943), Portrait d’une adolescente, 1943. L’oeuvre de Georges Ascher a été exposée à Paris, au Salon d’Automne de 1933.

Je savais bien, avant d’aller voir l’exposition Destins brisés, que le rôle du spectateur ici n’irait pas de soi. C’est pourquoi j’appréhendais cette visite. Quiconque, dans le cadre d’une telle exposition, prétend regarder la peinture en tant que telle, risque tout à la fois de se faire voyeur et de manquer à la piété des destins brisés. Trop d’images en outre, trop de photos terribles, reproduites dans les manuels d’histoire, affluent au souvenir des destins invoqués ici ; elles menacent tragiquement la visibilité des oeuvres qui ont survécu à de tels destins.

J’ai tenté d’affronter ce risque et cette menace durant tout ma visite. Non daté, le tableau reproduit ci-contre s’intitule Le Départ. Réfugié à Montauban en 1940, on sait que Jerzy Merkel, son auteur, a échappé à la mort. L’histoire ici décide forcément de l’interprétation. Le pathétique du tableau semble bercé par la douleur du survivant. On ne peut ici que souffrir d’un poids sur le coeur.

On remarquera par la suite, au vu de la reproduction publiée sur le catalogue de l’exposition, que le traitement des personnages, spécialement celui de la petite fille, est expressionniste. Mais à quoi bon ?

On ne voit pas d’abord un style, lorsqu’on se trouve confronté au Départ ; on se laisse atteindre par le silence effrayant d’une icône.

 

 

Ci-dessus : Isaac Dobrinsky 51891-1973), Portrait à la Ruche, 1933 ; Maurice Vagh Weinmann (1899-1986, ou Fiszel Zylberberg, dit Zber (1909-1942) ?, Portrait ((Le catalogue comporte sans doute une erreur. Il attribue en effet à Maurice Vagh Weinmann les dates de naissance et de mort ainsi que le surnom de Fiszel Zylberberg, dit Zber. On ne sait donc si le tableau est de Maurice Vagh Weinmann ou de Zber)).

Arrivé de Hongrie en 1937, Maurice Vagh Weinmann est d’origine tzigane. Il s’installe après la guerre à Aix-en-Provence.
Arrivé de Pologne en 1936, interné à Beaune-la-Rolande, puis à Pithiviers en 1941, Fiszel Zylberberg est gazé à Auschwitz en 1942.
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Je me demandais avant l’heure si l’on peut regarder les tableaux réunis dans l’exposition Destins brisés comme on regarde ailleurs la peinture. La question finalement tombe d’elle-même. Il y a ici des tableaux qui vous crèvent le coeur, d’autres qui vous rendent si directement présentes la jeunesse et la beauté de deux êtres faits pour la vie et dont on ne sait s’ils ont survécu.

Je me suis dit, face aux deux portraits reproduits ci-dessus, qu’il n’y a pas de tabou à saluer ici les yeux noirs et cet air de noblesse orientale qui signent si souvent la beauté juive. Cette beauté-là crève les yeux. Quand la beauté ainsi crève les yeux, on ne s’interroge plus sur le comment ni le pourquoi de la peinture ; on cède à la puissance de l’événement. Regarder la peinture, n’est-ce pas justement se rendre accessible à la puissance de l’événement que toujours elle mûrit, sans en prévenir le moment chaque fois singulier ?

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Nicolas Wacker (1897-1987), Nu ; Chayé Sasza Blonder, en France André Blondel (1909-1949), Lison.

Né en Pologne, André Blondel séjourne une première fois à Paris en 1826. Il y revient en 1937. En 1939, il s’engage dans l’armée polonaise de France. De 1940 à 1942, il trouve refuge dans la région d’Aix-en-Provence, puis à Cuxac-Cabardès, près de Carcassonne. Il meurt accidentellement à Paris en 1949.
Venu d’Ukraine via Berlin, Nicolas Wacker s’installe à Paris en 1926. Il bénéficie de nombreuses expositions jusqu’en 1939. Muni d’un passeport allemand, il est interné ensuite dans divers camps, dont celui de Saint-Sulpice la Pointe, près d’Albi, puis libéré en 1942, après qu’il a pu prouver sa nationalité russe. Malade, très affecté par ses années d’internement, il trouve refuge, jusqu’à la fin de la guerre, dans le Lot.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Karl Klein, Clown, 1934 ; Gérard Albouy, dit Ouy, Bouquet de fleurs, daté du jour de la libération de Paris.

Après avoir quitté Prague pour Berlin, Karl Klein (1898-1943) s’installe à Paris en 1926. En même temps qu’il se livre à l’étude de Nicolas Poussin, il fait oeuvre de portraitiste et de graveur. Il est interné en 1941 au camp de Pithiviers. Libéré pour raisons de santé, il se réfugie ensuite dans la région de Périgueux. Bientôt menacé d’arrestation, il quitte la France pour l’Italie. Interpellé à Florence, il est déporté et assassiné en 1943. L’ensemble de son oeuvre est considéré comme totalement perdu.
Figure de la mode parisienne, collectionneur, peintre à ses heures, Gerard Albouy (1912-1985), dit Ouy, a soutenu et encouragé l’art des peintres de l’Ecole de Paris.

Je ne puis évoquer ici les noms de tous les artistes réunis dans la collection de Michel Picard. On retrouvera l’ensemble de ces noms sur le site Jewish Heritage : cliquez sur « Entrée du site », puis sur « Ecole de Paris » ; là, descendez jusqu’à la mention « Lire les biographies des peintres » ; cliquez : vous accédez de la sorte à la page de Nadine Nieszawer, expert de l’Ecole de Paris.

La peinture seule conclura cet article. Le clown de Karl Klein et les fleurs de Gerard Albouy nous regardent. Leur histoire nous regarde. Ce regard-là, simplement, nous rend capables de voir, par là, chaque fois, capables d’aimer.

La décoration de l’ancienne chapelle toulousaine des Pénitents Blancs

Après avoir localisé sur le plan de 1766 l’emplacement qui fut à Mirepoix celui de la chapelle et du siège de la confrérie des Pénitents Blancs, je me suis demandé quelles sortes de représentations pouvaient orner une telle chapelle, d’où, plus essentiellement, inspirer l’oeuvre des Pénitents. Comme il ne reste rien à Mirepoix de la chapelle des Pénitents Blancs, et comme celle-ci, en la petite ville, n’a sans doute pas bénéficié de grands moyens en matière de décoration, je me suis intéressée à ce qui reste du décor de l’ancienne chapelle des Pénitents Blancs à Toulouse ((Cf. Jules Chalande, Histoire des rues de Toulouse, Les Frères Douladoure Imprimeurs, 1919 ; Laffitte Reprints, 1980, IIIe partie, p. 26 : « Les Pénitents Blancs firent construire leur chapelle en 1614, sur l’emplacement des maisons qui portent aujourd’hui les n°5 et 6 de la place qui a gardé leur nom ».)), en particulier à l’ensemble des peintures qui ornaient le plafond à caissons. Créées en 1722, saisies au moment de la Révolution, ces peintures se trouvent aujourd’hui conservées au musée des Augustins ((Remerciements à Martine Rouche, qui, profitant d’un passage à Toulouse, est allée pour moi photographier les toiles au musée des Augustins.)).

 

Ci-dessus, reliques de l’ancienne chapelle des Pénitents Blancs, toiles d’Ambroise Crozat : supra, Le Père Eternel ; Aaron ; La conversion de Saint-Paul.

Etienne de Molinier, prêtre toulousain, membre des Pénitents Noirs, prêchait de la sorte, au XVIIe siècle, en faveur du style grandiose qui est celui de la Contre-Réforme :

La magnificence des temples, & ce qu’on emploie pour leur ornement, & décoration, est une œuvre fort sainte. Nous en avons & la raison, & l’autorité. La raison nous montre qu’il est bienséant, que la magnificence réponde à la majesté de celui qui l’habite ; la maison d’un roi doit être royale, & la maison de Dieu doit être pompeuse, auguste, & majestueuse. ((Étienne de Molinier, Le Mystère de la Croix et de la Rédemption du monde, Expliqué en dix sermons preschez dans la Chapelle des Pénitens Noirs de Tolose, Toulouse, Raymond Colomiez, Imprimeur ordinaire du Roy, & de l’Université, 1628, « Sermon pour la feste de l’invention de la S. Croix, prononcé dans la tribune des Pénitents noirs de Toulouse, l’an 1616, le jour de la fête, devant le bâtiment, & décoration de la nouvelle Église », p. 257-258. Cf. Stéphanie Trouvé, Les écrits de Molinier, Pader et Vendages de Malapeire et la peinture à Toulouse au XVIIe siècle.))

 

Ci-dessus, reliques de l’ancienne chapelle des Pénitents Blancs, toiles de Pierre Hubert Subleyras : Joseph expliquant les songes ; L’annonciation.

Le moment de la Contre-Réforme, au XVIIIe siècle, est passé. La déchristianisation en revanche menace. Dédiées à l’histoire de la Révélation et aux grandes figures de la soumission à la loi divine, les peintures créées pour le plafond de la chapelle toulousaine des Pénitents Blancs valent profession de foi en temps de péril.

La forme circulaire, ou tondo, de l’italien rotondo, dans laquelle se trouve représenté le Père Eternel, symbolise la perfection de l’Etre qui est, Un, tout entier, le même, égal à soi, et en dehors duquel il n’y a rien. Réservée aux figures de l’histoire de la Révélation, la forme ovale symbolise, de façon dérivée du cercle, l’αποκαραδοκια (apokaradokia), ou l’attente tendue de la créature, qui aspire à la Rédemption. L’ensemble composé par le tondo et par les toiles ovales répond à une intention édifiante  installé jadis sur le plafond de la chapelle, il requérait des Pénitents un effort de contemplation zénithale, d’où une façon résolue de se porter au devant du Dieu Créateur.

Ce dispositif témoigne de l’esprit d’engagement, à la fois inquiet et ferme, qui anime au XVIIIe siècle, les Pénitents Blancs.

Ci-dessus, reliques de l’ancienne chapelle des Pénitents Blancs, toiles de Pierre Hubert Subleyras : La Circoncision ; Saint Pierre guérissant un paralytique.

Conçu dans son ensemble en 1705 par le sculpteur Marc Arcis (1652 ou 1655-1739, le décor de l’ancienne chapelle des Pénitents Blancs comportait jadis « six trumeaux creusés de niches accueillant les figures en ronde bosse de prophètes en terre cuite. La description des tables, festons de fleurs et consoles feuillagées en stuc qui accompagnaient ces figures, comme le bas-relief prévu sous chaque niche, permet d’imaginer un ensemble inspiré par le style rocaille. Sur le mur du fond, une gloire en demi-relief et deux anges adorateurs « en adolessence », debout, de même grandeur que les prophètes, étaient réalisés en plâtre ». Marc Arcis fait peindre le reste des murs « en rouge et blanc, avec des rehauts d’or » ((Fabienne Sartre, La sculpture toulousaine dans la première moitié du XVIIIe siècle, pp. 178-179, in Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, tome 61.)).

En 1722, les Pénitents Blancs confient à Pierre Hubert Subleyras (1699-1749) et à Ambroise Crozat (circa 1695- ?), tous deux élèves d’Antoine Rivalz, la réalisation des toiles destinées à l’ornementation des plafonds à caissons ((Cf. Robert Mesuret, Evocation du Vieux Toulouse, Laffitte Reprints, 1978, p. 456.)).

Pour voir d’autres tableaux de Pierre Hubert Subleyras, consultez sur le site Artcyclopedia : Pierre Subleyras Online

L’oeuvre d’Ambroize Croizat, quant à elle, demeure à ce jour non documentée. On relève toutefois sur Gallica quelques vagues mentions à Ambroise Crozat « peintre ruthénois du XVIIIe siècle, dont la plupart des oeuvres se trouvent au Musée de Toulouse » ((Procès-verbaux des séances de la Société des lettres sciences et arts de l’Aveyron, Rodez, 1858/12/05, tome 2,n°2), p. 10)) ; ou « aux peintres Ambroise Crozat & Pierre Subleyras, qui, dirigés par Antoine Rivalz, décorèrent splendidement la chapelle des Pénitents blancs » ((Revue des Pyrénées et de la France méridionale, Union des Sociétés savantes du Midi, E. Privat, 1897, tome 9, p. 306.)).

A lire aussi :
A Mirepoix – Le moulon des Pénitents Blancs
Monseigneur de Lévis Ventadour, fondateur de la chapelle des Pénitents Blancs à Mirepoix

La légende du Bois de la Croix

Poète, philosophe, pionnier des études cathares, René Nelli publiait dans les années 1970 une importante anthologie des Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan. L’ouvrage comporte deux volumes : 1. La Femme et l’Amour ; 2. Hérétiques et politiques. J’ai relu récemment le volume consacré aux hérétiques et politiques. Je me suis arrêtée sur l’extrait du Roman d’Arles ((Cf. Mario Roques, Sur le Roman d’Arles (partie 2), in Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 88e année, n°2, 1944, pp. 299-309 : « Le Roman d’Arles est le titre donné par des érudits du XVIIIe siècle à une composition provençale du XIVe siècle, qui n’est bien connue que depuis l’édition de Camille Chabaneau, établie et publiée en 1888. Les dernières parties du Roman racontent le long séjour en Arles de l’empereur de Rome, César [Tibère ou Constantin], et les expéditions de Charlemagne et de Louis, son fils, pour reprendre Arles aux envahisseurs sarrasins qui l’occupent avec leur roi Tibaut ».)) qui relate, dans une version reprise des Bogomiles, la légende du Bois de la Croix. Je résume ici les principaux épisodes de cette légende…
 
Avant de mourir, Adam met dans sa bouche trois graines du fruit de l’arbre du Bien et du Mal, qui ont été données à son fils Seth par un ange. Après la mort d’Adam et sa mise en terre, les trois graines donnent naissance à trois arbres. Deux de ces trois arbres peu à peu dépérissent. Le troisième en revanche prospère. Puis les hommes, au fil des générations, perdent le souvenir d’Adam, de sa tombe, et de l’arbre poussé sur cette dernière.

Ci-dessus : Taddeo Gaddi (circa 1300-1366), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Seul un chevalier, à qui Dieu en a fait la révélation, reconnaît un jour l’emplacement de la tombe d’Adam et s’agenouille devant l’arbre. Interrogé par le roi, le chevalier prédit que « là doit mourir le Fils de la Divinité, certainement, pour la faute que fit Adam lorsqu’il mangea du fruit de l’arbre que Dieu lui avait défendu ».

Quar aqui deu morir lo fil de la deietat per cert,
Per la falha que fes Adam quant manjet
Del pom de l’aubre que Dieus li avie vedat.
((v. 262-264))

Furieux de cette prédiction, le roi fait abattre l’arbre et mande qu’on le jette au fleuve. Le fleuve emporte l’arbre près de Jérusalem, l’ayga va l’en portar, prop de Jherusalem. Le tronc d’arbre, le fust, s’y arrête, et il sert de pont aux gens qui veulent passer l’eau.

Bien du temps passe encore jusqu’à ce qu’un homme venu de Jérusalem en compagnie de sa fille entreprenne à son tour de passer l’eau. Mais la jeune fille refuse de le suivre sur le tronc de l’arbre. Dieu, dit-elle, ne le veut pas, « parce que sur le bois de cet arbre le Fils de Dieu sera crucifié », quar en aquel fust sera lo Fil de Dieu crucificat ((v. 279)). Furieux, le père se saisit du tronc, va penre aquel fust, et le jette dans un égout à l’intérieur duquel se déversent toutes les eaux de la cité de Jérusalem, en I cros lo va gitar, on s’agotavan totas las aygas de Jherusalem la sieutat. L’arbre reste dans ce trou, et il n’en ressort que le jour où « Dieu est arrêté et condamné à mort ».

 

Ci-dessus, premières vues des nouveaux restes du cloaque antique découverts le 24 janvier 2011 sous Jérusalem.

« Quand ils partirent en quête de quelque chose pour le crucifier, ils passèrent à l’endroit de l’égout, et ils virent le tronc d’arbre qui flottait sur l’eau ». Ils le prennent et l’emportent pour crucifier Jésus. « Et c’est bien sur cet arbre qu’ils vont crucifier et faire mourir » Jesu Crist :

Et sus en aquel fust lo (va) van crusificar
Et a mort lieurar…
((v. 288-289))

Ils passèrent à l’endroit de l’égout, ils virent un tronc d’arbre qui flottait sur l’eau sale, et c’est sur cet arbre que Jésus sera crucifié…

La légende est ici d’une portée confondante !

« Belle leçon d’humilité », observe René Nelli dans une note en bas de page : « le Christ avait été cloué sur un morceau de bois repêché dans un égout, tandis qu’à la cour de Rome, la Croix était devenue un objet précieux, symbole de richesse et de puissance » ((René Nelli, Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan, II, Hérétiques et politiques,éditions Phebus,1977, p. 163))

 

Ci-dessus : Jérusalem, chapelle du Saint Sépulcre..

Il existe une version éthiopienne de la légende du Bois de la Croix ((Cf. André Caquot, La Reine de Saba et le bois de la Croix selon une tradition éthiopienne, in Annales d’Ethiopie, volume 1, année 1955, pp. 137-147.)). C’est dans cette version le roi Salomon qui a fait couper l’arbre poussé sur la tombe d’Adam à Jérusalem, et qui, après l’avoir destiné à la construction du Temple, l’emploie finalement à celle du pont de Siloé ((Shiloah, ou Siloma, ou Silwan – en français Siloé – : source près de laquelle s’est construite la ville de Jérusalem ; nom du village, puis du quartier éponyme, relié par un tunnel au centre de Jérusalem. Situé à l’extérieur des murailles de la Jérusalem antique, le site de Siloah abritait le bassin d’Ezéchias, où Jésus guérit plus tard un aveugle de naissance. Les fouilles menées en 2005 ont permis la mise au jour de ce bassin.))

Alors qu’elle vient visiter le roi Salomon, la reine de Saba, Bilqis de son nom éthiopien, s’agenouille devant la poutre qui – elle le sait, car, bien que païenne, elle croit déjà – servira un jour à fabriquer la croix sur laquelle Jésus sera supplicié.

Une variante de cette version éthiopienne dit que, le roi Salomon ayant fait de l’arbre coupé sur la tombe d’Adam le seuil de son propre palais, la reine de Saba, qui souffre d’une malformation au pied, se trouve guérie à l’instant même même où elle entre dans le palais du roi Salomon.

Une autre version dit encore qu’averti par la reine de Saba de ce que le Messie viendra un jour à partir de l’arbre poussé sur la tombe d’Adam, le roi Salomon fait retirer l’arbre employé à la construction du pont de Siloé et mande qu’on enfouisse l’arbre en terre. Une eau qui guérit sourd alors au pied de l’arbre, formant ainsi ce que l’on nommera plus tard la « piscine probatique ». C’est là, selon cette autre version de la légende, que la reine de Saba, lors de sa visite au roi Salomon, aurait été guérie de la malformation de son pied.

Ci-dessus : Piero della Francesca (circa 1410, 1420-1496), détail de la Légende de la Sainte Croix, fresque peinte dans l’église Saint François d’Arezzo..

La légende du Bois de la Croix connaît un dernier épisode en 325-327 après J.C., avec l’invention de la Vraie Croix par Sainte Hélène, mère de Constantin, premier empereur romain converti au christianisme. Hélène a déjà quatre-vingt ans lorsqu’elle s’embarque pour Jérusalem afin d’y visiter les Lieux Saints.

 

L’Esprit, rapporte Saint Ambroise de Milan ((Saint Ambroise, De obitu Theodosii, n. 43 et 35)), lui souffla de chercher le bois de la croix. Elle s’approcha du Golgotha et dit : – Voici le lieu du combat ; où est la victoire ? Je cherche l’étendard du salut et ne le vois pas. Elle creuse donc le sol, en rejette au loin les décombres. Voici qu’elle trouve pêle-mêle trois gibets sur lesquels la ruine s’était abattue et que l’ennemi avait cachés. Mais le triomphe du Christ peut-il rester dans l’oubli ? Troublée, Hélène hésite, elle hésite. Mue par l’Esprit-Saint, elle se rappelle alors que deux larrons furent crucifiés avec le Seigneur. Elle cherche donc la croix du milieu. Mais, peut-être, dans la chute, ont-elles été confondues et interverties. Elle revient à la lecture de l’Évangile et voit que la croix du milieu portait l’inscription « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs ». Par là fut terminée la démonstration de la vérité et, grâce au titre, fut reconnue la croix du salut.

Hélène, dit la légende, retrouve aussi dans la terre les clous de la Passion. Lors de son retour, elle emporte avec elle des fragments de la croix et des clous. Elle meurt à Nicomédie en 329.

Ci-dessus : Agnolo Gaddi (1350-1396), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Le fragment de la croix resté à Jérusalem tombe dans les mains de Saladin en 1187. Il disparaît par la suite et n’a jamais été retrouvé.

Le fragment acheté aux Vénitiens par Saint Louis en 1238 et installé à la Sainte Chapelle disparaît pendant la Révolution, à l’exception d’une relique et d’un clou conservés dans le trésor de Notre Dame de Paris.

Des autres fragments dispersés depuis le temps d’Hélène, il reste, entre autres, ce qui est renfermé dans le somptueux reliquaire de la basilique Saint Sernin à Toulouse.

Ci-dessus : reliquaire de Saint Sernin.

Une ancienne porte de Pamiers, Ariège, et aujourd’hui encore une place portent le nom de Sainte Hélène. Il ne s’agit pas de la mère de l’empereur Constantin, mais de Sainte Natalène, dont le nom initial s’est perdu au fil du temps. Sainte Natalène, jeune romaine de Pamiers, eut la gorge tranchée pour avoir refusé de renoncer à sa foi. Du sang versé par le bourreau a jailli la fontaine dite « de Sainte Hélène ». L’église Notre Dame du Camp à Pamiers conserve les reliques de la sainte.