Le Jean Petit Cardaine de la Grande Jacquerie de 1358 est-il le Jean Petit du sac mirapicien de 1362-1363 ?

 

Ci-dessus : lettre de Charles de France, futur Charles V, régent du royaume en l’absence de son père Jean le Bon, qui est alors prisonnier des Anglais ; source : Denis François Secousse, Mémoires pour servir à l’histoire de Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre et comte d’Evreux, volume 2 : Recueil de pièces servant de preuves, p. 79, chez Durand, 1755.

Toujours à la recherche du Jean Petit qui saccagea Mirepoix en 1362-1363, je me suis intéressée à un certain Jean Petit Cardaine, ou Cardayne, qui a participé en Beauvaisis à la Grande Jacquerie de 1358.

Après la bataille de Poitiers (1356), qui signe la défaite de Jean le Bon contre les Anglais, les affaires du royaume commencèrent à prendre une fâcheuse tournure ; l’État fut en proie à l’anarchie ; les brigands se répandirent par tout le royaume. Les nobles, redoublant de haine et de mépris envers les vilains, se mirent à faire bon marché des intérêts de la Couronne et de ceux de leurs vassaux : ils pillaient et opprimaient leurs hommes et en général les gens de campagne; ils laissaient le pays exposé sans défense aux attaques des ennemis ; ils le foulaient eux-mêmes et y exerçaient des rapines et des brigandages, sans que le régent fît semblant d’y prendre garde. [1]Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie d’après des documents inédits, p. 38, Honoré Champion Libraire, 1894.

En mars 1358, soit deux ans après la bataille de Poitiers (1356), qui signe la défaite de Jean le Bon, les paysans, et une partie de la bourgeoisie aussi, se soulèvent en Picardie contre les seigneurs, qui se proposent de les pressurer encore davantage pour réparer les châteaux, conformément à l’ordonnance dite de Compiègne, enjoignant aux nobles, le 14 mai, de mettre leurs châteaux en état de défense.

Des troupes de brigands, cantonnés dans des forteresses, ravageoient le plat pays. Les divisions intestines, qui régnoient dans le royaume, empêchoient qu’on ne se réunît pour les en déloger. Ils couroient donc impunément dans les campagnes, pilloient les villages, y mettoient le feu, et faisaient les habitans prisonniers. Les paysans, qui, par eux-mêmes, n’étoient pas en état de leur résister, se voyant abandonnés par leurs seigneurs, qui naturellement auroient dû les défendre, entrèrent en fureur, & se vengèrent sur eux des maux qu’ils souffraient. [2]Denis François Secousse, Mémoires pour servir à l’histoire de Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre et comte d’Evreux, volume 1, p. 22, chez Durand, 1755.

Et ces mescheans gens assemblés, sans chiés et sanz armeures, rouboient et ardoient tout et occioient tous gentilz hommes que il trouvoient, et efforçoient toutes dames et pucelles, sans pité et sans merci, ensi comme chiens esragiés, dit Froissart dans ses Grandes Chroniques.

 

Ci-dessus : château incendié par les Jacques en 1358 en Beauvaisis.

Mêlés de mercenaires remerciés sans solde par les Anglais, le roi de Navarre ou le comte de Foix, ou recrutés en sous-main par Etienne Marcel, le maire de Paris, qui entendait faire prévaloir contre l’incurie du régent les droit des états et celui des députés y afférants, les Jacques se trouvent dotés alors d’un capitaine nommé Guillaume Callet, ou Calle, ou Carle, ou Karle, surnommé par ailleurs Jacques Bonhomme, natif de Mello, près de Montataire, dans l’Oise. Nonobstant les efforts que celui-ci déploie pour modérer leurs fureurs, ils causent dans la province, comme on dit alors, de grands « effrois ». C’est dans cette jacquerie qu’on repère en juillet 1358 la silhouette criminelle de Jean Petit Cardaine.

Trois mille Jacques [3]Jacques : du nom de la blouse portée par les paysans, dite la « jacque ». venaient de détruire le château de Poix ; ils marchaient sur Aumale [Aubbemalle, chez Denis François Secousse], et ils étaient arrivés à quelque distance de Lignières [Limers, chez Denis François Secousse], lorsqu’ils rencontrèrent cent vingt hommes d’armes normands et picards, commandés par messire Guillaume de Picquigny. Celui-ci s’étant présenté, avant le combat, pour parlementer, au moment où il parlait à ses ennemis, un des Jacques, nommé Jean Petit Cardaine, le tua par trahison. Les gens d’armes de Guillaume, indignés de cette violation du droit des gens, se jetèrent sur les Jacques, qui furent défaits, et dont plus de deux mille restèrent sur le champ de bataille.

Toutefois, le meurtrier de Guillaume de Picquigny, Jean Petit Cardaine, réussit à échapper au désastre. Accompagné d’un autre Jacque, nommé Jacquet de Fransures, il se rendit à Contre, en Beauvaisis, dans l’intention de mettre à mort et de piller Golart d’Estrées, gardien de la haute justice pour l’abbaye du Pré, sise en ce lieu ; mais, ayant trouvé des préparatifs de défense plus forts qu’ils ne s’y attendaient, les deux bandits se retirèrent, sans avoir rien fait. Aussitôt qu’il eut nouvelle de leur présence, Golart d’Estrées se mit à leur poursuite : Jean Petit Cardaine parvint à se cacher dans les bois ; quant à Jacquet de Fransures, il fut pris et mis en prison. Tandis qu’on battait les bois pour découvrir son compagnon, il « s’estrangla de la corde dont il estoit liez par les espaules et se meurtri en désespérance ». [4]Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie d’après des documents inédits, pp. 72-73, Honoré Champion Libraire, 1894.

Le 9 juin 1358, les Jacques sont écrasés par les hommes de Charles le Mauvais, roi de Navarre, à la bataille de Mello. Réfugié à Clermont-en-Beauvaisis, Guillaume Carle, leur capitaine est livré à Charles le Mauvais par les bourgeois de la ville et décapité en place de grève.

 

Ci-dessus : Edouard Vaumort (?-1886), Guillaume, Jean Baptiste Amédée (1822-1893), graveur, Défaite de la Grande Jacquerie à Mollo, in Henri Martin, Histoire de France populaire, Paris, Furne-Jouvet, s. d.))

Le 31 juillet 1358, Etienne Marcel est massacré à Paris par la foule, qui, à l’instigation de la majorité bourgeoise, l’accuse d’avoir voulu vendre la ville au roi de Navarre, par là aux Anglais.

Et Jean Petit Cardaine, qui s’est « enfouy ès boys », près de Lignères ? Il a disparu.

Mon hypothèse est que, repéré par Charles le Mauvais, qui avait l’oeil sur les hommes utiles, il a pu devenir un « soudoyer » de ce dernier, i. e. entrer dans la mouvance de ces troupes mercenaires qui ont accompagné la carrière zigzagante du roi de Navarre.

Le rôle que Charles le Mauvais a joué dans la jacquerie de 1358, comme celui d’Etienne Marcel, demeure éminemment contradictoire. Ce que dit Siméon Luce du rôle d’Etienne Marcel vaut mutatis mutandis pour celui du roi de Navarre.

Car, il faut bien le dire, et ce n’est pas là assurément le fait le moins étrange que présente la vie du fameux prévôt, à peine le roi de Navarre venait-il d’éteindre dans le sang de ses auteurs l’incendie allumé par les Jacques, que l’on vit Etienne Marcel, qui les appuyait naguère, qui peut-être les avait entraînés à la révolte, contracter la plus étroite alliance avec leur exterminateur. Mais rendra-t-on Marcel responsable de ce revirement trop rapide? Lui reprochera-t-on l’abandon volontaire de ses premiers alliés ? N’est-il pas plus équitable de voir dans ce changement de cause et de sympathies une de ces nécessités d’État, un de ces expédients politiques auxquels les chefs de parti et les révolutionnaires ont été et seront toujours condamnés?

Triste et trop ordinaire exemple des suites funestes qu’entraîne après elle une politique violente et révolutionnaire ! A l’homme d’État, qui s’est une fois aban- donné à cette furie, il ne reste plus même le choix des expédients. A peine est-il sorti d’une aventure, qu’il lui faut se jeter dans une aventure nouvelle, dût-il ainsi se contredire lui-même delà façon la plus honteuse. Encore si l’homme d’État révolutionnaire était soutenu, au miieu de ces tergiversations, toujours humiliantes, souvent criminelles, par l’espoir du succès ! Mais le plus souvent, hélas! avant de se précipiter dans l’abîme, il a laissé, comme les damnés de Dante, sur le bord du gouffre, toute espérance. [5]Siméon Luce, Histoire de la jacquerie : d’après des documents inédits, p. 120.

En 1354, Charles le Mauvais, qui a conclu avec le duc de Lancastre un pacte prévoyant le démembrement de la France et lui réservant la Normandie, la Champagne, la Brie, le Languedoc et quelques autres fiefs, est arrêté et fait prisonnier par Jean le Bon. La colère des Anglais, des barons normands et des Navarrais qui le soutiennent, est grande. Après la défaite de Jean le Bon à Poitiers et son emprisonnement en Angleterre, les Etats de Normandie obtiennent du régent la libération de Charles le Mauvais et militent pour son accession au trône de France. En 1357, ils organisent à cette fin un coup de main, assumé en façade par les frères Picquigny, affidés notoires du roi de Navarre. Charles le Mauvais, qui avait initialement intérêt à soutenir la révolte des Jacques, se retourne stratégiquement contre ces derniers à partir de l’assassinat de Guillaume de Picquigny, moins sans doute par reconnaissance pour un membre de la famille qui l’a fait libérer, que par souci de se ménager l’appui des nobles et de la grande bourgeoisie parisienne, seuls capables de favoriser l’accession au trône qu’il convoite. Il n’en demeure pas moins soucieux de « soudoyer » parmi les Jacques les hommes dont il a remarqué les compétences et dont, indépendamment des engagements qui ont été antérieurement les leurs, il compte user dans ses combats ultérieurs.

Il n’est donc pas impossible qu’après s’être mis quelque temps au vert, Jean Petit Cardaine ait trouvé à s’engager dans les troupes stipendiées par le roi de Navarre et par le comte de Foix – auquel Charles le Mauvais a marié sa soeur Agnès -, qu’il ait suivi le mouvement de ces troupes composites, et qu’après être descendu en Bourgogne, puis dans la vallée du Rhône, puis à Montpellier et à Carcassonne, il soit arrivé, venant de Limoux, à Mirepoix en 1362…

Voilà où j’en suis, ce jour, dans mes recherches sur le mystérieux Jean Petit qui a sévi dans notre cité en 1362-1363.

Notes

1 Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie d’après des documents inédits, p. 38, Honoré Champion Libraire, 1894.
2 Denis François Secousse, Mémoires pour servir à l’histoire de Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre et comte d’Evreux, volume 1, p. 22, chez Durand, 1755.
3 Jacques : du nom de la blouse portée par les paysans, dite la « jacque ».
4 Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie d’après des documents inédits, pp. 72-73, Honoré Champion Libraire, 1894.
5 Siméon Luce, Histoire de la jacquerie : d’après des documents inédits, p. 120.

1 réflexion sur « Le Jean Petit Cardaine de la Grande Jacquerie de 1358 est-il le Jean Petit du sac mirapicien de 1362-1363 ? »

Les commentaires sont fermés.