Le duc d’Orléans, le marquis de Mirepoix et le Diable

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En 1695, Philippe d’Orléans, futur Régent, et Gaston II de Lévis de Lomagne, marquis de Mirepoix, se livrent ensemble à d’étranges amusements. Le premier est âgé alors de vingt-et-un ans ; le second de trente-cinq ans.

En 1772, Jacques Cazotte (1719-1792) perpétue le souvenir de tels amusements dans son Diable amoureux. Pour plus de discrétion, l’histoire a été déplacée dans les ruines de Portici à Naples.

« Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher, et je m’arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s’éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues.

Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l’aide d’un roseau qui lui servait d’appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. « Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, et n’en sortez qu’à bonnes enseignes.

— Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?
— Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands. »

Alors il me donne une formule d’évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n’oublierai jamais.

« Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébuth, et surtout n’oubliez pas ce que vous avez promis de faire. »

Je me rappelai que je m’étais vanté de lui tirer les oreilles. « Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti.

— Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. » Ils se retirent.

Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c’était d’ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j’étais, et tins un moment conseil.

On a voulu m’effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m’éprouvent sont à deux pas d’ici, et à la suite de mon évocation je dois m’attendre à quelque tentative de leur part pour m’épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.

Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l’intérieur de ma caverne.

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce l’évocation d’une voix claire et soutenue et, en grossissant le son, j’appelle, à trois reprises et à très courts intervalles, Béelzébuth. Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.

À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture… 1Jacques Cazotte, Le diable amoureux, chap. II.

A propos des amusements du prince, quelques textes ci-dessous témoignent de la perplexité des mémorialistes du XVIIe et du XIXe siècle.

« Il s’occupa de bonne heure à chercher à voir le diable et à pouvoir le faire parler… Il croyait le diable jusqu’à espérer de le voir et de l’entretenir. Il n’oubliait rien jusqu’aux plus folles lectures pour se persuader qu’il n’y a point de Dieu… Il travailla à voir le diable avec toutes sortes de gens obscurs, et beaucoup avec Mirepoix. Ils passèrent des nuits dans les carrières de Vanves et de Vaugirard à faire des invocations. Il m’a avoué qu’il n’avait jamais pu venir à bout de rien voir ni entendre. » 2Les d’Orléans au tribunal de l’histoire, tome 1 / Théodore Paul Gazeau de Vautibault (1842-1902), édition H. Daragon, Paris, 1908.

« Le régent était plus instruit que ne l’étaient, non seulement les princes, mais les gentilshommes de son époque. Son goût pour la chimie avait certainement été pour quelque chose dans les bruits infâmes qui firent remonter jusqu’à lui la cause des deuils qui affligèrent successivement la famille de Louis XIV. Mais, par une contradiction qu’on ne s’explique pas, cette instruction et le scepticisme qu’affichait M. le duc d’Orléans, s’alliaient chez lui à une crédulité presque grossière. Un gentilhomme italien, qui s’était insinué dans son intimité en lui promettant de lui appprendre le secret de faire de l’or, parvint à lui persuader qu’il avait la puissance d’évoquer le diable, et le prétendu adepte ayant choisi les carrières de Vanves pour le théâtre de ses opérations magiques, le régent promit de s’y rendre en compagnie de M. le marquis de Mirepoix.

Or, l’Italien était l’agent d’un aventurier silésien, nommé de Schlieben, protégé de la princesse des Ursins, et envoyé par elle en France. Quelque temps auparavant, le colonel réformé La Jonquière avait tenté d’enlever le régent au bois de Boulogne, que le prince-devait traverser pour aller à la Muette voir sa fille. Il avait manqué Philippe d’un quart d’heure. Le coup avorté, La Jonquière avait pris la fuite, mais on l’avait arrêté à Liège, ramené en France et jeté à la Bastille…

Bien peu s’en fallut que l’incroyable curiosité du régent n’eût pour lui de fatales conséquences, et ce fut de bien bas que vint l’avertissement qui lui sauva la liberté et peut-être la vie. » 3Sept générations d’exécuteurs, 1688-1847 : mémoires des Sanson, t. 2 / mis en ordre, rédigés et publiés par H. Sanson ; éditeur : Dupray de La Mahérie, Paris, 1862-1863 ; contributeur : Henri Clément Sanson (1799-1889).

Les croyances superstitieuses dont la religion ne guérit pas toujours, continuèrent à être en crédit sous la régence. La magie et la divination ne s’y souillèrent pas des maléfices et des empoisonnements qui avaient exigé, sous Louis XIV, l’appareil d’une chambre ardente. Elles étaient moins un crime qu’une maladie de l’esprit humain. Le duc d’Orléans passa plusieurs nuits avec le marquis de Mirepoix, son ami, à évoquer le diable dans les carrières de Vanves et de Vaugirard. Le duc de Richelieu se compromit pendant son ambassade de Vienne par une folie du même genre ; le duc de Noailles passait pour en être également infatué. Le fameux comte de Boulainvilliers 4Cf. Georges Minois, Histoire de l’avenir : Des prophètes à la prospective, Fayard, Paris, 1996 : « La pratique de l’astrologie à la cour se poursuit jusqu’au début du XVIIIe siècle, avec les réunions suspectes du duc de Luxembourg, qui invite Philippe de Chartres, neveu et gendree du roi. Surtout le comte de Bougainvilliers s’occupe avec passion d’astrologie, et tire de nombreux horoscopes de grands personnages, dont celui du roi lui-même ». M. de Bougainvilliers, rapporte Saint-Simon, « était curieux au dernier point, et avait aussi l’esprit tellement libre que rien n’tait capable de retenir sa curiosité. Il s’était donc adonné à l’astrologie, et il avait la réputation d’y avoir très bien réussi ». terminait alors sa carrière prophétique. Il avait rempli, de fait, à la cour, l’ancien emploi d’astrologue ; on y goûtait ses oracles sur l’avertir autant que ses systèmes contre le tiers-état. Il avait prédit que la maréchale de Grammont et le cardinal de Noailles seraient tués dans une sédition, et que le Régent serait empereur et mourrait dans les fers ; mais il annonça, avec une extrême justesse, le moment de sa propre mort et celle de son fils. Il se trompa de fort peu sur la mort de Louis XIV. prédit que ce prince mourrait le 25 août ou le 3 septembre 1715, et que ni son fils, ni ses trois petits-fils ne lui survivraient, Boulainvilliers mourut lui-même le 23 janvier 1722.

Le vulgaire ne pouvait être plus sage que les grands. Voltaire atteste que la divination par la tasse était fort commune, et que cette faculté de voir dans le verre appartenait à des enfans d’une pureté intacte et dont l’acier n’avait jamais offensé la chevelure. On commença aussi à interroger le sort par l’épanchement du café. Mais cette pratique trop mystérieuse ne tarda pas à être dédaignée par les devins de profession. Ces petits prestiges se turent devant l’aurore boréale qui apparut en 1726. Ce météore, qui n’était pas alors mieux expliqué qu’aujourd’hui, fut, pour la multitude, le présage d’une destruction générale. Il remplit les villes et les campagnes des pieuses terreurs et des scènes d’égarement que reproduisaient, dans les siècles les plus grossiers, les fréquentes prédictions de la fin du monde. » 5Oeuvres de P. E. Lemontey, de l’Académie française, tome 7 / édition revue et préparée par Pierre Edouard Lemontey (1762-1826) ; édition A. Sautelet et Cie, Paris ; Brissot-Thivars, Paris ; A. Mesnier, Paris ; 1829-1832.

Montesquieu lui-même, homme d’esprit rigoureux, qui se moque dans les Lettres persanes 6Lettre CXXXVdes « livres d’ignorance occulte », des « astrologues » et des « diableries », était un familier de Philippe d’Orléans et il a partagé les étranges curiosités de ce dernier.

Laurent Versini, dans « Les rendez-vous de Montesquieu avec le diable » 7Laurent Versini, « Les rendez-vous de Montesquieu avec le diable », in Revue d’histoire littéraire de la France 4/ 2012 (Vol. 112), p. 943-948., détaille la complexité des positions qui furent, au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, celles des plus grands esprits relativement au diable.

« La jeunesse de Montesquieu est un temps de sorcellerie et de satanisme. Curiosité qui gagne jusqu’aux plus hautes sphères de la société, le duc d’Orléans ayant l’habitude d’aller évoquer le Diable dans les carrières de Vanves ou de Vaugirard. C’est aussi l’époque où, selon Sade, le cardinal de Bernis célèbre des messes noires.

Il n’est pas plus étonnant de voir le catholique libéral Montesquieu croire à l’existence du Diable que d’apprendre que ce mécréant de Régent était sûr de rencontrer le Diable dans les bosquets des châteaux princiers.

De même que chimie et alchimie ne se différencient que progressivement, sciences exactes et sciences occultes entretiennent longtemps des rapports étroits : Descartes ou encore Diderot considèrent Paracelse et Van Helmont comme de grands savants et de grands esprits ; Leibniz cherche la pierre philosophale. La magie est un moyen d’exploration qui n’est pas plus interdit à Montesquieu qu’à son grand homme le duc d’Orléans.

Montesquieu qui ne croit pas aux flammes de l’Enfer (Lettres persanes CXX ; Pensées, 82) croit à la damnation, aux exorcismes et au Diable, personnifications du Mal et de la Tentation. Quand il parle, dans un procès ou dans l’Histoire, de l’action du Diable, il s’agit d’une intervention concrète, attestée, voire vécue. L’orthodoxie romaine de Montesquieu inclut, comme le catéchisme de son enfance, la croyance au Diable dont ses lectures démonologiques et les comptes rendus de procès en sorcellerie lui confirment l’omniprésence. »

References

1 Jacques Cazotte, Le diable amoureux, chap. II.
2 Les d’Orléans au tribunal de l’histoire, tome 1 / Théodore Paul Gazeau de Vautibault (1842-1902), édition H. Daragon, Paris, 1908.
3 Sept générations d’exécuteurs, 1688-1847 : mémoires des Sanson, t. 2 / mis en ordre, rédigés et publiés par H. Sanson ; éditeur : Dupray de La Mahérie, Paris, 1862-1863 ; contributeur : Henri Clément Sanson (1799-1889).
4 Cf. Georges Minois, Histoire de l’avenir : Des prophètes à la prospective, Fayard, Paris, 1996 : « La pratique de l’astrologie à la cour se poursuit jusqu’au début du XVIIIe siècle, avec les réunions suspectes du duc de Luxembourg, qui invite Philippe de Chartres, neveu et gendree du roi. Surtout le comte de Bougainvilliers s’occupe avec passion d’astrologie, et tire de nombreux horoscopes de grands personnages, dont celui du roi lui-même ». M. de Bougainvilliers, rapporte Saint-Simon, « était curieux au dernier point, et avait aussi l’esprit tellement libre que rien n’tait capable de retenir sa curiosité. Il s’était donc adonné à l’astrologie, et il avait la réputation d’y avoir très bien réussi ».
5 Oeuvres de P. E. Lemontey, de l’Académie française, tome 7 / édition revue et préparée par Pierre Edouard Lemontey (1762-1826) ; édition A. Sautelet et Cie, Paris ; Brissot-Thivars, Paris ; A. Mesnier, Paris ; 1829-1832.
6 Lettre CXXXV
7 Laurent Versini, « Les rendez-vous de Montesquieu avec le diable », in Revue d’histoire littéraire de la France 4/ 2012 (Vol. 112), p. 943-948.

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  • Labaronne at 23 h 22 min

    Il y en a encore pas mal qui y croient au diable !
    au diable vauvert ! il y a une bonne maison d’éditions à Vauvert –