Quand Adrien Goetz publie La nouvelle vie d’Arsène Lupin, ou l’écrivain et son diable

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J’avais pré-commandé La nouvelle vie d’Arsène Lupin. En version numérique, pour gagner du temps. Je vis loin de Paris. La sortie du livre était annoncée pour le 1er avril. A 0 heure 00, dans la nuit du 31 mars au 1er avril, ecco ! je téléchargeais le fichier attendu.

J’ai commencé à le lire dès le matin… « Tout sourire, Jacques s’était tu et avait allumé France Inter car c’était l’heure de « Bienvenue au Moyen Âge », l’émission quotidienne de Michel Zink, le célèbre professeur du Collège de France. […]. Beautrelet écouta le professeur Zink qui débattait d’une question fondamentale : « Tristan et Iseult avaient-ils besoin du philtre pour s’aimer ? » La réponse était non, mais c’était pourtant très intéressant. »

Premier effet de cette lecture, je suis allée télécharger le fichier de Bienvenue au Moyen Age, que je n’avais pas encore lu. Je le lirai ἀκὁλουθος, imméditement et à la suite, de La nouvelle vie d’Arsène Lupin. D’un livre à l’autre, il n’y aura pas de solution de continuité. Michel Zink est sous le couvert de son statut de savant médiéviste un séide de Lupin. A preuve, il a publié en 2004 Arsène Lupin et le mystère d’Arsonval.

Deuxième effet de la dite lecture : toutes affaires cessantes, je suis allée revisiter mes classiques. Pour le plaisir fou du pastiche. « Edith Bouchi, c’était moi. » Voilà qui m’avait mise sur la piste. Et là ? « Arsène Lupin se souvient d’avoir connu le spleen, la mélancolie des paquebots, le vague des passions, les dimanches d’août, la nausée des mauvais matins et la tristesse des fins d’amour, mais pas autant que ces derniers mois. Il se sent seul. » Et là aussi ? « Ta maison n’aura rien perdu de son charme, ni ta rue de son mystère. » Quand Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Modiano, Sartre, Sagan, Gaston Leroux, Conan Doyle, etc. s’en vont en bateau… Plus on est de fous… La nave va ainsi, a piacere, depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent. L’incommodité de notre époque, c’est que depuis que la guerre des genres s’est ouverte, on ne peut plus écrire « depuis qu’il y a des hommes » sans tomber sous le coup de l’inquisition. Damned, je l’écris quand même. Depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent, la nave va ainsi, intertextualiter, comme on disait jadis du côté de chez Tel Quel.

Embarqué de longue date dans cette fortune de mer, Adrien Goetz s’y amuse, croit-on, à chahuter la barque. Je lui trouve du sérieux, moi, sous les dehors du chahut. Le sérieux de l’enfant, qui joue « pour de vrai ». C’est pourquoi je m’applique à commenter chacun de ses livres. Je piste chez lui, de livre en livre, les effets de l’amour fou.

L’amour fou est ici tout à la fois celui de la bibliothèque et celui du musée, celui des choses lues et celui des choses vues, lesquelles sont, comme on sait, d’abord et avant tout des choses mentales, autrement dit des choses rêvées. De la façade de la cathédrale de Strasbourg et du sourire de la Joconde aux séries TV et aux planches du mangaka Juzo Tadamishi ; de Balzac, Flaubert, Maupassant, à Alexandre Dumas, Jules Verne, Gaston Leroux, Maurice Leblanc, cet amour-là, puisqu’il est fou, embrasse tout, peintures idiotes, petits livres de l’enfance comme dit l’autre, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ; et, même si le fou sait que le diable est dans la bouteille, tweets, selfies, flash mob, harlem skake, museomix ; voire, statistiques et dataviz du quantified self et du tracking d’activités, à la différence de ses doubles romanesques, dont l’un, Paul Beautrelet, croit certes « en ce qu’il va découvrir demain », mais dit résolument non à la montre connectée que sa nouvelle petite amie, « un peu trop technophile », veut lui offrir ; et dont l’autre, Horace Velmont, alias Arsène Lupin devenu « philosophe », a « volé, et caché quelque part, tout ce qui a le plus de valeur dans le monde d’aujourd’hui, la vie éternelle par le remplacement des cellules usées, la transformation des capacités du cerveau humain, l’étude de la transition climatique », mais doute que la question soit aujourd’hui de savoir « si on croit ou pas en un autre monde, en une vie après la vie, en un ailleurs. »

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Nous baignons dans des ailleurs », dit Horace Velmont, « de tous côtés, des marmites où bouillonnent les autres vies et les vies des autres, les vies que les autres croient avoir, ce qu’ils nous montrent et ce que nous croyons qu’ils nous cachent, des écrans, des aquariums, des jeux vidéo qui ont remplacé tout ce à quoi on croyait il y a vingt ans. Alors, l’autre monde, l’enfer, le purgatoire, le paradis, les tartines de mon ami Dante, ça s’est un peu compliqué… Regarde-moi, j’ai dépassé cela depuis des lustres ! Tes amis chercheurs, tes voisins de palier aussi, tous croient au monde virtuel, d’abord, à ce qu’ils font et voient sur Internet, ils pensent que le monde est dans leur téléphone, dans leur tablette, dans les messages reçus sur leur ordinateur portable, dans les puces qu’on leur glissera demain dans le crâne. Ils croient que les séries américaines et même les britanniques en disent plus sur la réalité, la psychologie, les comportements humains que ce que nous voyons. Que voient-ils encore ? Que regardent-ils ? Qu’ont-ils envie d’avoir, de voler, de cambrioler ? Que vivent-ils, s’ils vivent encore pour de vrai quelque chose ? Laisse-moi te dire, Paul, ça va aller en s’aggravant : la difficulté, le pari, l’acte de foi le plus difficile, c’est d’échapper à toutes ces espèces d’espaces et de croire en ce monde-ci. Croire au monde vrai. »

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Où le monde se garde-t-il vrai, sinon dans l’amour fou que d’aucuns continuent à nourrir pour la bibliothèque et pour le musée, pour le vif des choses lues, le vif des choses vues, le vif des choses rêvées ? Où le monde se garde-t-il plus vrai que sous la dictée de l’amour fou, dans l’aventure de traduire à son partage possible le vif des choses vues, des choses lues, des choses rêvées ?

Capable de cet amour fou, le Paul Beautrelet du roman d’Adrien Goetz dit rapporter les aventures fantastiques « que me raconta Arsène Lupin, le soir où il me demanda de devenir son biographe et d’entamer l’écriture de ce livre ». Après l’illustre Armand de Luizzi de Frédéric Soulié, il se fait donc, à sa façon, lui aussi le mémorialiste, ou le nègre, du diable.

« – Je te demande le droit d’écrire tout ce que tu me diras ?
– Tu pourras le faire.
– Le droit de révéler tes confidences sur le présent ?
– Tu les révèleras.
– De les imprimer ?
– Tu les imprimeras.
– De les signer de ton nom ?
– Tu les signeras de mon nom.
– Et quand commencerons-nous ?
– Quand tu m’appelleras avec cette sonnette, à toute heure, en tout lieu, pour quelque cause que ce soit. » 1Frédéric Soulié, Les Mémoires du Diable, Michel-Lévy frères, Paris, 1858.

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De l’amour fou de la bibliothèque et des musées à l’écriture des choses lues, vues ou rêvées, il faut, pour entrer dans le jeu partagé du vif, tel que l’entend sur l’autre scène Arsène Lupin, alias le diable, accepter de signer le pacte, partant, se risquer à jouer là, » à toute heure, en tout lieu », sa vie, son âme.

Quand Paul Beautrelet demande à Arsène Lupin, alias le diable, « le droit d’écrire tout ce que tu me diras », c’est Adrien Goetz, alias Arsène Lupin, alias le diable, qui, conformément au protocole mentionné chez Frédéric Soulié, signe le livre. Sous le nom d’Adrien Goetz, Maurice Leblanc rafle la mise. Il en rit encore.

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Des deux figures de l’écrivain, le narrateur et l’auteur, c’est celle du narrateur, du nègre, qui est ingrate. Tandis que l’auteur touche à son heure de fête, le narrateur se retrouve seul. « La vie du jeune Beautrelet, qui ne se sentait plus si jeune, redevint ce qu’elle était. Lui, bien sûr, cela ne lui suffisait pas. Il avait tant de regrets » 2Adrien Goetz, La nouvelle vie d’Arsène Lupin, Bernard Grasset, 2015.. « La bourse qui contenait ses jours était sur la table. IL eut envie de l’ouvrir pour les compter, mais il ne put y parvenir, et il se coucha après l’avoir soigneusement placée sous son chevet » 3Frédéric Soulié, Les Mémoires du Diable, Michel-Lévy frères, Paris, 1858..

A la fin de La nouvelle vie d’Arsène Lupin, Adrien Goetz publie « une lettre de l’auteur à Maurice Leblanc » :

« Nos coffres-forts sont virtuels, nos guerres sont souvent sans armes, nos trésors ne sont plus uniquement des œuvres d’art. Votre héros, lui, est immortel, et grâce à lui vous avez réussi à être le vrai successeur de ceux que vous admiriez dans votre jeunesse et qui vous ont donné envie d’écrire. C’est ce même tribut de reconnaissance que veut vous payer, modestement, un romancier qui doit tout à ses lectures d’adolescence, et qui dédie respectueusement ces pages à votre mémoire. »

Je disais plus haut que je trouve à Adrien Goetz le sérieux de l’enfant qui joue « pour de vrai »…

Outre qu’il mène dans La nouvelle vie d’Arsène Lupin un récit endiablé, Adrien Goetz broche dans ce roman l’un de ses autoportraits les plus aboutis. Rappelant que la figure du lecteur et celle de l’écrivain sont astralement jumelles, il montre que cette gémellité-là, c’est où justement mûrit le diable. Un beau diable !

 

References

1, 3 Frédéric Soulié, Les Mémoires du Diable, Michel-Lévy frères, Paris, 1858.
2 Adrien Goetz, La nouvelle vie d’Arsène Lupin, Bernard Grasset, 2015.

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  • F. Brown at 20 h 30 min

    Je suis toutes les publications d’A. Goetz mais j’ignorais celle-ci.
    Merci à vous.
    Je vais vite le découvrir.

  • Evelyne Fleurant at 7 h 17 min

    merci pour cette découverte. Je vais le lire…
    Je signale en passant un autre amoureux fou des bibliothèques, des choses vues, lues, rêvées,… c’est le traducteur Michel Volkovitch qui a un site intéressant et drôle.

  • LaBaronne at 16 h 01 min

    je cours chez Catherine commander le livre d’Adrien Goetz et je vais voir le site de Michel Volkovitch ! et tu trouves que tout ça ce n’est pas la vraie vie !

  • Aline at 18 h 06 min

    merci pour cette information qui donne envie de découvrir cet écrivain et merci aussi pour ce blog très beau et bien écrit !