La légende du Bois de la Croix

Poète, philosophe, pionnier des études cathares, René Nelli publiait dans les années 1970 une importante anthologie des Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan. L’ouvrage comporte deux volumes : 1. La Femme et l’Amour ; 2. Hérétiques et politiques. J’ai relu récemment le volume consacré aux hérétiques et politiques. Je me suis arrêtée sur l’extrait du Roman d’Arles ((Cf. Mario Roques, Sur le Roman d’Arles (partie 2), in Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 88e année, n°2, 1944, pp. 299-309 : « Le Roman d’Arles est le titre donné par des érudits du XVIIIe siècle à une composition provençale du XIVe siècle, qui n’est bien connue que depuis l’édition de Camille Chabaneau, établie et publiée en 1888. Les dernières parties du Roman racontent le long séjour en Arles de l’empereur de Rome, César [Tibère ou Constantin], et les expéditions de Charlemagne et de Louis, son fils, pour reprendre Arles aux envahisseurs sarrasins qui l’occupent avec leur roi Tibaut ».)) qui relate, dans une version reprise des Bogomiles, la légende du Bois de la Croix. Je résume ici les principaux épisodes de cette légende…
 
Avant de mourir, Adam met dans sa bouche trois graines du fruit de l’arbre du Bien et du Mal, qui ont été données à son fils Seth par un ange. Après la mort d’Adam et sa mise en terre, les trois graines donnent naissance à trois arbres. Deux de ces trois arbres peu à peu dépérissent. Le troisième en revanche prospère. Puis les hommes, au fil des générations, perdent le souvenir d’Adam, de sa tombe, et de l’arbre poussé sur cette dernière.

Ci-dessus : Taddeo Gaddi (circa 1300-1366), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Seul un chevalier, à qui Dieu en a fait la révélation, reconnaît un jour l’emplacement de la tombe d’Adam et s’agenouille devant l’arbre. Interrogé par le roi, le chevalier prédit que « là doit mourir le Fils de la Divinité, certainement, pour la faute que fit Adam lorsqu’il mangea du fruit de l’arbre que Dieu lui avait défendu ».

Quar aqui deu morir lo fil de la deietat per cert,
Per la falha que fes Adam quant manjet
Del pom de l’aubre que Dieus li avie vedat.
((v. 262-264))

Furieux de cette prédiction, le roi fait abattre l’arbre et mande qu’on le jette au fleuve. Le fleuve emporte l’arbre près de Jérusalem, l’ayga va l’en portar, prop de Jherusalem. Le tronc d’arbre, le fust, s’y arrête, et il sert de pont aux gens qui veulent passer l’eau.

Bien du temps passe encore jusqu’à ce qu’un homme venu de Jérusalem en compagnie de sa fille entreprenne à son tour de passer l’eau. Mais la jeune fille refuse de le suivre sur le tronc de l’arbre. Dieu, dit-elle, ne le veut pas, « parce que sur le bois de cet arbre le Fils de Dieu sera crucifié », quar en aquel fust sera lo Fil de Dieu crucificat ((v. 279)). Furieux, le père se saisit du tronc, va penre aquel fust, et le jette dans un égout à l’intérieur duquel se déversent toutes les eaux de la cité de Jérusalem, en I cros lo va gitar, on s’agotavan totas las aygas de Jherusalem la sieutat. L’arbre reste dans ce trou, et il n’en ressort que le jour où « Dieu est arrêté et condamné à mort ».

 

Ci-dessus, premières vues des nouveaux restes du cloaque antique découverts le 24 janvier 2011 sous Jérusalem.

« Quand ils partirent en quête de quelque chose pour le crucifier, ils passèrent à l’endroit de l’égout, et ils virent le tronc d’arbre qui flottait sur l’eau ». Ils le prennent et l’emportent pour crucifier Jésus. « Et c’est bien sur cet arbre qu’ils vont crucifier et faire mourir » Jesu Crist :

Et sus en aquel fust lo (va) van crusificar
Et a mort lieurar…
((v. 288-289))

Ils passèrent à l’endroit de l’égout, ils virent un tronc d’arbre qui flottait sur l’eau sale, et c’est sur cet arbre que Jésus sera crucifié…

La légende est ici d’une portée confondante !

« Belle leçon d’humilité », observe René Nelli dans une note en bas de page : « le Christ avait été cloué sur un morceau de bois repêché dans un égout, tandis qu’à la cour de Rome, la Croix était devenue un objet précieux, symbole de richesse et de puissance » ((René Nelli, Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan, II, Hérétiques et politiques,éditions Phebus,1977, p. 163))

 

Ci-dessus : Jérusalem, chapelle du Saint Sépulcre..

Il existe une version éthiopienne de la légende du Bois de la Croix ((Cf. André Caquot, La Reine de Saba et le bois de la Croix selon une tradition éthiopienne, in Annales d’Ethiopie, volume 1, année 1955, pp. 137-147.)). C’est dans cette version le roi Salomon qui a fait couper l’arbre poussé sur la tombe d’Adam à Jérusalem, et qui, après l’avoir destiné à la construction du Temple, l’emploie finalement à celle du pont de Siloé ((Shiloah, ou Siloma, ou Silwan – en français Siloé – : source près de laquelle s’est construite la ville de Jérusalem ; nom du village, puis du quartier éponyme, relié par un tunnel au centre de Jérusalem. Situé à l’extérieur des murailles de la Jérusalem antique, le site de Siloah abritait le bassin d’Ezéchias, où Jésus guérit plus tard un aveugle de naissance. Les fouilles menées en 2005 ont permis la mise au jour de ce bassin.))

Alors qu’elle vient visiter le roi Salomon, la reine de Saba, Bilqis de son nom éthiopien, s’agenouille devant la poutre qui – elle le sait, car, bien que païenne, elle croit déjà – servira un jour à fabriquer la croix sur laquelle Jésus sera supplicié.

Une variante de cette version éthiopienne dit que, le roi Salomon ayant fait de l’arbre coupé sur la tombe d’Adam le seuil de son propre palais, la reine de Saba, qui souffre d’une malformation au pied, se trouve guérie à l’instant même même où elle entre dans le palais du roi Salomon.

Une autre version dit encore qu’averti par la reine de Saba de ce que le Messie viendra un jour à partir de l’arbre poussé sur la tombe d’Adam, le roi Salomon fait retirer l’arbre employé à la construction du pont de Siloé et mande qu’on enfouisse l’arbre en terre. Une eau qui guérit sourd alors au pied de l’arbre, formant ainsi ce que l’on nommera plus tard la « piscine probatique ». C’est là, selon cette autre version de la légende, que la reine de Saba, lors de sa visite au roi Salomon, aurait été guérie de la malformation de son pied.

Ci-dessus : Piero della Francesca (circa 1410, 1420-1496), détail de la Légende de la Sainte Croix, fresque peinte dans l’église Saint François d’Arezzo..

La légende du Bois de la Croix connaît un dernier épisode en 325-327 après J.C., avec l’invention de la Vraie Croix par Sainte Hélène, mère de Constantin, premier empereur romain converti au christianisme. Hélène a déjà quatre-vingt ans lorsqu’elle s’embarque pour Jérusalem afin d’y visiter les Lieux Saints.

 

L’Esprit, rapporte Saint Ambroise de Milan ((Saint Ambroise, De obitu Theodosii, n. 43 et 35)), lui souffla de chercher le bois de la croix. Elle s’approcha du Golgotha et dit : – Voici le lieu du combat ; où est la victoire ? Je cherche l’étendard du salut et ne le vois pas. Elle creuse donc le sol, en rejette au loin les décombres. Voici qu’elle trouve pêle-mêle trois gibets sur lesquels la ruine s’était abattue et que l’ennemi avait cachés. Mais le triomphe du Christ peut-il rester dans l’oubli ? Troublée, Hélène hésite, elle hésite. Mue par l’Esprit-Saint, elle se rappelle alors que deux larrons furent crucifiés avec le Seigneur. Elle cherche donc la croix du milieu. Mais, peut-être, dans la chute, ont-elles été confondues et interverties. Elle revient à la lecture de l’Évangile et voit que la croix du milieu portait l’inscription « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs ». Par là fut terminée la démonstration de la vérité et, grâce au titre, fut reconnue la croix du salut.

Hélène, dit la légende, retrouve aussi dans la terre les clous de la Passion. Lors de son retour, elle emporte avec elle des fragments de la croix et des clous. Elle meurt à Nicomédie en 329.

Ci-dessus : Agnolo Gaddi (1350-1396), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Le fragment de la croix resté à Jérusalem tombe dans les mains de Saladin en 1187. Il disparaît par la suite et n’a jamais été retrouvé.

Le fragment acheté aux Vénitiens par Saint Louis en 1238 et installé à la Sainte Chapelle disparaît pendant la Révolution, à l’exception d’une relique et d’un clou conservés dans le trésor de Notre Dame de Paris.

Des autres fragments dispersés depuis le temps d’Hélène, il reste, entre autres, ce qui est renfermé dans le somptueux reliquaire de la basilique Saint Sernin à Toulouse.

Ci-dessus : reliquaire de Saint Sernin.

Une ancienne porte de Pamiers, Ariège, et aujourd’hui encore une place portent le nom de Sainte Hélène. Il ne s’agit pas de la mère de l’empereur Constantin, mais de Sainte Natalène, dont le nom initial s’est perdu au fil du temps. Sainte Natalène, jeune romaine de Pamiers, eut la gorge tranchée pour avoir refusé de renoncer à sa foi. Du sang versé par le bourreau a jailli la fontaine dite « de Sainte Hélène ». L’église Notre Dame du Camp à Pamiers conserve les reliques de la sainte.

2 réponses sur “La légende du Bois de la Croix”

  1. Lier « Une ancienne porte de Pamiers, Ariège, et aujourd’hui encore une place .. » à la légende du Bois de la Croix est l’art d’une conteuse née. Je n’ai pas pu m’empêcher de chercher l’édition du Roman d’Arles par Camille Chabaneau. Pour ceux qui s’y intéressent, elle se trouve dans la Revue des Langues romanes, t.32 (1888), p.473 ss. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k19855t/f487.tableDesMatieres.

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