A propos de Jean Petit, chef de la bande de routiers qui saccagea Mirepoix en 1362-1363

 

Ci-dessus : Georges Conrad (1874- 1936), Les Grandes Compagnies, 1923.

En 1362, Gaston Phoebus, poursuivant une bande de routiers, parvient à en éloigner une partie de la seigneurie de Mirepoix ; malheureusement, le reste de la bande, commandé par Jean Petit et installé dans le château fort des Pujols qui lui sert de base d’opérations, occupe et rançonne Mirepoix en septembre octobre de cette même année [1]Cf. La dormeuse blogue 3 : Le Rumat à Mirepoix, qu’ès aquò ?. En se retirant, les routiers incendient toute la partie méridionale de notre cité jusqu’à la cathédrale, ainsi que les moulons situés à l’ouest dans le quartier de la maistrise, et le couvent cistercien de Notre Dame de Beaulieu, dont les religieuses s’échappent à grand peine. L’incendie détruit les couverts qu’il y avait probablement au sud de la grande place et la partie méridionale de ceux de l’ouest : beaucoup d’habitants s’enfuient vers la Catalogne, et ceux qui restent, ne représentant plus que 700 feux, se regroupent auprès de la cathédrale, qui, étant l’une des rares constructions en pierres, sera choisie par Roger Bernard de Lévis Ier, comme réduit suprême de la défense de la ville et aménagée avec ses dépendances en forteresse. On décide alors d’entourer de fossés et de remparts une partie des neuf moulons qui restent de l’ancienne ville…

J’emprunte ces lignes à Joseph Laurent Olive, dans Mirepoix en Languedoc et sa seigneurie (p. 65). Les événements rapportés ci-dessus se sont passés sous le règne de Jean le Bon (1319-1364), dans le chaos de la guerre de Cent Ans. En 1356, les Anglais remportent la bataille de Poitiers. Le roi Jean le Bon est capturé et fait prisonnier. Déjà ruiné, le pays doit rassembler une énorme rançon pour le libérer. Le désordre s’aggrave dans le royaume. En 1360, Jean le Bon, de retour en France, ne parvient pas à rétablir l’ordre. De grandes compagnies de routiers, mercenaires démobilisés, souvent anglais ou aascons, se sont constituées, qui pillent les provinces…

1. L’histoire et ses incertitudes

Avant nostre Joseph Laurent Olive, nombre d’historiens et chroniqueurs historiens mentionnent le sinistre épisode du passage de Jean Petit à Mirepoix. Ils balancent toutefois entre la date de 1362 et celle de 1363. Je relève ci-dessous quelques exemples :

  • En 1818, chez Aristide Guilbert in Histoire des villes de France
    Une troupe de maraudeurs s’était organisée sous les ordres d’un chef audacieux et entreprenant, nommé Jean Petit : ces redoutables pillards se jetèrent dans la ville, en 1363, et emportèrent tout ce qu’ils purent convertir en butin. Non contents de l’avoir dépouillée, ils y mirent le feu. Mais Mirepoix échappa en grande partie aux flammes. Ce fut à la suite de cette cruelle surprise que les habitants, pour se soustraire désormais à de semblables périls, creusèrent de larges fossés autour de la ville, et l’entourèrent de murailles, qui ne donnaient accès dans l’enceinte que par quatre portes.

  • En 1832, chez Auguste de Labouïsse-Rochefort in Voyage à Rennes-les-Bains
    Les sommes énormes et les provinces entières qu’il fallut livrer pour le rachat du roi Jean, produisirent un tel épuisement, qu’il ne fut plus possible d’acquitter la solde des gens de guerre, qui avaient été mis sur pied. Ces troupes n’étant pas payées, se débandèrent, et se mirent à courir et à piller diverses provinces, sous différents chefs qu’elles se choisirent. Un détachement de ces bandes, commandé par Jean Petit, séjourna dans les terres de Mirepoix , depuis 1359 jusqu’en 1363, époque à laquelle Gaston Phoebus, comte de Foix, fit un traité avec Petit, pour qu’il sortit du royaume ; ce qu’il exécuta. Mais à l’heure du départ, la ville fut pillée et incendiée par les brigands qu’il commandait. Dès qu’ils furent éloignés, soit que l’on craignit qu’ils revinsent plus tard sur leurs pas, ou qu’il en vint d’autres, on s’empressa d’entourer de fortes murailles, la partie de la ville qui avait le moins souffert. Il fut fait à ce mur quatre portes, une à chaque face, et quatre tours aux quatre angles, avec de larges fossés tout autour, pour en rendre l’approche plus difficile. Il existe encore des traces de ces belliqueuses précautions.

  • En 1838, chez Pierre Augustin Eusèbe Girault de Saint-Fargeau in Guide pittoresque du voyageur en France
    En 1363, cette ville fut pillée et incendiée par une troupe de maraudeurs commandés par un nommé Jean Petit. Quelque temps après, les habitants l’environnèrent de larges fossés et l’entourèrent de murailles, où l’on entrait par quatre portes.

  • En 1843, chez Philippe Le Bas in France: Dictionnaire Encyclopédique
    La ville de Mirepoix fut pillée et incendiée en 1363 par une troupe de maraudeurs commandés par un nommé Jean Petit. Quelque temps après, les habitants l’environnèrent de larges fossés et l’entourèrent de murailles.

  • En 1881, chez Victor Adolphe Malte-Brun in La France illustrée: géographie, histoire, administration
    On sait que la translation et la reconstruction de Mirepoix sur la rive gauche du Lers remontent au XIIIe siècle ; les accroissements de la nouvelle cité durent être considérables et rapides, puisque au siècle suivant, en 1318, nous la voyons dotée d’un éveché. Moins de cinquante ans plus tard, son opulence excite la cupidité d’une de ces bandes de pillards si puissamment organisées au Moyen Age, et qui, sous la conduite d’un chef audacieux, nommé Jean Petit, surprit la ville en 1363, enleva tout le butin susceptible d’être transporté, et laissa derrière elle en se retirant la dévastation et l’incendie.
    Les fossés et les remparts, dont quelques traces se distinguent encore, mais qui pour la plupart ont été convertis en magnifiques boulevards, datent de ce temps ; ces travaux de défense furent entrepris pour éviter le renouvellement de pareilles catastrophes.

  • En 1886, chez Henri Louis Duclos, in Histoire des Ariégeois
    En 1363, la ville est pillée et incendiée par une troupe de maraudeurs, commandée par Jean Petit.

  • En 1974, in Congrès archéologique de France – Volumes 130 à 131
    L’épisode le plus tragique fut, en septembre 1362, le pillage et l’incendie de Mirepoix par les routiers de Jean Petit. Le feu détruisit toute la partie méridionale de la ville jusqu’à la cathédrale et, à l’ouest, l’abbaye cistercienne des moniales cisterciennes de Notre Dame de Beaulieu.

Le saccage de Mirepoix par les routiers de Jean Petit date-t-il de 1362 ou de 1363 ? L’hésitation des historiens donne à penser que la ville a souffert de la présence des routiers deux années durant. Le dauphin Charles cependant, qui sera sacré roi en 1364, a entrepris de rétablir l’ordre dans le royaume, et levé pour ce faire une nouvelle armée. Jean Petit et ses hommes se retirent alors de Mirepoix. Ils se réfugient probablement en Gascogne, puis en Navarre.

D’où les historiens tiennent-ils que le chef des routiers de Mirepoix s’appelait Jean Petit ? Aucun d’entre eux ne l’indique. J’ai cherché vainement une source. La consultation des chroniques de Froissart ne donne rien. Le nom de Jean Petit n’est jamais mentionné dans la littérature qu’à propos du saccage de Mirepoix. Il demeure en conséquence absent des listes, pourtant fort longues, des grands chefs routiers dont la mémoire a été conservée [2]Cf. Grandes Compagnies ; Chefs routiers célèbres ; Capitaines des Grandes compagnies.. On trouve dans ces listes un Petit Meschin, ou Mesquien, d’origine gasconne, qui a été dans sa jeunesse valet d’homme d’armes, ou meschin [3]Cf. Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle : meschin, meschinage.. En 1368, il est fait prisonnier devant Orgelet (Franche-Comté) par le bailli comtois Huart de Raincheval. Le 11 mai 1369, il est noyé dans la Garonne, sur ordre de Louis, duc d’Anjou, qu’il a tenté de livrer aux Anglais. S’agit-il ici du Jean Petit de Mirepoix ?

2. La postérité légendaire, ou Le Sire à la main sanglante

Dans Légendes et traditions populaires de la France, ouvrage publié en 1840 par François Louis Charles Amédée d’Hertault, comte de Beaufort [4]François Louis Charles Amédée d’Hertalt (1814, Béziers-1889, Paris), comte de Beaufort, a publié, sous le nom d’Amédée de Beaufort, Gaston, drame en 3 actes et en prose (Toulouse, … Continue reading, l’une des légendes s’intitule Le Sire à la main sanglante. J’ai eu la curiosité de la lire, et j’ai découvert, non sans surprise, qu’elle intéresse l’histoire de Mirepoix, plus précisément le séjour mirapicien de Jean Petit en 1362-1363. Voici, dans son entier, cette légende étonnante.

LÉGENDES DU MIDI DE LA FRANCE.

I. — Le Sire à la main sanglante.

L’imagination populaire, tout inépuisable qu’elle est, offre pourtant des reproductions fréquentes de certaines inventions. Les mêmes récits sont appliqués à des personnages très divers, placés à des distances très éloignées… En voici un exemple que nous offrons à celui qui voudra restituer les traditions populaires du Midi. Le récit suivant rappelle un fait analogue à celui de Gabrielle de Vergy; il se termine par une tradition que les frères Grimm ont trouvée en Allemagne.

Mirepoix est une des plus anciennes petites villes du midi de la France. Les habitants du pays donnent à son nom une origine tout orgueilleuse. Comme la colline sur laquelle le château a été construit présente un aspect imposant et dominateur, les passants s’arrêtaient en disant : admire cette cime, Mirapech. Le château prit peu à peu le nom de Mirapech, Mirepoix. La ville qui vint se mettre sous la protection de ses redoutables murailles, reçut le même nom. Des guerres de religion la soumirent à de grandes vicissitudes. Gui de Lévis, maréchal de la foi, l’obtint pour apanage au commencement du XIIIe siècle. Elle resta depuis lors presque toujours dans sa famille.

Au siècle suivant, les malheurs qui suivirent la descente des Anglais en France, firent éprouver leur contre-coup à la petite ville de Mirepoix. Les sommes énormes et les provinces qu’il fallut livrer pour le rachat du roi Jean épuisèrent la France au point qu’il devint impossible d’acquitter la solde des gens de guerre qu’on avait mis sur pied pour résister à l’Anglais. Ces troupes se débandèrent et organisèrent le pillage et le brigandage sous différents chefs qu’elles choisirent. Une de ces bandes s’abattit sur les terres de Mirepoix, et y séjourna depuis 1359 jusqu’en 1363. Elle avait pour chef un homme résolu, nommé Jean Petit, qui fit trembler souvent les suzerains du voisinage. Gaston Phoebus fut obligé de traiter avec lui pour le faire sortir du royaume.

Mais le jour de son départ, ce brigand pilla et incendia la ville qu’il quittait. Fortifiée depuis pour résister à de pareilles tentatives, elle fut entourée de larges fossés, et enceinte d’une muraille percée de quatre portes et défendue par quatre tours. On en voit encore aujourd’hui quelques vestiges.

Le souvenir des maux causés par Jean Petit est resté profondément gravé dans l’esprit de la population du pays. Il y est connu sous le nom du Sire à la main sanglante ; et l’imagination du peuple en a fait un héros dans le genre du Corsaire. Voici ce qu’elle raconte à son sujet.

 

Ci-dessus : vue de l’ancien château de Mirepoix aujourd’hui.

Jean Petit s’étant emparé du château et de la ville de Mirepoix, voulut se donner toutes les allures des seigneurs qu’il avait chassés. Il jeta les yeux autour de lui pour chercher une femme qu’il pût lier à son sort ; il ne tarda pas à découvrir la plus fine fleur des damoiselles de la contrée, Marie de Monségur. Marie réunissait tous les avantages que rêve un époux ; elle était belle, riche ; et, ce qui était d’un plus grand poids pour Jean Petit, elle appartenait à une ancienne et noble famille.

Le seigneur de Monségur accueillit avec horreur la demande de Jean. Il s’en inquiéta fort peu ; s’étant procuré des intelligences dans le château, il se rendit maître par un enlèvement de la belle Marie. Dès qu’elle fut arrivée à Mirepoix, il l’épousa malgré elle. Cependant le fiancé de Marie voulut essayer de la soustraire à un sort aussi épouvantable. Il ne fallait pas penser à user de violence : Jean Petit était le plus fort. Muni des pouvoirs du sire de Monségur, le fiancé s’achemina vers le château de Mirepoix pour entamer la voie des négociations. La tradition ne lui donne pas d’autre nom que celui d’Albert.

Jean Petit, prévenu de son arrivée, le reçut avec un grand appareil. Il avait pris les armoiries de Mirepoix, et les faisait porter à ses hommes d’armes ; il se piquait d’équité, et il voulut en donner un exemple à Albert. Quand celui-ci parut, Jean tenait une espèce de lit de justice, et il jugeait sans appel les délits qu’on venait lui soumettre. Parmi les délits qui lui furent soumis ce jour-là, il s’en rencontra un qui donna lieu à un singulier acte de justice, tout à fait dans les moeurs du temps.

On avait amené un homme qui avait été trouvé maraudant dans une des vignes de la seigneurie de Mirepoix. Jean Petit le fit approcher, et lui demanda quelle excuse il avait à faire valoir pour ce fait.
— Monseigneur, répondit le paysan, je n’ai pris qu’une grappe de raisin à votre vigne ; pour un si mince dommage, monseigneur me fera-t-il mourir ?
— Non, reprit Jean ; mais la punition sera mesurée au dommage que tu as fait à ma vigne.
Cela dit, il se leva, pria Albert de le suivre, et se rendit sur le lieu où le délit avait été accompli. Arrivé là, il fit attacher à un poteau le pauvre diable qui tremblait de tous ses membres ; puis il ordonna que chaque passant serait arrêté, qu’on lui présenterait une pince avec laquelle il arracherait un seul poil de la barbe du coupable. Puis il se tourna vers lui, et lui dit :
— Si chaque passant avait fait à ma vigne ce qu’il va faire pour ta barbe, ma vigne serait vendangée.

Après cet arrêt qui ressemble assez à un apologue, le châtelain regagna le château. Albert voulut profiter de cette circonstance pour entamer sa négociation.
— Messire, dit-il à Jean, j’augure bien pour moi d’une pareille équité ; vous êtes trop juste pour me refuser un bien que la violence seule a fait tomber en votre pouvoir.
— Je ne sais à quoi vous faites allusion, sire chevalier, reprit Jean ; si c’est à la dame de Mirepoix, notre femme, je ne puis admettre ce reproche. Madame Marie est ici de son plein gré, et nul ne la retient; vous allez l’entendre de sa bouche même.
Jean fit un signe, et Marie parut quelques instants après.
— Madame, lui dit Jean, voici un jeune seigneur qui croit que vous êtes retenue ici malgré vous. Dites-lui ce qu’il en est, et si vous n’êtes pas traitée comme la souveraine maltresse de céans.
— Cela est vrai, répondit Marie pâle et tremblante ; le devoir m’enchaîne aujourd’hui à la fortune de monseigneur : je ne dois pas le quitter.
Albert ne put soutenir la vue de celte pauvre victime qu’il aimait de tontes les forces de son âme.
— Je n’ai plus rien à faire ici, s’écria-t–il le cœur brisé ; je dois respecter une décision faite avec une apparence de liberté. Puis mettant un genou en terre :
— Madame, dit-il, celle main qui vous était destinée, cette main qui peut serrer une épée ne vous fera jamais défaut. Voici mon gant, je le laisse en défi à celui qui se dit sire de Mirepoix.
Marie se précipita sur le gant.
— C’est moi qui le releverai dit-elle ; une dernière fois, je serrerai votre main en signe d’amitié ; c’est un adieu à mon pére et à mes espérances du passé. Si mon seigneur et maître fait quelque cas de moi, il regardera cette provocation comme non avenue.
— C’est bien, reprit Jean brutalement. Beau cavalier, vous avez entendu le désir de madame Marie ; ce désir est le nôtre. Vous êtes libre de repartir.

Le soir de ce jour, Albert en proie au plus violent désespoir, quittait le château de Mirepoix. Arrivé sur la lisière de la forêt de Bélêne, il fut accosté par un chevalier qui lui demanda à chevaucher quelque temps avec lui. Albert eut l’imprudence d’accepter. Quand ils furent arrivés à un endroit épais, éclairé par un rayon de la lune, le chevalier leva la visière de son casque, et il dit d’une voix sourde :
— Je suis celui que tu appelles Jean Petit, le ravisseur de ta fiancée. Tu l’as dit ; ta main lui appartient, et je viens la chercher.
A peine avait-il achevé ces mots, que d’un coup de hache il abattit le poignet du malheureux Albert.
Le lendemain matin, cette main fraîchement coupée fut présentée sur un coussin à la pauvre Marie.
— Je ne me refuserai jamais à aucun de vos désirs, lui dit son barbare époux : vous avez ramassé le gant de cette main, la main devait suivre le gant.
On dit que Marie survécut peu de temps à cette scène affreuse. Quant à Jean, le sang d’Albert avait laissé sur sa main dos taches qu’il ne put jamais effacer. Depuis lors, on ne l’appela plus que le Sire à la main sanglante.

 

Ci-dessus : vue de l’ancien château de Mirepoix en hiver.

Un an après, il quitta Mirepoix, en lui laissant pour dernier adieu le pillage et la mort. Le bruit les plus étranges accompagnèrent cet acte de destruction. Il devint dans le pays de notoriété publique que le Sire à la main sanglante avait lassé la patience divine par ce dernier crime, et qu’il en avait été puni aussitôt. Les uns prétendaient qu’il avait été emporté par le diable ; les autres, qu’il avait succombé sous les coups d’un chevalier inconnu qui ne frappait que de la main gauche. Tous s’accordaient à placer la fin de ce drame dans les sombres retraites de la forêt de Bélène, située à quelques lieues de Mirepoix. Cependant la famille de Lévis était rentrée en possession du château et de la ville ; Philippe de Lévis en était alors le suzerain. Philippe était un noble et puissant seigneur, aussi remarquable par sa valeur que par sa piété. Lui seul ne redoutait pas la forêt de Bélène, et il y faisait de longues chasses avec une suite nombreuse.

Un jour, il s’était laissé emporter fort loin par son cheval, en poursuivant un sanglier. Le jour commençait à tomber, et le crépuscule donnait aux grands arbres et aux immenses allées l’aspect le plus sinistre. Comme Philippe cherchait à s’orienter, il se trouva dans un carrefour qui lui était inconnu. Tout à coup un homme se présenta devant lui. Il portait une longue robe; sa barbe tombait sur sa poitrine ; ses cheveux étaient ras. A la vue de ce sinistre personnage, Philippe fit un signe de croix.
— Ne crains rien, lui fut-il répondu ; suis-moi si tu as du coeur, et aucun mal ne te sera fait.
Cela dit, l’étrange interlocuteur de Philippe sauta en croupe derrière celui-ci, et le cheval, malgré ce double faix, partit avec une vitesse inouïe. Ils arrivèrent bientôt à une grande avenue, au bout de laquelle on apercevait un château magnifique. A mesure qu’ils approchaient, ils rencontraient toutes sortes de gens qui paraissaient s’y rendre. C’étaient de nobles dames suivies de pages blasonnés, des chevaliers à la riche armure, des prélats en grand costume. Cette foule était silencieuse ; el pas un mot n’était échangé entre tous ces personnages.

Nos deux cavaliers arrivèrent bientôt au pont-levis. Le compagnon de Philippe sauta à bas de cheval, plaça sa main devant la bouche, et fit entendre un bruit étrange qui retentissait comme le son de dix cors. Aussitôt le pont-levis s’abaissa, et un écuyer se présenta pour tenir le cheval de Philippe. Son compagnon ne le souffrit pas ; il prit lui-même la bride du cheval, et il l’attacha à un anneau scellé dans le mur de la première cour. Il y avait déjà un grand nombre de chevaux ainsi attachés.
— Suis-moi, dit-il ensuite à Philippe ; et quoi qu’on te dise, ne réponds pas ; quoi qu’on t’offre, n’accepte pas.
Philippe et son mystérieux compagnon pénétrèrent dans un vestibule immense où se tenaient toutes sortes de gens d’armes, de pages et d’écuyers. Les uns jouaient aux dés, les autres fourbissaient leurs armes; ceux-ci paraissaient causer à voix basse ; ceux-là allaient et venaient comme des serviteurs empressés. Après ce vestibule, nos deux voyageurs traversèrent plusieurs salles remplies de chevaliers et de nobles dames qui ne paraissaient pas voir les nouveaux venus. Ils entrèrent enfin dans une pièce moins vaste que les autres, où il y avait une table dressée autour de laquelle circulaient des visages plus sinistres encore que ceux qu’ils avaient vus. Un seul homme était assis à cette table. Philippe n’eut pas de peine à le reconnaître, c’était le Sire à la main sanglante. Il était là, sombre et silencieux, l’oeil hagard et immobile. A l’arrivée de Philippe, il se leva lourdement, et lui fit signe de la main de s’asseoir vis-à-vis de lui. Le sire de Lévis frémit d’horreur : cette main était toujours tachée de sang.

On servit un splendide festin. Malgré la faim qui le dévorait, Lévis n’acceptait aucun mets ; quant au Sire à la main sanglante, il n’y touchait pas non plus, aucun n’étant placé devant lui. A chaque service, un écuyer vétu de noir déposait devant son maître une main fraîchement coupée, posée sur un riche coussin. Quand ce sinistre repas fut terminé, le singulier convive de Philippe se leva ; il jeta un regard de souffrance et de désespoir sur celui-ci, et se retira, précédé du même écuyer qui portait devant celui-ci une main encore saignante. Philippe leva les yeux ; il vit les murs tapissés de ce sanglant trophée. Cependant il ne restait plus personne dans la salle. Le guide de Philippe le prit par la main, l’amena dans la cour, détacha son cheval, et lui fit signe de monter. Quant ils eurent fait quelques pas dans la forêt, Philippe l’interrogea sur le spectacle dont il venait d’être témoin.

Voici ce que son compagnon lui répondit :
— Il y a sept ans que celui que tu viens de voir subit le châtiment qu’il avait mérité par ses crimes. Lui, et tous ceux qu’il avait associés à sa vie, ne souffrent pas d’autre torture que de se trouver en présence de leur victime. Cependant le ciel a pris en pitié leurs souffrances ; la sainte Marie de Monségur a obtenu leur pardon, à condition qu’un légitime possesseur du château et de la ville de Mirepoix ferait bâtir un lieu de prières, en expiation des crimes du Sire à la main sanglante. Il peut refuser, ou consentir : Dieu lui en laisse la liberté.
Cela dit, l’esprit disparut.

Arrivé à Mirepoix, Philippe assembla les notables de la ville, et leur raconta ce qu’il avait vu. Tous décidèrent d’une commune voix que, puisque le ciel consentait au pardon des crimes dont ils avaient été victimes, il serait impie à eux de refuser ce pardon.

La même année (1370), les travaux furent commencés ; ils ne furent terminés qu’en 1402. Mais Philippe de Lévis ne borna pas sa munificence à l’érection d’une église, il y joignit un magnifique clocher, qui est bien supérieur à l’architecture de celle-ci. Il fit aussi construire un beau palais épiscopal. Ces trois édifices témoignent seuls aujourd’hui de l’ancienne importance de Mirepoix.

Le comte de Beaufort, on l’aura remarqué, ne craint pas de prendre d’énormes libertés avec l’histoire. Le récit brave la chronologie. Confondant Jean de Lévis V, seigneur de Mirepoix avec Philippe de Lévis, son frère, évêque de Mirepoix, le comte fait de ce dernier le seigneur qui règne en « 1370 » (sic), sept ans après le séjour mirapicien Jean Petit, et qui entreprend de « bâtir un lieu de prières, en expiation des crimes du Sire à la main sanglante ». « La même année (1370) (sic), les travaux furent commencés ; ils ne furent terminés qu’en 1402. Mais Philippe de Lévis ne borna pas sa munificence à l’érection d’une église, il y joignit un magnifique clocher, qui est bien supérieur à l’architecture de celle-ci. Il fit aussi construire un beau palais épiscopal ».

Revenons à l’histoire vraie. C’est au château des Pujols, aujourd’hui disparu [5]Ce château s’élevait aux Pujols au nord de l’église., que Jean Petit est réputé s’être installé en 1362-1363. C’est Roger Bernard de Lévis Ier qui règne sur la seigneurie de Mirepoix de 1362 à 1395, après que Jean de Lévis II, son père, la lui a cédée en 1362. Philippe de Lévis, futur évêque de Mirepoix, naîtra en 1446 seulement ; Jean de Lévis V, son frère, futur seigneur de Mirepoix, en 1493. La première pierre de la cathédrale Saint Maurice a été posée en 1298. L’achèvement de l’édifice date de la fin du XVe siècle ; celui du clocher, de 1506 ; l’édification du palais épiscopal est contemporaine des autres travaux. L’oeuvre architecturale de Philippe de Lévis ne saurait donc être consécutive au funeste séjour mirapicien de Jean Petit en 1362-1363.

Le récit du comte de Beaufort a toutefois le mérite de montrer comment l’imagination des Mirapiciens a fantasmé plus tard sur Jean Petit, en rapport avec les seigneurs de Mirepoix, que leurs sujets haïssaient en tant que mounforts, i. e. en tant qu’envahisseurs venus du nord de la France, à la suite de Simon de Montfort, piller les ressources de l’Occitanie et ruiner par là une civilisation réputée brillante, dont ils n’avaient cure. Jean Petit s’étant emparé du château et de la ville de Mirepoix, voulut se donner toutes les allures des seigneurs qu’il avait chassés. La prise de Mirepoix par les mounforts date de 1209. La légende rapportée par le comte de Beaufort opère, par effet de condensation et de déplacement, la substitution de Jean Petit à Guy de Lévis, lieutenant de Simon de Montfort, qui reçoit en récompense de ses bons et loyaux service le fief de Mirepoix, dont les précédents seigneurs, les Bellissen, les Roger, se trouvent ainsi brutalement dépossédés. Elle traduit sans doute de la sorte quelque chose du sentiment d’usurpation qu’a dû inspirer en 1209, à Mirepoix, la substitution de Guy de Lévis à Pierre Roger, ainsi qu’aux trente-quatre autres co-seigneurs, à la tête de ce fief, resté jusqu’alors indivis.

3. Du Sire à la main sanglante d’Amédée de Beaufort au Sire de Terrides de Frédéric Soulié, ou, comme veut la chronologie, du Sire de Terrides au Sire à la main sanglante

Publiée pour la première fois, le 20 mai 1833, dans L’Europe littéraire, recueillie la même année dans Le Port de Créteil, la nouvelle intitulée Le sire de Terrides débute par une traversée de Mirepoix, qui mène depuis la porte d’Aval jusqu’au pont de l’Hers, d’où l’on aperçoit, de l’autre côté de l’eau, sur la colline, l’ancien château de Mirepoix, dit plus tard château de Terride(s) :

Une fois sur le pont admirable dont je vous ai parlé, levez les yeux, et, tout en face de vous, vous verrez incrustée aux flancs de la colline, une immense et formidable ruine. Le Llers, torrent qui borde la ville, coule aux pieds de cette colline et devait servir autrefois de défense au château auquel appartenaient ces murs prodigieux et ces constructions indélébiles. C’est le château de Terrides. A Paris, où les souvenirs s’en vont, si aisément emportés qu’excepté l’aristocratie pas une famille n’y a une histoire de plus de cinquante ans ; à Paris, disons-nous, on fait peur aux enfants du très-banal M. de Croquemitaine. Dans notre endroit, nous avons notre épouvantait à nous, notre menaçante superstition : c’est le sire de Terrides. Et ne pensez pas que le souvenir qui a traversé des siècles ne soit plus qu’un conte de nourrice : il est encore dans la terreur populaire. Ce fut une chose remarquable, lors des vengeances de la révolution, que ce nom, tout effacé qu’il était depuis longtemps de l’histoire, ameuta le peuple contre les châteaux plus activement peut-être que celui des seigneurs qui possédaient alors le diocèse.

Pour qu’une pareille terreur et une telle haine survivent si longtemps à la destruction de ce qui les a fait naître, il faut qu’elles aient eu des causes bien profondes et bien cruelles. Je les ai souvent cherchées, et je ne pensais pas pouvoir en découvrir d’autres que celles qui sont consignées dans les récits de nos campagnes, où la barbarie du sire de Terrides est exposée sous les formes les plus brutales, lorsqu’un jour est venu que, descendant les colonnes doubles et vastes d’un énorme in-folio, je me suis arrêté et j’ai ressauté en arrière au nom gothique et sombre du sire de Terrides. J’ai pensé que je tenais enfin l’histoire véritable de ce terrible châtelain ; mais tout aussitôt voilà que j’ai rencontré deux, trois, quatre, dix, tous bons ou passables chevaliers relevant des comtes de Foix, se battant pour eux contre les comtes de Toulouse, puis contre Armagnac, s’escarmouchant ou se liguant de temps à autres avec leurs proches voisins, les Lévi de Mirepoix, le tout sans voir apparaître un ogre, un tyran, un mangeur d’hommes qui pût justifier l’étrange chronique qui court parmi mon bon pays. Il demeurait même si certain que je n’en trouverais point, tant j’y travaillais inutilement, que je me sentais d’humeur à prendre en mépris ces vieilles croyances populaires que la mode du moyen âge s’étudie à refaire, lorsque, au fond d’une note en petit texte et en horrible latin, je trouvais l’histoire suivante :
En l’année 1443…

Le 11 octobre 1443, Charles VII vient à Toulouse célébrer la création du parlement. Il entraîne dans sa suite un cavalier nommé Guy des Bastides, homme de trente-cinq ans au plus, brave capitaine qui n’avait point failli aux guerres affreuses de la France contre l’Angleterre, et qui avait appuyé le trône de son épée et plus encore de sa fidélité. Parmi les dames qui font partie de la députation envoyée au roi figure une jeune fille de quinze ans à peine, à la vue de laquelle Guy des Bastides devient pâle et tremblant.

Questionnant autour de lui lors du banquet qui se donne le soir en l’honneur du roi et de Marie d’Anjou, son épouse, Guy apprend de la jeune femme qui l’a si vivement frappé, qu’elle s’appelait Colombe, et était fille du sire de Carmain et de Catherine de Coaraze. Son père était mort peu d’années après sa naissance, et sa mère s’était retirée au couvent des Hospitalières de Saint-Cyprien, où bientôt, grâce à son austère vertu et à sa rigide observance des plus pénibles devoirs de cet ordre, elle devint supérieure de sa maison. Il en était résulté que la jeune demoiselle de Carmain, confiée à des soins mercenaires, n’avait jamais connu la douce joie des sentiments de la famille : aussi s’était-elle mariée fort jeune, et, au jour dont je parle, elle était la femme de Raoul de Terrides.

Pendant que l’on donnait ces détails à Guy des Bastides, il ne cessait de considérer Colombe, et, à plusieurs fois, il sembla se dire à lui-même : — Oui, c’est bien la fille de Catherine ; voilà bien son visage d’une si grave beauté ; c’est bien le noir brillant de ses cheveux, la teinte brune de sa peau et la puissance de son regard, à l’exception pourtant de leur farouche dureté. Puis, durant le cours de cette longue fête, à laquelle Guy demeura tout à fait étranger, se complaisant à regarder Colombe, il murmura tout bas plusieurs fois comme malgré lui :
— C’est elle ! ah ! oui, c’est bien elle !

De son côté, la dame de Terrides avait voulu savoir quel seigneur de la cour du roi Charles VII la considérait si attentivement ; elle n’apprit de Guy que ce que nous en avons déjà dit, si ce n’est qu’on ajouta qu’on ne lui connaissait ni famille ni patrie. Ce jour-là, sans s’approcher l’un de l’autre, ils se remarquèrent suffisamment pour désirer se revoir ; et bientôt Guy, profitant du séjour de Marie d’Anjou à Toulouse, s’introduisit dans la familiarité de cette jeune femme ; et lorsque la reine repartit pour Paris, il ne la suivit point.

Pendant ce temps, Raoul de Terrides était à son château près Mirepoix, et y corrigeait l’impertinence des bourgeois qui prétendaient se soustraire aux droits de péage qu’il exerçait sur le chemin qui passait devant sa porte, et par lequel ils se rendaient à Fanjaux et aux foires de Caslelnaudary. S’il lui vint quelques bruits de l’intimité manifeste qui s’était établie entre le sire des Bastides et sa femme, sans doute il ne les crut point, car il ne hâta point son retour. Pour ceux qui connaissaient jusqu’au fond le caractère de Raoul de Terrides, cette conduite n’avait rien d’extraordinaire. Habitué dès sa plus tendre enfance à renverser tout ce qui lui faisait obstacle, à briser et à perdre tous ceux qui avaient pu le blesser dans ses affections et dans ses intérêts, il ne lui entrait pas facilement dans l’esprit qu’une femme jeune et sans défense, et un homme qu’il regardait comme un aventurier, pussent l’insulter aussi insolemment qu’on le disait. Toutefois, la rébellion des bourgeois était réprimée, et l’on annonça à Toulouse le retour du sire de Terrides…

Colombe de Coaraze, « dame de Terrides », est dans la nouvelle de Frédéric Soulié une figure uchronique de l’enfant que Jean de Carmaing (ca 1400-1479) et Catherine de Coaraze (1431-après 1497), dans la vraie vie, n’ont pas eu, ou pas eu ensemble en tout cas. Mariée en 1444 avec Mathieu de Foix, mère circa 1445 de Marguerite de Foix, Catherine de Coaraze épouse en 1460 Jean de Carmaing, et le couple n’a pas de descendance connue.

Le seigneur de Mirepoix, que Frédéric Soulié nomme dans sa nouvelle Raoul de Terrides, est en 1443, dans la vraie vie, Jean de Lévis IV, qui a succédé en 1442 à Philippe II, son frère aîné, marié en 1429 à Elix de Lévis, fille de Bertrand II, seigneur de Florensac, mort sans postérité. La rumeur dit en 1429 que Philippe II de Lévis a été empoisonné sur ordre de son épouse. Né posthume en 1418, Jean de Lévis IV, qui accuse Elix de Lévis de la mort de son frère, se voit condamné pour diffamation en 1454 et doit céder à sa belle-soeur la terre de Lavelanet. Engagé dans la guerre de succession de Foix-Navarre, il assiège la forteresse de Montaut, et, après que celle-ci s’est rendue, il fait brûler vif les cinquante-deux hommes de la garnison. Il épouse en 1434 Marguerite d’Archiac, fille de Jacques d’Archiac et de Marguerite de Lévis, dont il n’a pas de descendance ; puis, en 1454, Charlotte de Lévis, fille d’Eustache de Lévis, baron de Lugny et de de Cousan, et d’Alix de Damas, dame de Cousan, dont il a descendance, entre autres, Jean V de Lévis, son successeur. [6]Cf. ici, pour plus de détails, Georges Martin, Histoire et généalogie de la maison de Lévis, pp. 29-30, Imprimerie Sud Offset, 42150 La Ricamare, 2007.

La Colombe de Coaraze du récit de Frédéric Soulié, au vu de la généalogie ci-dessus, pourrait correspondre mutatis mutandis à la première épouse de Jean de Lévis IV, Marguerite d’Archiac. On espère que, dans le contexte violent qui est alors celui de la maison de Lévis, celle-ci n’a pas connu le même genre de mort que la pauvre Colombe de Coaraze, telle que Frédéric Soulié la raconte dans Le sire de Terrides :

Aussitôt il [Raoul de Terrides] appela une douzaine d’hommes d’armes qu’il avait cachés près de là, et sans être ému de l’effroyable étonnement qui tenait Colombe et Guy immobiles devant lui, il donna au chef les ordres suivants :
— Jacques, dit-il, vous allez vous emparer de cet homme et de cette femme, et vous les conduirez cette nuit à mon château de Terrides. Là, vous arracherez […]. C’est ainsi que le sire de Terrides se venge de ceux qui l’offensent.

On dit de Colombe de Coaraze et de Guy des Bastides, dans le récit de Frédéric Soulié, qu’ils étaient amants. Il faut lire ce récit pour comprendre ce qu’il en était vraiment. Frédéric Soulié revisite dans ce récit, comme toujours, le scénario du drame conjugal qui a pu être celui de François Melchior Soulié, son père, et de Jeanne Marie Baillé, sa mère. Mais cependant qu’il dépayse le souvenir de ce drame en le transportant dans une autre famille et dans un temps plus ancien, avant Amédée de Beaufort dans Le sire à la main sanglante Frédéric Soulié traduit dans Le sire de Terrides quelque chose du souvenir panique, ou, comme il dit, de la haine et de l’effroi qui règnent encore dans mon pays contre le nom des seigneurs de Terrides.

Considérant qu’il n’y a jamais eu, au sens propre, de seigneurs de Terrides à Mirepoix, mais seulement au XVIIe siècle Jean de Lévis Lomagne, baron de Roquefort, dit à titre substitué « baron de Terride », on postulera que Frédéric Soulié désigne sous le nom de Raoul de Terrides, pires que Jean Petit et sa bande de routiers, les seigneurs du Mirepoix d’après 1209 et la victoire de Simon de Montfort, i. e. la maison de Lévis. Ce serait là, chez Frédéric Soulié, une façon d’interpréter l’histoire qui classerait cet écrivain, avant Napoléon Peyrat, dans la catégorie des Albigeois de coeur, partant, dans celle des Occitans essentiels, nostalgiques d’une autre histoire, à la fois éternelle et rêvée.

Il se peut toutefois que Frédéric Soulié ait voulu figurer en la personne du terrible Raoul de Terrides l’un des seigneurs qui ont régné sur la seigneurie de Mirepoix avant l’arrivée des mounforts et qui ont été les premiers à bâtir sur la colline, au-dessus de l’Hers, le château qu’on dira, plus tard, « de Terride ». Le cavalier présenté sous le nom de Guy des Bastides serait alors celui qui aurait pu mettre fin au règne des Raoul de Terrides et autres seigneurs barbares, s’il n’avait pas fini… comme indiqué par Frédéric Soulié dans Le sire de Terrides. Drôle de façon alors, chez Frédéric Soulié, de broder une histoire différente de celle qui a été : Guy Ier de Lévis, compagnon de Simon de Montfort, a au vrai mis fin au règne des anciens seigneurs de Mirepoix, et Guy III de Lévis a financé la reconstruction de Mirepoix sous forme de bastide, après que la ville eut été détruite par la monstrueuse inondation de 1289.

Frédéric Soulié a voulu dans Le sire de Terrides que la leçon de l’histoire s’énonce de façon complètement brouillée. Désigné par son patronyme comme une sorte de figure revenante du grand Guy III de Lévis, Guy des Bastides ne revient en l’occurrence que pour marcher au-devant d’une fin horrible. Le Mal, la Mort, saisissent toujours le vif. De la vie comme de l’histoire, Frédéric Soulié nourrit une philosophie tragique.

J’imagine qu’en 1840, nostre Frédéric Soulié a trouvé un brûlant intérêt à la lecture du Sire à la main sanglante. Je gage toutefois qu’il s’est gaussé de la fin édifiante dont, chez le comte de Beaufort, la légende se pare. Frédéric Soulié était, au dire de ses amis, un homme sarcastique, de longue date désabusé. Rien de commun en cela avec l’aimable comte de Beaufort, qui cultive la morale et l’optimisme de l’homme bien né. — Qu’est-ce qu’optimisme ? demande Cacambo dans le Candide de Voltaire ; — C’est la rage de soutenir que…

Notes

1 Cf. La dormeuse blogue 3 : Le Rumat à Mirepoix, qu’ès aquò ?
2 Cf. Grandes Compagnies ; Chefs routiers célèbres ; Capitaines des Grandes compagnies.
3 Cf. Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle : meschin, meschinage.
4 François Louis Charles Amédée d’Hertalt (1814, Béziers-1889, Paris), comte de Beaufort, a publié, sous le nom d’Amédée de Beaufort, Gaston, drame en 3 actes et en prose (Toulouse, 1835), Vies de quelques bienfaiteurs de l’humanité (Paris, 1838), Légendes et traditions populaires de la France (Paris, 1840), Histoire de Papes: Depuis Saint Pierre Jusqu’à Nos Jours (Paris, 1841), L’École des pères, drame en 5 actes et en prose (Paris, 1856 ; pièce jouée au théâtre des Batignolles). Il a été, entre 1852 et 1870, membre de la commission d’examen des ouvrages dramatiques, et, à ce titre, fonctionnaire des ministères d’Etat et de la Maison de l’Empereur et services en dépendant.
5 Ce château s’élevait aux Pujols au nord de l’église.
6 Cf. ici, pour plus de détails, Georges Martin, Histoire et généalogie de la maison de Lévis, pp. 29-30, Imprimerie Sud Offset, 42150 La Ricamare, 2007.