Figures énigmatiques de la Révolution française chez Fred Vargas et chez Patrick Wald Lasowski

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Le hasard, ou plutôt la rencontre des séries causales, a voulu, ces derniers jours, que je lise en parallèle Temps glaciaires de Fred Vargas et La Terreur de Patrick Wald Lasowski, deux romans hantés, de façon diverse, par le spectre de la guillotine et par les fantômes de Robespierre et des siens.

Dans Temps glaciaires de Fred Vargas, pour les besoins de l’enquête qu’ils mènent à propos d’un double crime commis en Islande quelques années auparavant, le commissaire Adamsberg et le commandant Danglard, de la brigade de Paris XIII, s’intéressent à une Association d’Étude des écrits de Robespierre, qui organise des reconstitutions des séances de l’Assemblée nationale pendant la Révolution.

« — Je suppose que les discours déclamés par les orateurs et les députés sont fidèles aux textes historiques ? dit le commissaire Adamsberg.
— Cela va de soi, observe Château, président de l’Association. Chaque membre reçoit avant la date de l’assemblée le texte complet qui sera déroulé ce soir-là, y compris ses propres interventions, selon son rôle. Cela s’effectue via un site Internet dont chacun a le code.
— Son rôle ? demande Admasberg.
À quoi bon « jouer » la Révolution ?
— Nécessairement, dit Château. Tel membre va jouer Danton, tel incarnera Brissot, Billard-Varenne, Robespierre, Hébert, Couthon, Saint-Just, Fouché, Barère, et à la suite. Il doit connaître par avance le discours qu’il a à tenir. Nous fonctionnons par cycles, sur deux ans : depuis les séances de l’Assemblée constituante jusqu’à celles de la Convention. Nous ne les reproduisons pas toutes ! Ou bien les cycles dureraient cinq ans, n’est-ce pas. Nous choisissons les journées les plus représentatives, ou mémorables. En bref, nous faisons vivre l’Histoire, scrupuleusement. Le résultat est assez impressionnant.
— Et qu’appelez-vous, dit Adamsberg, les séances « exceptionnelles » ? Comme celle de ce soir ?
— Celles où paraît Robespierre. Elles attirent beaucoup plus de monde. Il n’est présent que deux fois par mois car son rôle est long et épuisant. Et lui, on ne peut pas le remplacer. En ce moment pourtant, il joue toutes les semaines, nous avons pris du retard.
Château reprit sa mine inquiète.
— Il y a un « mais » à ce succès, dit-il.
— La passion, suggéra Danglard.
— Et c’est un phénomène que nous n’avions en rien prévu, acquiesça Château. Une dérive, n’est-ce pas. Nous reste-t-il un peu de vin, commandant ? Au début, nous avions réparti les rôles selon les physionomies et les tempéraments de nos membres. On disposait d’un formidable Danton, très laid avec une voix de stentor. De grands talents également pour le paralytique Couthon, l’archange Saint-Just, le grossier Hébert. Mais au bout d’un an, chacun des députés, et jusqu’au plus modeste, s’était totalement imprégné de son personnage et de la cause de son groupe, qu’ils soient des centristes du Marais, des modérés de la Gironde, des radicaux de la Montagne, des dantonistes, des robespierristes, des Enragés, des Exagérés, c’était une épouvantable foire d’empoigne. Les membres ne suivaient plus leur texte, ils s’apostrophaient ou s’insultaient spontanément en pleine séance : « Qui es-tu citoyen, pour oser avilir la République de tes hypocrites paroles ? » Il a fallu y mettre un terme. »

Costumés à la mode des années 1790, le commissaire Adamsberg et ses adjoints se rendent à la séance « exceptionnelle » :

« Des dizaines d’hommes affairés les dépassaient, vêtus de soie, de velours, de dentelles, se rendant à pas pressés vers la grande salle de l’Assemblée nationale. Certains s’étaient reculés dans un angle pour relire le texte de leur intervention. D’autres se parlaient en un langage passé, se nommant les uns et les autres « citoyen », dissertant d’une femme décédée d’une irritation du bas-ventre, d’un meunier lapidé pour avoir soustrait de la farine, d’un cousin, prêtre de son état, échappé en exil. Un peu perdu au sein de ce qui lui parut une immense mascarade infantile, mais distrait par sa propre allure, Adamsberg faillit manquer ses deux adjoints.
— Hâte-toi, « citoyen », lui dit le lieutenant Veyrenc en posant sa main sur son épaule, la séance débute dans dix minutes.
C’est à sa lèvre en biais qu’Adamsberg avait reconnu le lieutenant, avec un léger choc. Oui, il était facile à un meurtrier de se couler dans cette enceinte où les hommes étaient méconnaissables et les noms inconnus, et d’y observer chacun selon son bon plaisir.

Ils s’installèrent dans la « Plaine » des centristes, à quelques pas de la tribune où un orateur inconnu vantait les récentes victoires des armées patriotes de la République. Il faisait froid entre ces murs de pierre drapés de tentures, et sous cette immense voûte de bois. On ne chauffait pas, on respectait les conditions du Temps. À la lumière des grands lustres, Danglard scrutait la foule, et particulièrement les gradins de gauche où s’agitaient les Montagnards.

— Là-bas, voilà Danton, souffla-t-il à Adamsberg, 3e rang, 6e place. Il sera guillotiné dans deux mois exactement, et il le pressent.
— Du 8e escadron, grogna un député à ses côtés, il n’est resté que douze chevaux et neuf hommes debout.
Le président de l’Assemblée passait à présent la parole au citoyen Robespierre. Un silence, un homme qui monte droitement les marches de la tribune, et se retourne. Des applaudissements frénétiques, des cris de femmes massées dans les tribunes, des drapeaux agités.
L’acteur, impassible, le teint livide sous sa perruque blanche, le buste raide et mince serré dans un habit rayé, balaya les visages des députés puis ajusta de petites lunettes rondes avant de se pencher vers son texte.
— Il est blanc comme un mort, dit Adamsberg.
— Il est poudré, il l’est toujours, murmura Danglard, qui lui intima l’ordre de se taire, en même temps que l’assistance faisait soudain silence, sur un geste à peine visible de l’acteur.
Sa voix s’éleva dans l’enceinte, froide, grinçante, sans coffre. Déroulant son discours, parfois réitératif, parfois terriblement talentueux, pernicieux, apaisant, agressif, le ponctuant de quelques grands gestes mécaniques. »

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Ci-dessus : portrait de Maximilien de Robespierre (1758-1794) ; Préval, lithographe.

Le lien que le crime commis en Islande entretient avec le fantôme de de Robespierre n’est pas évident. « Une boule d’algues faite de milliers de morceaux enchevêtrés qui proviennent eux-mêmes de dizaines d’algues différentes », dit le commissaire Adamsberg. Mais lisez le roman, diablement ficelé, ça marche, et c’est passionnant !

Dans La Terreur de Patrick Wald Lasowski, le commissaire Grand-Jacques tient le journal de ce qu’il voit et de ce qu’il vit à Paris au cours de l’année 1793, puis de l’année 1794. L’homme souffre d’un cancer à l’estomac et se sait condamné à brève échéance. Il use de l’opium et du ratafia pour tromper son mal. Outre les progrès de ce mal et les scènes de voluptés que l’opium lui inspire, la nuit, dans ses rêves, ou, comme il dit, dans ses « fumées », ses « brumes » ; outre les plaisirs de lecture et de musique qu’il partage avec son ami Bruiant Fauve-Roussel, ancien reponsable des manuscrits de la ci-devant Bibliothèque royale ; outre la noire monotonie des faits-divers qui font l’ordinaire de son métier de policier ; outre l’enquête qu’il mène, sans trop d’espoir, sur l’assassinat très cruel de cinq petites prostituées ; outre l’aventure d’amitié qu’il engage avec une petite chatte affamée, rencontrée un jour devant sa porte, le commissaire Grand-Jacques consigne dans son journal les séances du Tribunal révolutionnaire, auxquelles il se rend le plus souvent possible.

« Alors que les jurés en habit ordinaire forment une frise hérissée de chapeaux à cornes, catogans et bonnets rouges, les juges portent l’habit noir sous un manteau court et flottant avec, en sautoir, un ruban tricolore auquel est attachée une médaille sur laquelle est inscrit « La Loi ». Leur tête est couverte d’un chapeau rond relevé sur le devant et surmonté d’un panache de plumes noires. Même costume pour l’accusateur public, à la différence que les plumes de son chapeau sont couchées et que la médaille porte comme inscription « Sûreté publique ». »

« Si j’assiste si souvent aux séances du Tribunal révolutionnaire », observe le commissaire Grand-Jacques, « c’est que la vérité de notre histoire se joue sur cette scène ». Soucieux d’éclairer sans a priori le sens de l’histoire qui se joue là, il se reproche un jour de « ne pas relever assez les acquittements prononcés par le Tribunal ». Parmi les noms de condamnés qu’il consigne en date du 18 juin 1793, figurent ceux des complices du marquis de La Rouërie dont, en 1847, Frédéric Soulié rapporte l’histoire dans Les Aventures de Saturnin Fichet.

Les événements cependant s’accélèrent. « Le 22 août, Robespierre a été élu à la présidence de la Convention ». La Convention argue alors de la multiplication des complots pour décréter la Terreur. « Qu’on place la terreur à l’ordre du jour, réclame Royer le 30 août, au club des Jacobins. C’est le seul moyen de donner l’éveil au peuple et de le forcer à se sauver lui-même ». « Voilà un grand mot qui dépasse celui qui l’a lancé », observe le commissaire Grand-Jacques dans son journal.

Le 10 octobre 1793, « la Commune a voté l’arrêté de Chaumette qui reconnaît comme suspects (au-delà de ceux déjà poursuivis), jusqu’aux individus qui « n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont aussi rien fait pour elle ». « Ce dernier point effraie », note encore le commissaire Grand-Jacques, « mais n’est-ce pas le moyen d’impliquer toute la nation, d’engager tous les citoyens à se dévouer totalement ? »

Le Tribunal révolutionnaire prononce maintenant les condamnations par « fournées ». C’est la fête aux tricoteuses et aussi au concierge du commissaire Grand-Jacques, qui squattent le pied de l’échafaud.

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Ci-dessus : détail de l’Exécution de Louis XVI, d’après une gravure allemande de 1793.

« Chêneville, l’un des lieutenants du commissaire Grand-Jacques, s’est dit « bouleversé à la vue de ces têtes tombant l’une après l’autre, roulant sur le billard funeste, sur lequel sont montées les tricoteuses pour tremper leur mouchoir dans le sang.
— Mais l’ancienne justice, Chêneville, l’ancienne justice ! » objecte le commissaire Grand-Jacques. « J’étais présent à l’exécution du chevalier de La Barre, j’étais présent à celle de Damiens, tenaillé à la poitrine, aux bras et aux cuisses, pour que dans ses blessures on jette du plomb fondu et de l’huile bouillante… »

Le commissaire formule ensuite dans son journal une sorte de remords : « Il me reste à me demander, mais je n’ai rien dit à Chêneville, pourquoi, après avoir vu fonctionner la guillotine, je n’y suis plus retourné. »

Le journal du commissaire tourne ensuite à la litanie des têtes qui tombent. Le commissaire peine à deviner quelle « vérité de notre histoire se joue », ici, maintenant, sous les dehors de la Terreur.

« Qu’est-ce qui les fait danser, les Enragés, les Endormeurs, les Indulgents, les terroristes, les missionnaires, les orateurs, et la meute des lécheurs de guillotine qui les regarde passer ? Est-ce une puissance de mort ou de vie, la belle vie à venir que nous promet la République ? Est-ce charnier ou berceau ? La Terreur bouche l’horizon, comme une substance morbide, une matière noire qui engloutit le monde dans les ténèbres. »

La pitié du commissaire Grand-Jacques, dans cette danse macabre, va d’abord aux victimes de la pauvreté, dont la Terreur ne fait pas son bois.

Note du commissaire le 21 juin 1793.
« Un homme s’est pendu au bout de la rue Vieille-du-Temple. La faim, et toutes les misères.
Il ne s’est pas suicidé dans son galetas ni au bois de Boulogne. Il a noué sa corde à un crochet fixé au milieu du porche de la maison. De sorte que chacun a pu le voir se balancer, comme une chandelle de douleur, une loque de misère, jusqu’à ce qu’on vienne me chercher ». On songe ici au personnage historique de Pierre Louis Dufourny.

Mu par la certitude que même cinq petites prostituées méritent qu’on fasse justice de leur assassinat, le commissaire désespère longtemps d’une enquête qui ne mène à rien.

C’est alors qu’un jour, se souvenant de Sade, qui a été condamné et enfermé à la Bastille pour cause de « débauches scandaleuses », qui a été libéré par la Révolution, qui, pendant que ses fils ont émigré, s’est dévoué à la cause patriotique, et qui continue, comme par le passé, à faire » profession d’athéisme », le commissaire rend visite au ci-devant marquis, derechef enfermé. Sade lui parle du grand roman secret, « l’œuvre d’une vie », qu’il a écrit dans sa geôle de la Bastille. Et le « Grand Flagellant » d’ajouter :

« — Le monde s’accroche à mes chevaux de feu. C’est mon roman. C’est la Terreur. Tout y est. »

Et de citer des noms parmi les figures de la Révolution… Des noms capables de tous les excès. Y compris de la « fièvre érotique ».

« — Réfléchissez, dit Sade. Voyez les dates que vous m’avez données… »

Quand la vérité de l’Histoire constitue comme ici la matière du polar, le polar fait venir « le point de basculement où tout change » 1Patrick Wald Lasowski, Faire entendre le silence des condamnés, in Le livre sur la place, le moment à partir duquel, à l’horizon, une lueur point, qu’on n’attendait plus. Quand la vérité de l’Histoire constitue comme ici la matière du polar, c’est fort, c’est beau. Très fort. Très beau.

References

1 Patrick Wald Lasowski, Faire entendre le silence des condamnés, in Le livre sur la place

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  • Patrick Wald Lasowski at 21 h 52 min

    Merci, un très grand merci pour cette belle et généreuse lecture. Vraiment.

  • Patrick Wald Lasowski at 11 h 06 min

    Bonjour, grand bonjour,
    permettez-moi de vous signaler la sortie prochaine (en avril) de deux romans historiques (en un volume) : « Avant la rafle, mai 1942 » suivi de « Mémoires du capitaine Tremblé pour une France libre ».
    On dit «  historiques », mais est-ce bien le mot devant le déchaînement de la guerre, aujourd’hui, en Ukraine ?

    • La dormeuse at 23 h 37 min

      Grand bonjour aussi,
      Vous avez bien fait de me prévenir de la sortie de la sortie de « Avant la rafle, mai 1942 » suivi de « Mémoires du capitaine Tremblé pour une France libre ».
      Je ne manquerai pas d’en rendre compte dès que j’aurai lu l’ouvrage, car je suis vos publications avec beaucoup d’intérêt.
      À bientôt, quand j’aurai lu le nouvel opus.
      Quant à la guerre en Ukraine, je ne vois pas quels mots ajouter à cette horreur.