Max Jacob, Portement de la Croix
Le dessin de Max Jacob reproduit ci-dessus fait partie des 35 oeuvres de la collection rassemblée par Michel Picard et récemment exposée à Toulouse, dans le cadre du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation. Après avoir longuement visité cette exposition, intitulée Les peintres de l’École de Paris : destins brisés, j’ai eu envie d’en parler, mais je doutais de savoir comment. Les oeuvres elles-mêmes, mieux que les mots, disent ici l’irréparable du désastre.
Voici qu’à l’approche de Pâques, je repense au Portement de la Croix dessiné par le poète Max Jacob. Ce Portement de la Croix date de 1927. Né en 1876 à Quimper, dans une famille juive, Max Jacob se convertit au catholicisme en 1915. Le Christ lui est apparu le 28 octobre 1909, sur le mur de sa chambre, à Paris, rue Ravignan, puis le 17 décembre de la même année, sur l’écran du cinéma Pathé, rue de Douai. Tourmenté par ce qu’il appelle ses « démons », Max Jacob décide en 1921 de rompre avec les tentations parisiennes, et il demeure jusqu’en 1928 à l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît sur Loire. En 1936, après une nouvelle période parisienne, il se retire définitivement à Saint-Benoît sur Loire. En 1940, bien que converti depuis 1915 au catholicisme, il est enregistré dans le fichier des Juifs de la Préfecture de Police.
A Montargis où j’ai dû aller me faire recenser comme juif, les fonctionnaires de la Sous-Préfecture ont été émus & émouvants: toutefois ils ne voulaient pas apposer le cachet rouge : JUIF sur la carte de la légion d’honneur : l’honneur n’est pas juif. J’ai insisté spécialement pour qu’ils le fassent. Si l’honneur est une qualité chrétienne, ce sont les juifs qui ont inventé la religion chrétienne. N.S. a été circoncis (le 3 janv.) & sa famille ! & les amis ! & les apôtres ! ((Max Jacob, Lettres à Jean Colle, 1923-1943))
En 1942, il est contraint au port de l’étoile jaune. Son frère est arrêté à Quimper, déporté à Auschwitz. En janvier 1944, sa petite soeur est arrêtée à Paris, transférée à Drancy, directement gazée à Auschwitz. Arrêté à Saint-Benoît sur Loire par la Gestapo d’Orléans le 24 février 1944, transféré à Drancy, Max Jacob y meurt de pneumonie le 5 mars 1944. Le convoi dont il devait faire partie roule le lendemain vers Auschwitz.
Ci-dessus, de gauche à droite, portraits de Max Jacob (hors collection) : Amedeo Modigliani, Portrait de Max Jacob en 1916 ; Max Jacob, Autoportrait en 1921 : Christopher Wood, Portrait de Max Jacob en 1930.
La plupart des artistes représentés dans la collection de Michel Picard sont d’origine étrangère. Chassés par les pogroms qui se multiplient dans l’Europe de l’Est, ils affluent à Paris dans les premières années du XXe siècle et tout au long de l’entre-deux guerres. La plupart d’entre eux sont d’abord hébergés à la Ruche, village d’artistes situé rue de Dantzig, dans le 15e. Ils nourrissent de leur vitalité bouillonnante le climat de renouveau artistique qui assurera à Paris un rayonnement culturel inégalé jusque dans les années 60. C’est à ce titre qu’ils se trouvent désignés par les critiques sous le nom générique d’Ecole de Paris.
La plupart de ces artistes, qui ont été dans la culture française source de regain et de foisonnement formidables, sont morts dans les camps d’extermination nazis. Leurs oeuvres ont été dispersées ou détruites. Michel Picard collectionneur a retrouvé et rassemblé 35 oeuvres reliques, représentatives d’un pan entier de l’art moderne, i. e. d’un moment de la sensibilité européenne qui manque à notre mémoire.
En 1943, un mois après avoir signé le portrait d’une adolescente, vêtue, comme veut la mode du temps, d’une robe semée de fleurs rouges et bleues sur fond blanc, Georges Ascher est interné au camp de Gurs, déporté à Auschwitz, assassiné. Son atelier est détruit lors de son arrestation.
Peut-on regarder ce tableau comme on regarde ailleurs la peinture, peut-on le voir seulement, lorsqu’on sait ce qui est arrivé à Georges Ascher ? C’est l’histoire ici qui d’abord vous regarde et par là vous rappelle au devoir de mémoire. Mais c’est l’histoire aussi, et son regard de méduse, qui vous frappent de cécité vis-à-vis de la chose même, i. e. l’oeuvre de l’art, témoin du génie de l’ouvrier. Or, avant d’être assassiné, le génie de Georges Ascher a produit une oeuvre, dont le portrait de l’adolescente constitue le visage ultime. C’est le regard de ce visage que Georges Ascher mérite, et c’est ce regard qui constitue de notre part le véritable geste de mémoire.
Ci-dessus : Georges Ascher (1884-1943), Portrait d’une adolescente, 1943. L’oeuvre de Georges Ascher a été exposée à Paris, au Salon d’Automne de 1933.
Je savais bien, avant d’aller voir l’exposition Destins brisés, que le rôle du spectateur ici n’irait pas de soi. C’est pourquoi j’appréhendais cette visite. Quiconque, dans le cadre d’une telle exposition, prétend regarder la peinture en tant que telle, risque tout à la fois de se faire voyeur et de manquer à la piété des destins brisés. Trop d’images en outre, trop de photos terribles, reproduites dans les manuels d’histoire, affluent au souvenir des destins invoqués ici ; elles menacent tragiquement la visibilité des oeuvres qui ont survécu à de tels destins.
J’ai tenté d’affronter ce risque et cette menace durant tout ma visite. Non daté, le tableau reproduit ci-contre s’intitule Le Départ. Réfugié à Montauban en 1940, on sait que Jerzy Merkel, son auteur, a échappé à la mort. L’histoire ici décide forcément de l’interprétation. Le pathétique du tableau semble bercé par la douleur du survivant. On ne peut ici que souffrir d’un poids sur le coeur.
On remarquera par la suite, au vu de la reproduction publiée sur le catalogue de l’exposition, que le traitement des personnages, spécialement celui de la petite fille, est expressionniste. Mais à quoi bon ?
On ne voit pas d’abord un style, lorsqu’on se trouve confronté au Départ ; on se laisse atteindre par le silence effrayant d’une icône.
Ci-dessus : Isaac Dobrinsky 51891-1973), Portrait à la Ruche, 1933 ; Maurice Vagh Weinmann (1899-1986, ou Fiszel Zylberberg, dit Zber (1909-1942) ?, Portrait ((Le catalogue comporte sans doute une erreur. Il attribue en effet à Maurice Vagh Weinmann les dates de naissance et de mort ainsi que le surnom de Fiszel Zylberberg, dit Zber. On ne sait donc si le tableau est de Maurice Vagh Weinmann ou de Zber)).
Arrivé de Hongrie en 1937, Maurice Vagh Weinmann est d’origine tzigane. Il s’installe après la guerre à Aix-en-Provence.
Arrivé de Pologne en 1936, interné à Beaune-la-Rolande, puis à Pithiviers en 1941, Fiszel Zylberberg est gazé à Auschwitz en 1942..
Je me demandais avant l’heure si l’on peut regarder les tableaux réunis dans l’exposition Destins brisés comme on regarde ailleurs la peinture. La question finalement tombe d’elle-même. Il y a ici des tableaux qui vous crèvent le coeur, d’autres qui vous rendent si directement présentes la jeunesse et la beauté de deux êtres faits pour la vie et dont on ne sait s’ils ont survécu.
Je me suis dit, face aux deux portraits reproduits ci-dessus, qu’il n’y a pas de tabou à saluer ici les yeux noirs et cet air de noblesse orientale qui signent si souvent la beauté juive. Cette beauté-là crève les yeux. Quand la beauté ainsi crève les yeux, on ne s’interroge plus sur le comment ni le pourquoi de la peinture ; on cède à la puissance de l’événement. Regarder la peinture, n’est-ce pas justement se rendre accessible à la puissance de l’événement que toujours elle mûrit, sans en prévenir le moment chaque fois singulier ?
Ci-dessus, de gauche à droite : Nicolas Wacker (1897-1987), Nu ; Chayé Sasza Blonder, en France André Blondel (1909-1949), Lison.
Né en Pologne, André Blondel séjourne une première fois à Paris en 1826. Il y revient en 1937. En 1939, il s’engage dans l’armée polonaise de France. De 1940 à 1942, il trouve refuge dans la région d’Aix-en-Provence, puis à Cuxac-Cabardès, près de Carcassonne. Il meurt accidentellement à Paris en 1949.
Venu d’Ukraine via Berlin, Nicolas Wacker s’installe à Paris en 1926. Il bénéficie de nombreuses expositions jusqu’en 1939. Muni d’un passeport allemand, il est interné ensuite dans divers camps, dont celui de Saint-Sulpice la Pointe, près d’Albi, puis libéré en 1942, après qu’il a pu prouver sa nationalité russe. Malade, très affecté par ses années d’internement, il trouve refuge, jusqu’à la fin de la guerre, dans le Lot.
Ci-dessus, de gauche à droite : Karl Klein, Clown, 1934 ; Gérard Albouy, dit Ouy, Bouquet de fleurs, daté du jour de la libération de Paris.
Après avoir quitté Prague pour Berlin, Karl Klein (1898-1943) s’installe à Paris en 1926. En même temps qu’il se livre à l’étude de Nicolas Poussin, il fait oeuvre de portraitiste et de graveur. Il est interné en 1941 au camp de Pithiviers. Libéré pour raisons de santé, il se réfugie ensuite dans la région de Périgueux. Bientôt menacé d’arrestation, il quitte la France pour l’Italie. Interpellé à Florence, il est déporté et assassiné en 1943. L’ensemble de son oeuvre est considéré comme totalement perdu.
Figure de la mode parisienne, collectionneur, peintre à ses heures, Gerard Albouy (1912-1985), dit Ouy, a soutenu et encouragé l’art des peintres de l’Ecole de Paris.
Je ne puis évoquer ici les noms de tous les artistes réunis dans la collection de Michel Picard. On retrouvera l’ensemble de ces noms sur le site Jewish Heritage : cliquez sur « Entrée du site », puis sur « Ecole de Paris » ; là, descendez jusqu’à la mention « Lire les biographies des peintres » ; cliquez : vous accédez de la sorte à la page de Nadine Nieszawer, expert de l’Ecole de Paris.
La peinture seule conclura cet article. Le clown de Karl Klein et les fleurs de Gerard Albouy nous regardent. Leur histoire nous regarde. Ce regard-là, simplement, nous rend capables de voir, par là, chaque fois, capables d’aimer.