De Mirepoix à Pamiers, on change de pays – 3. Quand l’Autrefois rencontre le Maintenant, ou l’étincelle dialectique

 

Quelques endroits préservent aujourd’hui encore, sous une lumière crue et dans des recoins sombres, un passé devenu espace.
Walter Benjamin, in Paris Capitale du XXe siècle. Le livre des passages

A Pamiers, je suis allée au quartier de Loumet voir ce qui reste de l’ancien couvent des Augustins, pillé en 1562, démoli en 1577. Rien d’autre, semble-t-il, qu’une une tour ruinée, qui s’élève, parmi des maisons modestes, derrière une façade condamnée.

 

 

 

 

 

 

Contournant le pâté de maisons, j’ai emprunté un petit passage qui mène à cette porte rouge…

 

J’ai ouvert la porte rouge…

 

Je suis entrée dans cette cour…

On se trouve ici derrière la tour des Augustins, au pied des pans de mur qui, invisibles de la rue, restent du couvent détruit en 1577.

 

 

L’endroit est d’une poésie misérable, aiguë, têtue. J’y reviens souvent. D’où vient que son abandon, déjà si lointain pourtant, me touche à ce point ? Que se passe-t-il ici, qui donne à sentir, de façon qui fait penser ?

Ce qui se passe ici, il me semble que c’est, par effet d’étincelle, le court-circuit du passé et du futur, d’où l' »image dialectique » [1]Cf. Walter Benjamin, Paris Capitale du XXe siècle. Le livre des passages : Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant est le Maintenant … Continue reading de ce qui advient sur le mode de la ruine à la fois comme survivance de l’Autrefois et comme avenir du Maintenant. Sacs poubelle et épave de voiture voisinent ici avec le reste d’une arcade du XVIe siècle, fantomatique, sur un mur.

Souvenir du passé et conscience du devenir de la modernité ici se télescopent, constituant ainsi le « moment critique, périlleux », où l’espace, le lieu, devient allégorie de la profondeur du temps.

 

 

On sait que le Carmel de Pamiers a fermé en 2008 et que le site appartient désormais à la commune. La porte de la somptueuse chapelle baroque ne s’ouvre plus ainsi que très rarement.

 

L’ascension de la double volée de marches ne mène plus ici qu’au vide d’un lieu dont l’âme s’est absentée, même si, derrière la grille de la clôture, un rien de cette âme demeure perceptible comme le bruit d’un coquillage au fond de la mer.

 

 

Longtemps, j’ai craint de repasser, rue du Collège, devant le site qui a été celui de l’ancienne recette des finances. Démolie en 2009, la vieille maison rose a été remplacée là par un immeuble néo-rose, dont l’architecture atteint, dans le pastiche de l’ancien, au kitsch absolu. [2]Cf. La dormeuse blogue : A Pamiers, rue du Collège – C’était une maison rose… ; C’était une maison rose – Retour sur le futur ; A Pamiers, rue du Collège – C’était la maison … Continue reading

 

Derrière la belle ferronnerie, l’ancienne maison rose, photographiée en 2008.

 

 

Pamiers change ! mais rien dans ma mélancolie n’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. [3]Mots détournés de Baudelaire, dans Le Cygne, II.

 

 

A l’ère industrielle, la pierre ancienne est menacée par la fonte et l’urbanisme moderniste. La modernité s’installant sur les ruines de la tradition, l’obsolescence présumée de ces édifices « inactuels » doit donc être renversée par la vigoureuse technicité des prophètes de la ville contemporaine… [4]Arnaud Saint-Martin, Fossilisation de la mémoire collective et conservation pulsive des ruines d’antan. Du devenir des monuments anciens dans les villes modernes, Esprit critique – Revue … Continue reading

Si je n’aime plus passer, rue du Collège, devant le site de l’ancienne recette des finances, je ne manque pas d’aller, place du Mercadal, bader devant la façade de l’évêché, et même, si par chance la grande porte est ouverte, marcher dans la cour et dans le jardin de cet hôtel particulier créé au XVIIIe siècle, racheté par Monseigneur Izart en 1916 aux familles Lemercier du Chalonge et Falentin de Saintenac.

 

 

 

 

Ce qui survit ici, pauvrement, du beau XVIIIe siècle figure, par effet de retour sur le futur, ce qui advient peu à peu, en tant qu’avenir et destin de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Passé de la survivance et futur de la fin initiale se télescopent à l’évêché, sous les dehors, là encore puissamment dialectiques, d’un fond de cour où traîne, sous une statue de la Vierge, le seau de la serpillière et du balai brosse, ou sous les dehors encore d’un salon jaunâtre dans lequel un évêque de l’Ancien Régime veille en effigie sur un guéridon recouvert, comme au XIXe siècle, d’un napperon fait au crochet. Quelques endroits préservent aujourd’hui encore, sous une lumière crue et dans des recoins sombres, un passé devenu espace, d’où l’intuition possible d’un moment critique, périlleux.

A suivre…

Notes

1 Cf. Walter Benjamin, Paris Capitale du XXe siècle. Le livre des passages : Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant est le Maintenant d’une connaissabilité déterminée. Avec lui, la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser. […]. Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. […]. L’image qui est lue – je veux dire l’image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture.
2 Cf. La dormeuse blogue : A Pamiers, rue du Collège – C’était une maison rose… ; C’était une maison rose – Retour sur le futur ; A Pamiers, rue du Collège – C’était la maison rose….
3 Mots détournés de Baudelaire, dans Le Cygne, II.
4 Arnaud Saint-Martin, Fossilisation de la mémoire collective et conservation pulsive des ruines d’antan. Du devenir des monuments anciens dans les villes modernes, Esprit critique – Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, vol. 04 no. 02, février 2002.

1 réflexion sur « De Mirepoix à Pamiers, on change de pays – 3. Quand l’Autrefois rencontre le Maintenant, ou l’étincelle dialectique »

  1. Précieuse maison rose! quelle élégance dans l’abandon… La nouvelle est une obscénité.
    Quant à l’évêché ; un passé devenu espace, certes mais chargé de recueillement intime…

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