Quand la photographie tend vers l’art pauvre – Du je ne sais quoi de la chose au presque rien du geste photographique – 4. Le bruit d’un coquillage au fond de la mer

 

Ci-dessus : statue engloutie, retrouvée dans les années 1990, lors des fouilles sous-marines du port d’Alexandrie ; photo : Franck Goddio.

J’assistais un jour à un cours sur le scepticisme antique. Il était question de Philopon. Perceptible comme le bruit d’un coquillage au fond de la mer, dit Philon du Dieu des philosophes et des théologiens, Dieu qui nous demeure inconnaissable, puisque nous ne saurions, avec nos faibles moyens, ni le concevoir ni le percevoir.

La formule m’a frappée, je l’ai retenue, je la cite volontiers. Elle dit de Dieu quelque chose qui dépasse l’entendement et qui se peut pourtant. Dieu demeure perceptible là même où nous ne percevons rien. Il jouit de la sorte du pouvoir d’éveiller en nous une résonance secrète, par là de se faire entendre abyssalement. φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ, la nature, dit Héraclite [1]Héraclite, fragment 123, aime à se cacher. Dieu, aussi. Dieu nourrit dans l’abyssalité de son bruit le miracle toujours renouvelé de la Grâce.

Perceptible comme le bruit d’un coquillage au fond de la mer. Je cite souvent cette formule, dans un autre contexte, pour ce qu’elle dit de l’essence de la manifestation.

 

Ci-dessus : dans un jardin, au fond d’une vasque.

L’essentiel, dans la manifestation, aime à se cacher. Je m’en étonne après coup, chaque fois que je prends des photos. Ce qui se montre et par là tend à devenir visible, ce n’est pas tellement ce que j’ai vu lorsque je clique sur le bouton de l’appareil photo, mais bien plutôt ce que je n’ai pas vu, ou encore ce dont je n’ai rien vu. Or ce qui se donne ainsi à voir sans que je l’aie vu au moment du clic, était cependant perceptible comme le bruit d’un coquillage au fond de la mer, puisque, en vertu de quelque impulsion obscure, qui vaut ici réponse au bruit de l’invu, le geste m’est venu, avant que je ne le décide, de presser le bouton de l’appareil photo. Je saurai ensuite pourquoi j’ai pressé ce bouton, mais seulement ensuite, au vu de ce que l’image m’aura montré. Je reconnaîtrai alors ce qui faisait bruit pour moi. Au fond de l’eau, il y avait effectivement quelque chose qui bruissait, quelque chose de perceptible que je n’avais pas perçu, et qui cependant, dans le secret de l’intime, pour moi résonnait déjà. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé, dit Pascal à la suite de Saint Augustin. Il en va du bruit d’un coquillage au fond de la mer comme du bruit de Dieu dans la Création.

A propos d’une image photographique, on parle couramment d’une épreuve. Cependant qu’il dénomme l’image, le mot désigne aussi l’expérience dont l’image constitue le fruit. Ce qui s’éprouve dans l’expérience de la photographie, c’est le phénomène, essentiel et principal, de la manifestation comme révélation. Toute manifestation se déploie sur le mode de la révélation, dans la mesure où elle requiert en nous le préalable d’une attente obscure, laquelle, justement parce qu’elle demeure indifféremment remplissable, se porte chaque fois par avance au devant de cela même qui, sans qu’elle le sache encore, fait ici et maintenant l’objet de sa propre visée. Du perceptible au préalable de l’attente, il y a ainsi une sorte de catena aurea, de chaîne d’or, qui relie le possible de la manifestation à celui de la révélation, augurant de la sorte la circularité de la relation que celles-ci entretiennent dans le secret de l’expérience photographique, et plus généralement dans le secret de nos vies. Ce qui s’éprouve dans la photographie, c’est en somme la « ténébreuse et profonde unité » du champ dans lequel elle s’exerce, ou, plus originairement encore la « ténébreuse et profonde unité » du champ dans lequel nous évoluons tous ; la « ténébreuse et profonde unité » du cercle herméneutique.

 

 

 

Ci-dessus : dans le miroir.

Le décisif, observe le philosophe, n’est pas de s’extraire du cercle, mais d’y entrer de la bonne manière [2]Martin Heidegger, Sein und Zeit, §34..

Comme tout passionné de photographie, je cherche en quoi consiste cette bonne manière. Je rêve d’images natives, d’images sauvages, qui rendent le bruit du coquillage au fond de la mer. L’idée m’est venue qu’il faut ici se détourner du sujet riche, s’interdire le regard du maître et possesseur du monde visible, pour laisser venir ce rien d’étant – et cependant étant – qui bruit, dit le philosophe, « au fond de la mer », mais qui bruit aussi là tout près, même si, tout près justement, le désert gagne, du fait de l’habitude, qui rend inattentif, aveugle et sourd. Je cherche ainsi à cultiver des photos pauvres, dans lesquelles quelque chose d’ordinaire se donne à voir en vertu seulement de sa manifesteté propre, par là se pare d’une aura jusqu’alors invue, se met à bruire d’une façon qui s’entend soudain. La révélation toutefois ne se commande pas. Il y faut l’attente, mais, même si Aristote présume que « nul ne manquerait une porte » [3]Aristote, Métaphysique, α, 993 b 5, la révélation a son moment, elle vient quand elle veut.

 

 

 

Ci-dessus : images de hasard.

Il arrive même qu’en vertu de la précédente dont elle jouit sur l’oeil, la main photographie, au hasard des couleurs et des formes en naissance, le simple bougé de l’univers, qui fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien.

 

Ci-dessus : Evgen Bavcar, Passage de la comète Hale-Bopp, 1997.

Le plus bel exemple de bruit dans la photographie, je le trouve chez Evgen Bavcar, connu pour être le photographe aveugle. L’homme a perdu la vue durant son enfance. Il doit à sa cécité de nourrir une attente nocturne, patiente, profonde, et comme sans cadre, qui le rend plus attentif au bruit de l’être, d’où plus apte à la résonance. La photo reproduite ci-dessus date du printemps 1997. Elle montre, au-dessus du village natal d’Evgen Bavcar en Slovénie, le passage de la comète Hale-Bopp. Le photographe fournit ici, du profond de sa cécité, un témoignage admirable de ce qui est perceptible comme le bruit d’un coquillage au fond de la mer : la rotation de la terre, le ciel qui avec elle s’emporte, ainsi que les étoiles de la constellation de Persée, et l’aura dont se pare le moment de la comète, i. e. celui de la révélation attendue.

A lire aussi :
Au royaume de l’invu
La dormeuse, la rivière, la berlue
Le monde sauvage 5

Notes

1 Héraclite, fragment 123
2 Martin Heidegger, Sein und Zeit, §34.
3 Aristote, Métaphysique, α, 993 b 5