François Joachim de Pierre de Bernis au château du Secourieu

 

Ci-dessus : vue d’une partie du château du Secourieu non retouchée au XIXe siècle.

Divers historiens et chroniqueurs rapportent que François Joachim de Pierre de Bernis (1715-1794), futur ambassadeur à Venise (1752-1755), futur ministre d’État (1757), futur secrétaire d’État des Affaires étrangères (1757-1758), futur prêtre (1760), futur archevêque d’Albi (1764), futur cardinal (1769), futur chargé d’affaires auprès du Saint-Siège (1774-1794), est venu au château du Secourieu (Haute-Garonne) et qu’il en a goûté le séjour. Mais quand ? Historiens et chroniqueurs ne le disent pas. Il faut lire les Mémoires de François Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, pour situer la date d’un tel séjour.

Natif de Saint-Marcel d’Ardèche, où sa nourrice, qui était une bonne fermière, mais qui avait peu de lait, l’avait accoutumé de bonne heure à manger du potage aux choux et au lardon, François Joachim de Pierre de Bernis quitte son Languedoc natal en août 1729 pour se rendre à Paris, chez les Jésuites (collège Louis-le-Grand), où les plaisanteries de ses camarades lui font perdre dans trois mois l’accent languedocien. Il ne reviendra plus en Languedoc que de loin en loin :

  • de décembre 1734 à mars 1735, lors d’une visite à son père, resté en Vivarais

  • de 1738 à 1741, lors de son canonicat de Brioude, occasion d’une visite à son père en Vivarais

  •  

  • de 1764 à 1790, lors de son épiscopat d’Albi.

Dans une lettre au duc de Choiseul datée du 10 juin 1760, François Joachim de Pierre de Bernis formule ainsi les raisons de l’épiscopat languedocien auquel il aspire alors :

Il est très aisé que le Roi me donne, par exemple, l’évéché de Condom, sans que je sois obligé de paraître devant lui, ni que ce défaut dans la forme d’usage paraisse extraordinaire ; en supposant que le Roi fût décidé à me nommer à cet évêché, vous aurez la bonté de m’en avertir. Je demanderais alors à aller aux eaux de Cotterets et de Bagnères qui me sont ordonnées ; j’irais passer quelque temps en Languedoc avec ma famille.

François Joachim de Pierre de Bernis n’obtient pas alors l’évêché de Condom, mais, comme indiqué plus haut, celui d’Albi.

C’est probablement au cours de son canonicat de Brioude, alors qu’il est déjà célèbre comme poète, puis lors de son épiscopat albigeois, que François Joachim de Pierre de Bernis a eu l’occasion de se rendre chez François Marie Louis de Rességuier (1719-1769), marquis de Miremont, au château du Secourieu. Lointainement originaire du Rouergue, la branche toulousaine des Rességuier a donné une lignée de parlementaires. Jean III de Rességuier, né en 1683, conseiller au parlement de Toulouse, ami des belles-lettres et des arts, membre de l’académie des Jeux Floraux, a initié dans son château du Secourieu, pendant la belle saison, une vie brillante. François Marie Louis de Rességuier, son fils, né en 1719, conseiller, puis président du même parlement, la perpétuera jusqu’à la Révolution, avec la complicité de son épouse, Marie Gabrielle de Boyer-Drudas, fille de Bertrand Bernard de Boyer Drudas, Marquis de Drudas et de Sauveterre, conseiller au parlement de Toulouse, et de Marthe de Cambon (fille d’Emmanuel Louis de Cambon et de Marie de Ferrand ; soeur de François Tristan de Cambon, évêque de Mirepoix, et de Jean Louis Augustin Emmanuel de Cambon, premier président au parlement de Toulouse.).

 

Ci-dessus : Jean Louis Augustin Emmanuel de Cambon, premier président au parlement de Toulouse.

Paul de Castéras, dans La Société Toulousaine à la fin du dix-huitième siècle – L’ancien Régime et la Révolution, évoque les salons toulousains, la société des dames de qualité, aux cheveux poudrés et pailletés, chaussées de mules à talon, et des gentilhommes portant des perruques à frimas et des bas de soie, se livrant à des expériences de mesmerisme, passion de l’époque, encourageant les jeunes poètes qui venaient y lire leurs essais poétiques, dépensant de l’esprit dans les causeries gaies, animées, assaisonnées de malice ; puis, dans la belle saison, tout ce monde élégant, imitant l’exemple de Trianon, transportant son luxe et ses plaisirs à la campagne, y vivant, le jour d’une manière rustique raffinée, comme celle des bergères de Florian ; le soir, installant de petites scènes théâtrales et jouant la comédie.

 

Ci-dessus : Antoine Watteau, Embarquement pour Cythère, 1717.

Le même Paul de Castéras rapporte que M. de Rességuier, procureur général au Parlement, recevait dans son domaine du Secourieu, des étrangers de marque, et, parmi ceux-ci, l’abbé de Bernis dont le séjour chez son hôte, a laissé dans l’histoire locale des souvenirs que l’auteur a recueillis avec soin. Parmi les physionomies de cette société mises en relief, nous citerons celles des dames de Cambon [1]Dorothée Etiennette de Riquet de Bonrepos, épouse de Jean Louis Augustin Emmanuel de Cambon, premier président au parlement de Toulouse, membre de l’académie des Jeux Floraux. Elle fut … Continue reading, de Cassan [2]Antoinette Adrienne de Rabaudy, épouse d’Henri Joseph de Cassan de Glatens, conseiller au parlement de Toulouse. Elle fut guillotinée en 1794., de Lamothe [3]Mlle de Variclery, épouse de Christophe Suzanne de Lamothe, conseiller au parlement de Toulouse, mainteneur des Jeux Floraux. Marie Joseph de Lamothe, un de leurs fils, fut guillotiné en 1794. surtout remarquable par la vivacité de son esprit, ses réparties fines et mordantes ; de deux personnages qui eurent une égale notoriété dans la cité, mais dont l’un est aujourd’hui presqu’oublié, tandis que le second appartient à l’histoire : le marquis de Gudannes [4]Louis Gaspard de Sales, marquis de Gudannes, dit « Le roi des Pyrénées » ; mort dans les prisons toulousaines en 1794. et le comte Jean Dubarry [5]Jean Dubarry fut guillotiné en 1794..

Le premier, originaire du comté de Foix, devenu Toulousain et le doyen de la noblesse de la ville, à la suite du mariage d’une de ses filles avec le président à mortier Mengaud de Lahage [6]Louis Guillaume Antoine de Mengaud de Lahage, marié à Marie Thérèse Joséphine de Sales de Gudanes ; mort des suites de son emprisonnement, en 1794., généreux, vaniteux, prodigue à l’excès, glorieux du rôle de Mécène et protégeant les gens de lettres, attira dans son intimité le littérateur Angliviel de la Beaumelle, le célèbre adversaire de Voltaire, qui se trouvant sans ressources ne demandait pas mieux que d’être protégé et passa, à Toulouse, quelques années marquées par des incidents assez singuliers. Jean Dubarry, fils d’un gentilhomme pauvre, de Lévignac, sans principes et sans moeurs, prêt à tout tenter pour se procurer la fortune, y réussit en introduisant dans la couche de Louis XV, sa maîtresse la fille Vaubernier qu’il fit épouser par son frère Guillaume. [7]Paul de Castéras, La Société Toulousaine à la fin du dix-huitième siècle – L’ancien Régime et la Révolution, vol I, Edouard Privat, Toulouse, 1891.

Étienne Léon baron de Lamothe Langon et Alexandre du Mège relèvent dans leur Biographie toulousaine quelques exemples de cette « vivacité d’esprit » et de ces « réparties fines et mordantes » qui faisaient au XVIIIe siècle le charme du séjour au château du Secourieu. C’est ici Mme de Lamothe qui pétille :

Cette dame fut justement célèbre dans son temps par la vivacité de son esprit, par ses saillies rapides à partir, étincelantes de sel attique et de gaieté ; le souvenir s’en conserve encore.

Un magistrat son parent, obligé par la nature de ses fonctions à voir beaucoup de plaideurs, avait pour usage de les lui amener. La plupart étaient de fiers gentillâtres renforcés, ennuyeux en conséquence, et suffisans comme de raison. Madame, lui disait-il, voilà monsieur N. que je vous présente, honnête et estimable homme ; formule banale qu’il répétait chaque fois. Mon cousin, lui répondit-elle un jour, lassée de voir tant de fatigantes figures, ne me présentez-vous jamais un fripon ?

M. ***, qui lui appartenait également, ayant presque son âge, moins son éducation et son esprit, se permettait, toujours en public, de l’appeler maman par suite de ses prétentions aux manières aisées. Ecoutez, lui dit-elle, je consens bien que vous me fassiez passer pour votre mère, à condition pourtant que vous ne direz pas que je vous ai élevé.

On contait devant elle quelques anecdotes peu édifiantes sur deux prélats de sa connaissance ; chacun se récriait en écoutant ces récits. Cela ne peut m étonner, dit-elle, c’est qu’ils sont plus bergers que pasteurs. Au commencement de la révolution, étant chez elle à la campagne, et fort malade, elle reçut, n’osant pas la refuser, la visite d’un évêque constitutionnel, autrefois beaucoup connu d’elle. Vous souffrez, madame, lui dit-il en entrant dans sa chambre ; ayez bonne confiance, ma présence vous guérira. — Si c’est comme relique, j’en doute, répliqua-t-elle ; comme empyrique, cela se pourrait. Le même personnage, peu de jours après, se plaignait à elle de l’incivilité de la populace : Tout à l’heure, disait-il, un paysan en passant près de moi, vient encore de se refuser à ôter son chapeau. — Il n’a pu faire autrement, dit madame de Lamothe ; hors de l’église, point de salut. [8]Étienne Léon baron de Lamonthe Langon et Alexandre du Mège, Biographie toulousaine, tome I, pp. 369-370, L.G. Michaud Imprimeur-Libraire, Paris, 1823.

La mode est alors aussi, au Secourieu comme à Paris, à l’églogue naïve, aux bergers ardents et bergères tendres.

D’éclatants succès les accueillent. La Chercheuse d’esprit (1741), le Coq de village (1743) de Favart, la Vallée de Montmorency (i751) attirent un concours de monde prodigieux. On se lasse de Bastien et Bastienne (1763) « avant qu’on fut las de l’entendre ». Mêmes succès pour Annette et Lubin (1761) et le Bûcheron (1762). Quand on donne Rose et Colas ou le Roi et le Fermier, la foule est si grande « que la moitié des spectateurs ne peut approcher de la salle ». Les Moissonneurs passionnent tout Paris. On applaudit une Rosière de Salency et une autre de Pezay, le Sylvain de Marmontel, la Matinée et la Veillée villageoises de Piis et Barré, le Droit du seigneur de Desfontaines et Martini, Fanfan et Colas de l’abbé Aubert (1784), etc. On joue sur le théâtre de Trianon le Devin du village, la Matinée et la Veillée villageoises, le Sabot perdu. Rose et Colas, les Sabots, les Deux chasseurs et la laitière, la Chercheuse d’esprit.

La province suit l’exemple de Paris. Le voyageur anglais Jekyll, en arrivant à Rouen, voit représenter trois petites pièces. Dans la dernière, le chant d’une bergère était accompagné par les bêlements d’un agneau qu’elle tenait en laisse avec un ruban. Chez la présidente de Rességuier, au Secourieu, près de Toulouse, on joue Annette et Lubin [9]Cf. La dormeuse, encore : Soeur Annette et Frère Lubin, ou un couple d’amoureux en l’an IV., Rose et Colas, la Mariée du village. [10]Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre; essai sur les rapports de la littérature et des moeurs, p. 179, Paris, 1907.

 

Ci-dessus : portrait de François Joachim de Pierre de Bernis dans les années 1760 ; tableau non documenté.

Entré à l’Académie française en 1744 – à l’âge de 29 ans ! – en vertu de la production poétique fleurie qui lui a valu de la part de Voltaire le sobriquet de « Babet la bouquetière », ou encore de « Belle Babet » [11]Allusion à la grosse et fraîche fleuriste nommée Babette qui tenait à Paris, porte de l’Opéra, une boutique très courue en 1742-1743., François Joachim de Pierre de Bernis, archevêque d’Albi, né bon vivant, demeuré tel, ne pouvait que céder au charme de la villégiature au château du Secourieu.

 

Ci-dessus : portrait de François Tristan de Cambon, dernier évêque de Mirepoix.

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Il avait au demeurant tout loisir d’y retrouver François Tristan de Cambon, conseiller au parlement de Toulouse et vicaire général du diocèse de Mirepoix, puis évêque de Mirepoix à partir de 1768, d’y converser avec lui de choses graves, tracé de route et oeuvres de charité -, et d’y célébrer entre poètes – car Monseigneur de Cambon était poète aussi, et mainteneur de l’académie des Jeux floraux – la mémoire de Jacques Vanière (1664-1739), jésuite précurseur des physiocrates, connu sous le nom de « Virgile français » ; ami de Jean IV de Rességuier [12]Jean IV de Rességuier (1683-1735), fils de Jean III de Rességuier (1646-1704), seigneur de Miremont, président du parlement de Toulouse, et de Dorothée de Caulet ; père de François de … Continue reading ; auteur en 1730 du Praedium rusticum, ouvrage composé au Secourieu et célébrant la beauté de cette campagne idéale :

Faites choix d’une Maison de campagne qui ne doive ses ornements qu’à sa situation avantageuse, à ses bois champêtres, à ses agréables fontaines, à ses vastes prairies toujours verdoyantes ; et ne préférez pas une terre qui ne donne d’agréments qu’à grands frais, et dont les revenus soient absorbés par le luxe et la dépense… ; dédicataire d’une colonne édifiée par les soins de son hôte dans le parc du Secourieu.

M. le président de Rességuier, mort en 1735, avait laissé dans nos registres des preuves d’un goût sûr, et de talens que l’exercice avait perfectionnés. Aucun genre de littérature ne lui était étranger. Toulouse lui doit, en grande partie, son Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres. Le Père Vanières qui avait été son maître, était devenu son compagnon d’études. Tous les ans, pendant l’automne, quand le parlement prenait ses vacances, il partaient ensemble pour le château du Secourieu, dont on trouve une description dans les opuscules poètiques du Père Vanières. C’est là qu’ils se livraient sans réserve, dans le sein des muses, à tout l’intérêt qu’inspirent et notre littérature, et celle des anciens, qui en est la mère, et qui peut seule en maintenir le goût et la perfection.

La première fois que le Père Vanières parut au Secourieu, on y planta un chêne qui lui fut dédié, qui portait son nom, et qu’on n’abordait encore, dans ces derniers temps, qu’avec une sorte de respect religieux. Il avait près de cent ans ; ses branches couvraient un grand espace. Placé sur une sorte de promontoire, aux bords de l’Ariège, on le signalait de loin; il perpétuait dans la contrée, le nom et le souvenir du poéte aimable qui l’avait si souvent visitée. Il a péri, à l’époque funeste où tous les monumens, ceux même de l’amitié, se trouvèrent enveloppés dans la même proscription. [13]Philippe Vincent Poitevin-Peitavi, Mémoire pour servir à l’histoire des Jeux floraux, Volume 1, p. 350, M.J. Dallès, 1815.

 

Ci-dessus : colonne élevée à la mémoire de l’abbé Vanière dans le parc du Secourieu. Cf. La dormeuse blogue 3 : Dans le parc du château du Secourieu.

Comme l’abbé Vanière, François Joachim de Pierre de Bernis aime la nature, fidèle en cela aux premières impressions de son enfance vivaraise :

Dès que je pus marcher et promener mes yeux au-dessus, au-dessous et autour de moi, rien ne me frappa tant que le spectacle de la nature ; je ne me lassais point de contempler le ciel et les astres, d’examiner les changements successifs qui se font dans l’air, de suivre le cours des nuages et d’admirer les différentes couleurs dont ils se peignaient ; les rochers, les torrents, les arbres n’attirèrent pas moins mon attention. J’examinais non avec des yeux de naturaliste, mais de peintre, les insectes et les plantes. Il m’était assez ordinaire de passer les heures à parcourir les différents spectacles de la nature. Les remarques que je faisais dans mon enfance s’ëtaient tellement imprimées dans ma mémoire, que, lorsque j’ai cultivé la poésie, je me suis trouvé plus de talents et de fonds qu’un autre pour peindre la nature avec des couleurs vraies et sensibles.

Le même François Joachim de Pierre de Bernis laisse dans un écrit posthume intitulé Réflexions sur le goût de la campagne le beau témoignage d’un sentiment de la nature qui fait de lui un parèdre du Jean Jacques Rousseau de la Nouvelle Héloïse et des Rêveries du promeneur solitaire.

Quel spectacle pour un amant de la simple nature ! Assis sur la pointe des rochers, je vois sous mes pieds une infinité de petites îles qui se forment au gré du caprice des ruisseaux ; je vois tomber avec bruit leurs ondes du haut de la montagne ; et se brisant dans leur chute, ils vont promener sur la plaine leurs erreurs et leur inconstance. Je crois être le dieu de la source qui bouillonne à mes côtés : ce siège revêtu de mousse semble être le trône où la nature m’a permis de monter : elle veut sans doute que je règne sur des lieux où elle triomphe elle-même. Quelle fraîcheur dans l’air ! quelle odeur charmante dans les herbes qui s’élèvent autour de moi, et qui semblent percer le sein aride des rochers, pour les couronner ensuite de leurs feuilles ! Le jour commence à se mêler avec les ombres de la nuit : mais l’ombre s’élève insensiblement ; on dirait que le voile qui couvrait la nature commence à se replier. Déjà toute une partie du ciel s’éclaire ; les astres qui y sont attachés pâlissent, et semblent se reculer à l’approche du jour, tandis que, du côté du couchant, la nuit étend encore sous les voûtes des cieux un voile semé de saphirs ; les étoiles brillantes qui l’éclairent semblent ranimer tout leur feu pour s’opposer au lever de l’aurore. Mais leurs efforts sont vains : tout l’orient se pare des plus riches couleurs ; la nature annonce son réveil à la terre par la voix de tous les animaux; un vent paisible frémit doucement entre les feuilles des arbres ; et déjà des cabanes voisines je vois sortir des torrents de fumée qui annoncent la fuite du repos et le règne du travail. L’étoile de Vénus dispute seule encore à l’aurore l’empire du matin : mais, contente d’avoir combattu un moment, elle prévient sa défaite par une fuite lente, qui laisse la victoire indécise. Le triomphe de l’aurore est rapide. Image naturelle du plaisir, rien n’est si brillant que son approche, rien n’est si court que sa durée. Un feu plus vif efface les couleurs tendres dont elle s’étoit parée : le roi des astres semble s’élever en ligne droite du sein de la terre, et ses premiers rayons montent en colonnes vers le ciel ; la tête des montagnes les plus reculées laisse déjà voir la moitié de son globe, qui s’agrandit insensiblement, et qui paroît être composé d’une lumière tremblante et bleuâtre dans sa circonférence, mais d’un rouge pâle dans son centre. L’astre monte, et commence à former dans sa marche une ligne courbe ; son globe se rétrécit; sa lumière s’épure; et ses rayons, plus prompts et plus ardents, vont bientôt sécher par une chaleur modérée l’humidité de la terre et les présents de l’aurore : les vapeurs douces qu’ils enlèvent forment en l’air des nuages légers, qui, portés sur l’aile de l’inconstance et des zéphyrs, ne laissent pas de former des contrastes réguliers dans le vaste tableau des cieux. Quels objets ! Est-il possible que je sois peut-être le seul en ce moment qui s’en occupe ? [14]François Joachim de Pierre de Bernis, Réflexions sur le goût de la campagne, in Oeuvres de François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, tome 2, p. 93 sqq., Dabo, Tremblay, Feret et Gayet, … Continue reading

Semblablement à Jean Jacques Rousseau et à Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre, dont Gustave Lanson dit que l’un est dans sa Nouvelle Héloïse (1761) le maître de la « phrase musicale », et l’autre dans Paul et Virginie (1788) «le vrai créateur de la phrase pittoresque », François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, cultive dans ses Réflexions sur le goût de la campagne le génie de la phrase d’art, plus spécialement celui de la phrase pittoresque : « qui n’est, dit Gustave Lanson, que sensation pure, sensation des yeux ou émotion de peintre traduite en formes et en couleurs ; qui demande au vocabulaire des sciences naturelles, de l’optique, de la chimie, de la peinture, de la navigation, les éléments d’une transposition littéraire des sensations visuelles ; qui veut que les mots évocateurs se juxtaposent et se fondent dans la phrase comme les tons sur la palette ou dans la toile d’un maître » [15]Gustave Lanson (1857-1934), L’art de la phrase, chap. XIV, « La phrase musicale de Jeau Jacques Rousseau. La phrase pittoresque de Bernardin de Saint-Pierre », p. 195 sqq., Librairie des … Continue reading

Cependant qu’il annonce le Romantisme par le pittoresque de sa phrase et ses effets de perspective atmosphérique, François Joachim de Pierre de Bernis demeure tributaire de la philosophie toute classique de l’homme comme maître et possesseur d’une nature faite pour lui et pour le calcul de ses plaisirs. Je crois être, dit-il, le dieu de la source qui bouillonne à mes côtés : ce siège revêtu de mousse semble être le trône où la nature m’a permis de monter. Quelque chose du goût de l’antique, à la façon de Nicolas Poussin, se perpétue ici à la faveur de la contemplation surplombante.

Abbé resté galant jusqu’à son cardinalat, François Joachim de Pierre de Bernis, qui a écrit de la poésie jusqu’à ses trente-cinq ans et qui a été reçu à l’Acamédie française pour son oeuvre poétique à l’âge de vingt-neuf ans, cultive dans cette oeuvre une veine plus légère, inspirée des odes anacréontiques ou des bergeries de l’Astrée. C’est au mois de mai, sur le déclin du jour, qu’il fait parler ici le chevalier Dart… Celui-ci dialogue avec le Plaisir :

Plaisir si souvent appelé
Par les brillants accès d’une aimable folie,
Plaisir si souvent exilé
Par les sombres vapeurs de la mélancolie,
Venez, offrez-vous à mes yeux ;
Écartez le bandeau qui vous fait méconnaître,
Découvrez ce front radieux
Où les jeux voltigeants, où les ris semblent naître,
Et d’où l’amour fait disparoître
La fierté gênante des dieux.
[…].
Dieux ! sous un toit couronné de bruyère,
Ce grand moteur de l’univers,
Le plaisir, qui peut seul remplir notre âme entière,
Me montre en souriant un lit couvert de lierre,
Où repose avec lui l’aimable oisiveté.
Un ruisseau coule à son côté,
Et les jonquilles qu’il arrose
Conservent la vivacité
D’une fleur fraîchement éclose.
Près de son canal argenté,
Un oranger touffu s’oppose
Aux feux dévorants de l’été :
Sous son feuillage respecté
L’amour endormi se repose ;
Et, par ses charmes arrêté,
Le volage zéphyr s’expose
A perdre encor sa liberté.
Séjour aimé des dieux, où le plaisir dispose
De mon coeur, de mes voeux, et de ma liberté,
Monarque complaisant, souverain sans fierté,
II me permet tout ce que j’ose.
Telle est du doux plaisir l’aimable autorité ;
Son sceptre est un bouquet, sa couronne une rose
Et ses lois sont ma volonté.
Dieu charmant, je vous vois sourire
Au dernier trait de ce tableau.
Sans doute je rends mal les transports que m’inspire
L’aspect de ce séjour nouveau.

« Oui, je ris de te voir en rimes redoublées
De ton cerveau brûlant consumer tout le feu.
Dans tes peintures déréglées,
Tu parles du plaisir toujours trop ou trop peu.
En vain assembles-tu mesure sur mesure ;
Ton esprit échauffé s’épuise vainement.
On trouve des couleurs pour peindre la nature,
Mais quel heureux pinceau trace le sentiment ?
Plus le plaisir est simple, et plus tu devois craindre
D’affoiblir ses vives ardeurs.
Le chercher, c’est le fuir ; le sentir, c’est le peindre,
C’est en mériter les faveurs.
Tu me vois entouré de campagnes fleuries ;
Au milieu des bergers j’établis mon séjour ;
Je foule l’émail des prairies.
Rival et frère de l’amour,
J’inspire comme lui de douces rêveries.
Le silence des bois, la fraîcheur d’un beau jour,
Plaisent plus à mes yeux que l’or des galeries
D’une tumultueuse cour.
Les jeux et l’agrément naquirent sous mon aile ;
Semblable à l’onde d’un ruisseau,
Qui, par l’heureux secours de sa source fidèle,
Dans sa fuite se renouvelle ;
Sur un sujet toujours nouveau,
Le dieu de l’enjoùment m’appelle.
Dans mes discours légers la saillie étincelle ;
Et plus badin que les zéphyrs,
Ce n’est pas la fleur la plus belle,
Mais c’est toujours la plus nouvelle,
Qui cause mes derniers soupirs. »
[16]François Joachim de Pierre de Bernis, Le Temple du Plaisir, in Oeuvres du cardinal de Bernis,… : collationnées sur les textes des premières éd. et classées dans un ordre plus méthodique, … Continue reading

C’est cette veine galante qui, au dire d’Auguste de Labouisse Rochefort, a charmé l’assemblée du château du Secourieu. Cet excellent homme se souvient avec nostalgie des beaux jours de l’Ancien Régime, qui ne sont plus.

Arrête tes regards sur le Secourieu, à dix minutes d’Auterive. Là, M. de Rességuier, d’une famille où l’esprit semble être héréditaire, se plaisait à rassembler et à fêter les membres les plus distingués de l’académie floréale qui n’existe plus (Supprimée au début de la Révolution, l’académie des Jeux floraux fut rétablie en 1806.)), et les étrangers les plus illustres.

Bernis, ce prélat si vanté, fuyant la cour et ses disgrâces, près de ce rivage enchanté, vint répéter son hymne aux Grâces, et redire en vers excellents : « Le seul esprit et les talents n’éternisent pas nos merveilles ; L’oubli qui nous suit à pas lents, Fait périr le fruit de nos veilles. Rien ne dure que ce qui plaît : l’utile doit être agréable ; Un auteur n’est jamais parfait quand il néglige d’être aimable« .

Certainement on ne put jamais faire ce reproche à ce célèbre Cardinal, dont la conversation était encore plus aimable que les vers. C’est ici que je dois placer une anecdote, que tu apprendras avec plaisir. L’abbé de Bernis, encore jeune , dont on connaissait déjà quelques jolies pièces, était venu au Secourieu. Un jour que la table était brillamment entourée, on voulut qu’il improvisât. L’Aimable poëte s’en défendit modestement et avec chaleur ; on insista. Dans l’espoir de se tirer d’affaire, il prétexta un motif de discrétion et d’attention, ne voulant pas fatiguer une dame souffrante, qui était du nombre des convives. — Qu’à cela ne tienne, l’abbé, (répliqua-t-elle vivement), chantez, chantez, cela me guérira. — Alors, sans se faire prier, ni sans se recueillir davantage, il fit cet impromptu, qui est inédit.

Quoi ! je vous guéris en chantant,

La recette est nouvelle.
Aussi glorieux que content
D’une cure si belle,
Je veux chanter à chaque instant,
Pour vous rendre immortelle.

Orphée enleva par son chant
Sa femme au noir rivage ;
Mais pour un objet plus charmant,
Je fais bien davantage,
Puisqu’on m’assure qu’en chantant
J’épargne le voyage.

Tous les auditeurs qui se trouvaient rassemblés à cette jolie campagne du Secourieu, se levèrent de table enchantés, on le félicita, on couronna son front de roses, et je crois même que les Dames l’embrassèrent, douce récompense pour le galant poëte, qui n’était pas encore archevêque, ni cardinal. Il improvise de même ces couplets, peut-être un peu trop prosaïques, adressés à une dame qui le menaçait en riant de faire une chanson contre lui.

Je crains votre Muse critique ;
Votre prose même est caustique ;
Tout en badinant vous pincez,
Et n’en prévoyez pas les suites.
Vous dites ce que vous pensez
Sans penser à ce que vous dites.
Je sais que vous êtes trop bonne
Pour vouloir offenser personne,
Et vous obligeriez plutôt ;
Mais la vérité vous échappe :
Vous laissez échapper le bon mot ;
Malheur à celui qui l’attrape.

A propos dïmpromptu et de Bernis, cela me rappelle, que le chevalier de St. Hubert, connu par quelques pièces fugitives charmantes, vivait retiré en province où il fesait les délices de la société. Un jour il eut l’occasion de dîner avec l’abbé de Bernis, qui lui fit compliment sur une épître qu’il venait de lire, où il célébrait les charmes du naturel. M. de St. Hubert adressa a l’instant ce quatrain à l’aimable poète :

Le naturel que je mets dans mes vers,
De ce canton m’attire le suffrage ;
Je suis le Bernis du village
Et vous celui de l’univers.

J’ai encore un autre souvenir à attacher à cette retraite.

Là, Vanière inspiré, par des accords touchants,
Célébra la vertu qui règne dans les champs,
Dépeignit les jardins, les eaux et la verdure,

Et les fleurs, de la terre admirable parure :
Chanta ces bois si frais, ces bosquets élégans,
Ces légers batelets sur les ondes vogans,
Et ces charmans oiseaux, ces colombes fidèles
Que l’Amour aux amans destine pour modèles.

Je laissai ainsi sur les mêmes bords et au bas de la même colline, le joli bourg de Cintegabelle, qui fut le quartier-général de notre petite armée, trop peu disciplinée, mais très dévouée et très brave. [17]Auguste de Labouisse Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, p. 16 sqq., Achille Désauges Libraire, Paris, 1832.

« Quels objets ! Est-il possible que je sois peut-être le seul en ce moment qui s’en occupe ? » dit François Joachim de Pierre de Bernis dans ses Réflexions sur le goût de la campagne à propos du spectacle de la « simple nature ». « Le silence des bois, la fraîcheur d’un beau jour, Plaisent plus à mes yeux que l’or des galeries D’une tumultueuse cour, dit-il encore dans son Temple du Plaisir. Il appert des témoignages du temps que Francois Joachim de Pierre de Bernis n’était pas vraiment seul à s’occuper des objets de la « simple nature », et qu’au moins au château du Secourieu, la « simple nature » dont-il parle devait beaucoup à l’admirable art des jardins qui est celui du XVIIIe siècle. C’est là toute l’ambiguïté de l’expérience esthétique et poétique que l’abbé, puis le prélat a goûté et chanté suite à ses visites au château du Secourieu.

 

Ci-dessus : dans le parc du château du Secourieu, le grand bassin.

 

Ci-dessus : portrait commandé en 1777 à Antoine François Callet 1741-1823) par François Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, pour son ambassade de Rome ; source : Walters Art Museum.

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Notes

1 Dorothée Etiennette de Riquet de Bonrepos, épouse de Jean Louis Augustin Emmanuel de Cambon, premier président au parlement de Toulouse, membre de l’académie des Jeux Floraux. Elle fut guillotinée le 8 thermidor an II, i. e. le 27 juillet 1794.
2 Antoinette Adrienne de Rabaudy, épouse d’Henri Joseph de Cassan de Glatens, conseiller au parlement de Toulouse. Elle fut guillotinée en 1794.
3 Mlle de Variclery, épouse de Christophe Suzanne de Lamothe, conseiller au parlement de Toulouse, mainteneur des Jeux Floraux. Marie Joseph de Lamothe, un de leurs fils, fut guillotiné en 1794.
4 Louis Gaspard de Sales, marquis de Gudannes, dit « Le roi des Pyrénées » ; mort dans les prisons toulousaines en 1794.
5 Jean Dubarry fut guillotiné en 1794.
6 Louis Guillaume Antoine de Mengaud de Lahage, marié à Marie Thérèse Joséphine de Sales de Gudanes ; mort des suites de son emprisonnement, en 1794.
7 Paul de Castéras, La Société Toulousaine à la fin du dix-huitième siècle – L’ancien Régime et la Révolution, vol I, Edouard Privat, Toulouse, 1891.
8 Étienne Léon baron de Lamonthe Langon et Alexandre du Mège, Biographie toulousaine, tome I, pp. 369-370, L.G. Michaud Imprimeur-Libraire, Paris, 1823.
9 Cf. La dormeuse, encore : Soeur Annette et Frère Lubin, ou un couple d’amoureux en l’an IV.
10 Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre; essai sur les rapports de la littérature et des moeurs, p. 179, Paris, 1907.
11 Allusion à la grosse et fraîche fleuriste nommée Babette qui tenait à Paris, porte de l’Opéra, une boutique très courue en 1742-1743.
12 Jean IV de Rességuier (1683-1735), fils de Jean III de Rességuier (1646-1704), seigneur de Miremont, président du parlement de Toulouse, et de Dorothée de Caulet ; père de François de Rességuier, marquis de Miremont
13 Philippe Vincent Poitevin-Peitavi, Mémoire pour servir à l’histoire des Jeux floraux, Volume 1, p. 350, M.J. Dallès, 1815.
14 François Joachim de Pierre de Bernis, Réflexions sur le goût de la campagne, in Oeuvres de François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, tome 2, p. 93 sqq., Dabo, Tremblay, Feret et Gayet, Paris, 1819.
15 Gustave Lanson (1857-1934), L’art de la phrase, chap. XIV, « La phrase musicale de Jeau Jacques Rousseau. La phrase pittoresque de Bernardin de Saint-Pierre », p. 195 sqq., Librairie des Annales politiques et littéraires, Paris, 1909.
16 François Joachim de Pierre de Bernis, Le Temple du Plaisir, in Oeuvres du cardinal de Bernis,… : collationnées sur les textes des premières éd. et classées dans un ordre plus méthodique, p. 403, N. Delangle, Paris, 1825.
17 Auguste de Labouisse Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, p. 16 sqq., Achille Désauges Libraire, Paris, 1832.