La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

La dormeuse, la rivière, la berlue

Dis-moi qui tu hantes… Je hante à nouveau les bords du Douctouyre. C’est ma rivière, celle de l’enfance et du bel été. J’ai rendez-vous avec elle chaque année. J’y vais tous les jours. La saison est courte. Je nage, j’observe, je rêve, je dors. Ai-je été lézard ou poisson dans une autre vie ? Je prends beaucoup de photos aussi. La photo aiguise la vue. Elle découvre l’invu. La réalité tourne vers nous un visage plus riche et plus nombreux qu’il n’y paraît en passant. Il suffit d’être là et d’attendre. Des choses alors vous apparaissent, des êtres sortent de l’ombre, des histoires se jouent. J’appelle ces êtres surgis de l’invu, les Minuscules, parce qu’ils naissent d’une simple variation d’échelle. Rien de chimérique dans ce peuple-là. La photographie prouve son existence.  

C’est ainsi que, le jour de mon arrivée, j’ai rencontré une fleur unique au monde. J’ai cru de loin qu’il s’agissait d’un iris sauvage. Mais on n’en voit plus depuis des années. J’ai traversé l’eau pour voir de plus près.  

Cherchez bien sur la première image. Vous y verrez la fleur, poussée parmi les herbes, sur la tête du taureau qui s’abreuve dans la rivière. C’est une fleur née du hasard, et du film plastique qui sert à réchauffer les semis de fraises. Je n’ai pas eu l’indélicatesse de la cueillir. La rivière a ses parures, qu’elle choisit sans nous consulter. Toutes les fleurs ont le droit de persévérer dans leur être de fleur.

Je me rassieds sur les cailloux de la rive et je regarde une pierre qui se mire dans l’eau. Son double bientôt se change en poisson. Que vient faire ici cet habitué des grandes profondeurs ? Il n’y a pas beaucoup d’eau, en ce moment, dans ma belle rivière.

La pierre et le poisson, et moi qui les regarde, nous ne sommes pas seuls. Je sens des présences dans les arbres.

Il y un indigène, couronné de paille, qui nous surveille. A moins qu’il ne s’agisse de Robinson, ou encore d’un conquistador. Je le dis au vu de son élégante coiffure.

Il y a aussi un drôle de petit fantôme blanc, posté dans la pénombre, au bord de la crique. Vu dans l’eau, avec son air d’ectoplasme, il ressemble à la chose inquiétante qui flotte au pied des Ambassadeurs de Holbein.

Qu’est-ce ici que la ressemblance, sinon la secrète gémination qui précède à l’avénement du possible ? "L’être est et se dit de multiples façons". Ainsi parle Aristote, dit le Stagirite.

Hommes de paille, soldats de bois, demeurent au bord de l’eau les témoins de batailles dont je ne sais rien. Le monde sauvage a lui aussi ses Lépante, ses Trafalgar et autres Waterloo.

Un cheval esseulé se désaltère au tournant du ru. Un pendu se balance au bout d’une corde.

Une galère aux voiles disparues me représente la Marquise, dans laquelle Miguel de Cervantes  Saavedra s’embarqua, et le grand théâtre de la guerre, dont ce fier soldat revint manchot. De sa main valide – la droite -, après un long séjour dans les prisons d’Alger, qui étaient appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels l’on n’est jamais importuné du soleil, le manchot de Lépante écrivit un jour Don Quichotte.

Je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure ? 1 

Mais l’histoire va trop vite. Déjà, ce fils sec et maigre, ce fantasque, plein de pensées étranges, redevient, à mes yeux, oiseau, poisson, qui sait ?

S’il est vrai que la nature aime la guerre, il est vrai aussi que le vif , de façon qui crève les yeux, l’emporte toujours sur le mort. J’ai rencontré, au bord d’un trou d’eau – qu’on nomme ici gouffre, ou gourg – une nurserie de grenouilles.

Le vif, disais-je, le vif, le vert, le palpitant, l’humide, là, grouille et croît, puis s’égaye au soleil. De ses petits yeux qui roulent, cachée dans l’herbe haute, la reine verte scrute invisiblement l’horizon comestible. Un souffle, une ombre, un rien, un clic de l’APN que j’arme : grenouille de sauter dans les ondes, grenouille de rentrer en sa grotte profonde. Remarquez qu’au temps de La Fontaine, la grotte de la grenouille pouvait se dire "profonde". Aujourd’hui elle ne le peut plus. Voyez le bain dans lequel la reine verte croit se rendre invisible. Mais peut-être y a-t-il là façon de grotte pour cette reine, – une fois le bain rapporté à Sa royale échelle ?

L’homme, dit Protagoras, est "mesure de toutes choses". Il faut l’entendre dans les deux sens, surtout dans l’autre ! La montagne, la mer, la forêt, le ruisseau, et aussi la grenouille, mesurent à l’homme une place, en un lieu, en un monde qu’ils lui ouvrent de façon partagée ; l’homme, quant à lui,  s’y mesure, ou bien s’y démesure. On en revient aux questions d’échelle, ou, plus originairement, à la question du réel comme règne du passé, du présent, du futur, du possible et de l’imaginaire confondus, partant,  à la question de l’Un comme impossible d’échelle.

Au soleil couchant, alors que je cheminais au bord de l’eau dans le sens du retour, j’ai remarqué une ferraille, roulée sur la plage par les flots de l’hiver. Je me suis approchée. C’était une chaise de poupée, en fonte gracieusement ouvragée. Si j’eusse appartenu au peuple des Minuscules, ou comme Alice au pays des merveilles, j’eus cédé à l’envie de m’asseoir sur la chaise. On voit mieux et l’on redevient petit lorsqu’on perd l’échelle. Mais je me suis souvenu que j’ai grandi (il faut le dire vite ; l’échelle est ici à mon avantage)) et que les fourneaux du soir m’attendaient. Je me suis remise d’échelle, bien quarrée sur la planète ronde, j’ai ramassé la petite chaise, je l’ai mise dans mon panier, et je m’en suis allée.    

A lire aussi :

La dormeuse : Elisée Reclus – Histoire d’un ruisseau
La dormeuse : Mon ruisseau
La dormeuse : Kenneth Grahame – Le Vent dans les Saules
La dormeuse blogue : Tout paysage est une expérience onirique
La dormeuse blogue : Le monde sauvage 5

 

Notes:

  1. Cervantes, Don Quichotte,  Prologue, 1605-1615, trad. Louis Viardot ↩︎

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1 commentaires au sujet de « La dormeuse, la rivière, la berlue »

  1. Martine Rouche

    Tout ton monde poétique, aquatique, estival, et tant d’autres adjectifs encore, « in a nutshell  » !!
    Vive le monde des Minuscules, c’est un enchantement !

    Alors, la berlue : au XIIIe siècle, c’est une fable, un discours merveilleux et trompeur. Tu as la berlue ? Nous avons la berlue ?
    Au XVIe siècle, c’est un terme médical désignant un trouble de la vue déformant la réalité ou faisant percevoir des objets imaginaires.(selon Alain Rey) Riche trouble qui donne à voir plus qu’il n’y a, comme dans l’anamorphose et l’analogie …
    Pourquoi poursuivre mon comment : tout est dans ton post ! Je suis émerveillée et désespérée !

    Je tente un petit plus : Cervantès fut racheté des mains des Barbaresques par des Trinitaires, dont nous avons tant de souvenirs historiques, archéologiques et artistiques à Mirepoix … Je ne pouvais pas résister !