A Mirepoix – La ville photographiée : mémoire vagabonde (2)

 

A photographier ainsi au hasard, j’allais dire de façon idiote, j’ai réalisé bientôt que je me contentais de regarder la ville comme un décor de théâtre, un décor de vieilles façades dont au fond je ne savais rien. — Derrière la montagne, qu’est-ce qu’il y a ? demande bientôt le petit enfant. Il en va de même pour qui marche dans Mirepoix. — Derrière les façades de Mirepoix, qu’est-ce qu’il y a ?

 

Ci-dessus : représentant le Minotaure, motif central du labyrinthe installé sur le sol de la chapelle Sainte Agathe, à la cathédrale.

 

Ci-dessus : putto figuré sur l’un des chapiteaux de l’escalier intérieur qui relie le palais épiscopal à la cathédrale.

 

Ci-dessus : détail de la fontaine à mascarons de l’ancien cloître des Trinitaires.

J’ai d’abord cherché à voir trois beaux restes du vieux Mirepoix, qui, connus ou méconnus, demeurent enclos dans des lieux inaccessibles au public. J’ai vu ainsi le labyrinthe, découvert en 1952 à la cathédrale, sous le plancher de la chapelle Sainte-Agathe, jamais proposé à la visite publique depuis lors. J’ai vu ainsi l’escalier Renaissance, orné de putti florissants, qui reliait invisiblement, au XVIe siècle, le palais épiscopal à la cathédrale, i. e. l’appartement de Monseigneur de Lévis à la chapelle Sainte Agathe, qui était sa chapelle privée. J’ai vu ainsi l’extraordinaire fontaine à mascarons située au centre d’un jardin privé, vestige probable de celui des Trinitaires, qui avaient là, avant la Révolution, leur couvent et leur cloître.

 

Ci-dessus : façade de la l’ancienne maison Baillé, rue Maréchal Clauzel.

 

Ci-dessus : façade de l’ancienne maison Gorguos, cours Chabaud.

Je n’ai pas manqué non plus de photographier la maison Baillé, maison d’enfance de Frédéric Soulié [1]Cf. La dormeuse blogue : A la recherche de la maison d’enfance de Frédéric Soulié., Ariégeois mal-aimé [2]Cf. La dormeuse blogue 2 : Frédéric Soulié, Ariégeois mal-aimé, Ariégeois quand même. auquel j’ai voué un travail de recherche que je ne suis pas près de conclure, ni celle de son neveu, Louis Marie Melchior Casimir Gorguos, élevée de façon très significative, en 1869, sur le bord encore vierge de la promenade de La Roque (aujourd’hui cours Chabaud), en face de la maison Baillé, dont elle relève l’héritage en même temps qu’elle en fait oublier la sinistre décadence [3]Cf. La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – Moulon de… la porte d’Aval, rue Courlanel, le Grand Couvert, place Saint Maurice et grande place – n°215 à 231..

 

Ci-dessus : à la mairie, fenêtre intérieure de l’ancienne salle des archives.

J’ai voulu par la suite en savoir davantage sur d’autres façades, inconnues des guides touristiques, et sur les histoires plus obscures que ces façades recèlent. J’ai commencé alors un long travail de recherche aux archives, j’ai potassé le compoix [4]Cf. La dormeuse blogue 3 : Compoix, coumpés sur Etymologie-occitane.fr. de 1766, et c’est à partir de ce travail que je me suis mise à déambuler partout dans Mirepoix afin de photographier ce qui reste de la ville ancienne sous le couvert de son apparence actuelle.

 

Ci-dessus : à la mairie, escalier qui descend de l’ancienne salle des archives.

 

Ci-dessus : vue de la rue Maréchal Clauzel le matin, d’ouest en est.

 

Ci-dessus : vue de la rue Monseigneur de Cambon au couchant, d’est en ouest.

Je me suis heurtée là, cette fois, à la difficulté de photographier des façades dans des rues étroites et sombres, spécialement celles qui sont orientées est-ouest, d’où visitées par la flèche du soleil, bas située sur le plan de l’écliptique, seulement à l’heure du levant et à celle du couchant. On obtient là des photos noires, forcément prises de biais. Et quand les maisons sont hautes, comment faire pour avoir la façade entière et un bout de ciel en plus, qui donne un peu de lumière ? Du coup, réduisant le champ de ma visée photographique, je me suis contentée parfois d’enregistrer ce que je voyais par des portes ou par des fenêtres ouvertes, et, d’aventure aussi, ce que j’entrevoyais par le trou des serrures. L’occasion fait le larron. Mais ce que j’ai entrevu ainsi par le trou des serrures n’a point voulu paraître jamais sur mes clichés, de telle sorte que ceux-ci ne donnent rien à voir de cela même dont cependant ils témoignent. Il y a ainsi dans certaines images quelque chose qui, échappant au possible du devenir-visible, ménage au sein du visible même, la part d’ombre dont celui-ci a besoin pour paraître lumière, i. e. la part de l’invu. Je m’intéresse tout particulièrement à de telles images, dont le sens n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans ce qu’elles ne montrent sans le donner physicaliter à voir.

 

 

J’ai passé ainsi beaucoup de temps à tenter de photographier des lieux auxquels, presque toujours, une histoire demeure invisiblement attachée. Tout l’enjeu de la photo, dans ce cas, c’est de donner à voir ce qui ne saute pas aux yeux, voire même de donner à voir ce qui materialiter ne se voit plus. Il en va de ce type de photos comme de ces pays dont le poète dit que, faute de « légende », « ils seront condamnés à mourir de froid » [5]Patrice de La Tour du Pin, in La Quête de Joie, 1933.. Ce type de photo en effet ne va pas sans légende, car seule la dite légende fournit à l’oeil la direction de sens dont celui-ci a besoin pour atteindre dans le champ du visible ce que le visible réserve d’invu, i. e. pour voir apparaître dans ce champ les fantômes du passé, qui, comme j’ai pu l’éprouver quelquefois, ne meurent pas. Encore faut-il qu’il y ait quelqu’un qui entreprenne de les tirer du long sommeil des archives, puis de marcher à leur rencontre dans les lieux où ils retournent, une fois qu’on les a réveillés.

 

Ci-dessus : détail du plan 2 du compoix de 1766 ; Marion Marty logeait en 1800 au n°11 du plan/section C n°193, propriété de Pierre Aupin, dit le Paillard.

 

Ci-dessus : la maison aux deux grandes portes vertes est celle où logeait Marion Marty.

Voici par exemple l’une de ces photos pour mémoire, dont je sais qu’elle est d’apparence aveugle. Je l’ai prise, comme les autres, dans l’espoir qu’une fois pourvue de la légende qui l’éclaire, elle donne à sentir un peu de ce qui a été, de ce qui est toujours, et de ce qui sera, pour autant du moins qu’on en cultive la mémoire.

Le 3 germinal an IX (24 mars 1801), après avoir vendu son jupon à la marrane, sise elle aussi dans la maison Aupin, Marie Marty, dite Marionnasse, abandonne sa petite Magdeleine, née d’une semaine environ, et disparaît. J’ai raconté, à la lumière des archives, la triste vie de Marion Marty et des siens, dans Dossier Guillaume Sibra dit Jean d’Abail – 3. Quand le fils aîné est en prison… ; Dossier Guillaume Sibra dit Jean d’Abail – 5. Un homme disparaît ; Née le 26 ventôse an IX, elle a reçu le prénom de Magdeleine ; La bande à Dabail ; Autour de la bande à Dabail, quelques femmes oubliées ; Des nouvelles de Magdeleine Marty.

Voici maintenant, ci-dessous, quelques vues des maisons dans lesquelles Abraham Louis, dit « le Juif », marchand mercier, membre du comité de salut public jusqu’à la réaction thermidorienne, a vécu et travaillé entre 1792 et 1812. J’ai consacré plusieurs articles à ce personnage énigmatique et rassemblé l’ensemble de ces articles sous la rubrique Abraham Louis.

 

Ci-dessus, successivement : n°71 de la section C (aujourd’hui l’hôtel désaffecté, intitulé Le Montségur), ou, dans la topographie ancienne, n°21, 22 et 23 du plan 2, rue du grand faubourg d’Amont (aujourd’hui rue du Pont, dans le prolongement de la rue Victor Hugo), où Abraham Louis a loué boutique chez Campagne Frères, aubergistes, qui possédaient là « maison, grenier, grange, écuries, deux boutiques » ; n°71 de la section B, ou, dans l’ancienne topographie, du n°11 du plan 3, rue du Grand Faubourg d’Amont et promenade de la Porte d’Amont (aujourd’hui rue Victor Hugo et cours Louis Pons-Tande), où Abraham Louis a possédé « maison et jardin » ; n°100 de la section A, ou n°68 du plan 3, ancien style (aujourd’hui comme hier maison des consuls, sous le Grand Couvert), où Abraham Louis a loué boutique à Anne Rives, veuve Rives Lange [6]Cf. La dormeuse blogue 3 : Les adresses d’Abraham Louis à Mirepoix..

 

Ci-dessus : vue des deux façades de l’ancien café Pas, situé en au n°120 de la section C, ou au n°175-169 du plan 2, ancien style, café donnant à la fois sur la rue de la porte del Rumat (aujourd’hui rue des Pénitents Blancs) et sur la rue de Cambajou (aujourd’hui rue du Gouverneur Laprade).

 

Ci-dessus : vue du passage donnant aujourd’hui encore, rue du Gouverneur Laprade (autrefois rue de Cambajou), sur le jardin de l’ancien café Pas (aujourd’hui rue du Gouverneur Laprade), puis sur le couloir qui traverse l’ancien café et débouche rue des Pénitents Blancs (autrefois porte del Rumat).

Photographié ci-dessus, l’ancien café Pas a été de le théâtre de la violente dispute qui éclate le 21 germinal an III (10 avril 1795) entre « le juif Abraham Louis », marchand, membre du comité de surveillance de Mirepoix, et Guillaume Paul Benoît Malroc (1765-1830), fils de Guillaume Dominique Malroc de Lafage (maire de Mirepoix de 1791 à 1792).

Il fait froid encore en cet après-midi du 21 germinal an III (10 avril 1795), un feu brasille dans la cheminée, la plupart des clients prennent le café, d’autres sont occupés à jouer dans la salle de billard. Le citoyen Louis compte six cents livres en assignats à la citoyenne Pas, sur un buffet, à côté de la porte du jardin. Venant par la traverse de la rue de Cambajou (aujourd’hui rue Gouverneur Laprade), arrive Paul Malroc à ce moment-là.

Abraham Louis donne sa version de l’incident qui s’en suit :

Le citoyen Paul Malroc, fils de Guillaume, ayant entrouvert la porte du jardin pour entrer dans la salle, le vent qui soufflait aurait emporté les assignats qui étaient sur la table, sur quoi il [Abraham Louis] aurait invité le dit Malroc à fermer la porte, que ce dernier lui aurait répondu d’un ton de hauteur et de colère, disant qu’il [Paul Malroc] était surpris de ce qu’il [Abraham Louis] lui avait adressé la parole, ajoutant « tu es un foutre gueux, et un tas de foutus coquins qui avez signé pour arrêter et condamner ; il [Paul Malroc]a ajouté que s’ils étaient plusieurs comme lui [Paul Malroc], ils arracheraient les entrailles au comité ; à quoi ajoutant la menace il aurait porté le poing au visage et levé le bâton contre lui [Abraham Louis], déclarant, dont il [Abraham Louis] aurait été frappé si le citoyen Antoine Rivel ne s’était mis entre deux.

Paul Malroc donne ensuite sa propre version :

Etant entré dans le café du citoyen Pas par la porte du jardin à l’heure de deux de l’après-midi, il [Paul Malroc] a été insulté par le citoyen Louis dit le Juif, qui lui a dit ces mots avec un ton d’arrogance et d’impéritie qu’un terroriste seul du régime de Robespierre pourrait employer : que Foutre, vous fermez la porte ! Surpris avec raison de ces propos malhonnêtes, il lui a témoigné son indignation, en disant qu’il était étonné qu’il [Abraham Louis] lui adressait la parole après qu’il [Abraham Louis] l’avait poursuivi si cruellement ainsi que sa famille pendant tout le temps qu’il [Abraham Louis] avait resté en place. Le citoyen Louis, offusqué de cette réponse, s’est porté à le qualifier de jean foutre, lui a donné plusieurs autres épithètes de cette nature et courait sur lui pour le frapper après l’avoir préalablement provoqué, lorsque que le citoyen Antoine Rivel l[Louis Abraham]‘a saisi pour l’en empêcher. Il [Paul Malroc] a répondu à toutes ses invectives et provocations en disant que si tout le monde pensait comme lui [Paul Malroc], ils le [Abraham Louis] rappelleraient bientôt aux principes d’humanité et de justice qu’il [Abraham Louis] avait proscrits si longtemps. [7]Cf. La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – La traverse de l’ancien café Pas.

Je suis allée aussi à la rencontre du lieu où a vécu pendant la Révolution le jeune Guillaume Sibra, dit Jean Dabail, porté à quatorze ans sur la bouteille, lampiste de la Contre-Révolution, chef de bande, « assassin » du gendarme Rives, figure de la dissidence des gueux, condamné à vingt ans de fers, évadé en 1800 de la tour de Foix, disparu, jamais revu. J’ai consacré de nombreux articles à cet enfant de misère et rassemblé l’ensemble de ces articles sous la rubrique Dabail.

 

Ci-dessus : détail du plan 2 du compoix de 1766 ; Guillaume Sibra a logé pendant la Révolution au n° 187 de la section C, ou au n° 187 du plan 2 ancien style, dans le quartier de l’Ile, ou, comme on disait autrefois, dans le quartier de Lilo.

 

Ci-dessus : vue de l’étroit passage qui, à partir de l’ancienne promenade du Jeu du Mail, donne au fond, à droite, sur la pièce unique, au plafond aujourd’hui effondré, anciennement occupée par la famille Sibra.

 

Ci-dessus : vue du même passage aujourd’hui, toujours habité, avec sa lessive.

 

Ci-dessus : vue d’une autre lessive, photographiée dans le jardin de l’ancienne tannerie Rivel, toujours au quartier de Lilo.

 

Ci-dessus : autre lessive, photographiée un peu plus loin, dans le quartier du Meyrial.

 

Ci-dessus : encore une autre lessive, photographiée par un jour de brume, au bord du Countirou, cours du Jeu du Mail.

J’aime photographier les lessives. Elles disent le tissu de la vie. C’est celui de ma vie aussi. Je leur trouve une sorte de vertu morale. La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles, dit le poète, est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d’amour [8]Paul Verlaine, Sagesse, I, VIII.. La manie de photographier les lessives fait partie de ces petits riens qui m’ont reconduite peu à peu à la curiosité de la ville présente.

Et puis les archives de Mirepoix avaient été déménagées à Foix…

 

Ci-dessus : vue du dernier étage de la mairie, après le déménagement des archives.

A suivre : A Mirepoix – La ville photographiée : mémoire vagabonde (3)

4 réflexions sur « A Mirepoix – La ville photographiée : mémoire vagabonde (2) »

  1. Toujours aussi emballant ! Avec pour Claudine et moi, en valeur ajoutée, le souvenir du partage des sessions de travail si fructueuses aux archives municipales, lorsqu’elles étaient classées à la perfection et conservées sous les combles de l’ancienne maison Rabinel. Quel travail abattu ! Et heureusement !
    La petite salle est en l’état, désertée depuis ce funeste 4 juillet 2012 . Louis Pons – Tande est posé au sol. La corbeille à papiers n’a pas été vidée. La salle que tu montres sur ta dernière photo est maintenant un lumineux lieu de stockage des archives municipales dans les domaines administratif et financier. L’histoire de la ville, tant celle que nous avons eu le temps d’étudier et de faire connaître, chacune de nous à sa façon, que celle qui a échappé à notre attention, faute de temps, est partie pour Foix. L’ensemble de ces documents n’est toujours pas coté, ni classé, ni mis à disposition en salle de lecture. Il n’y a pas d’échéance prévue pour cela. Je suis partagée entre colère, tristesse et frustration. Excuse – moi pour ces lignes : je croyais avoir surmonté ce transfert, je m’aperçois qu’il n’en est rien.

  2. Moi aussi, j’ai éprouvé beaucoup de mélancolie au souvenir de nos bienheureux travaux de naguère. Il y a d’ailleurs plusieurs projets que j’ai abandonnés, faute de pouvoir les mener à bien dans les conditions actuelles.

  3. Amer constat de ce qui ne dure pas alors qu’on y a pris du plaisir ou de l’intérêt;
    changement ou évolution ne vont pas sans certains dégâts ou frustrations et le parcours de la dormeuse dans Mirepoix en est bien l’illustration.

  4. Amer constat plutôt de l’éloignement de ressources qui intéressent au premier chef les citoyens de Mirepoix et qui auraient dû rester à la disposition de ces derniers.

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