Venant de la cathédrale Sainte Marie, située dans le quartier historique de Bayonne, je suis passée par le pont Mayou, qui traverse la Nive, et je me suis rendue 5 rue Jacques Laffitte au Musée Bonnat.
Passé le lion de bronze, on prend à droite la rue Jacques Lafitte, et l’on gagne en quelques enjambées le musée Bonnat.
Admirable portraitiste, grand collectionneur, directeur des Beaux-Arts, responsable des musées nationaux, Léon Bonnat, né à Bayonne en 1833, a souhaité de son vivant faire don de ses collections à sa ville natale.
En 1901, il procède lui-même à l’installation des dites collections au sein du musée édifié tout exprès par la ville de Bayonne. Le mascaron reproduit ci-contre veille sur l’entrée du bâtiment. Le musée est aujourd’hui en cours de restauration. Le rez-de-chaussée et le premier étage ont déjà été superbement rénovés. Le second étage, celui des maîtres espagnols et flamands, demeure provisoirement fermé. Mais il y a suffisamment à voir pour occuper une après-midi entière.
La monumentalité théâtrale du cadre confère ici une présence saisissante aux grands portraits de femmes peints par Léon Bonnat dans les années 1880-1890.
De gauche à droite ci-dessus, Madame Edouard Kann, née Warchawska, dite Mariek, Madame Albert Cahen d’Anvers, dite Loulia, soeur de Mariek, et la comtesse Potocka semblent se tenir là, vivantes, sous les arches de la galerie demi-circulaire qui s’ouvre au fond de la grande salle du rez-de-chaussée, et l’on remarque qu’elles revêtent, dans la profondeur des arches, redoublée par le cadre des tableaux, l’allure de déesses revenantes, figures de l’Eternel Féminin.
Familier des « soeurs Kann », Léon Bonnat les a peintes dans l’apparat vestimentaire des brillantes soirées organisées par Mariek (ci-dessus à gauche), 33 rue de Monceau, ou par Loulia (ci-dessus, à droite), dans l’ancien hôtel du maréchal de Villars, 118 rue de Grenelle. Mariek, dite « la petite perfection », fut dans le même temps la maîtresse de Guy de Maupassant et celle de Paul Bourget. Paul Bourget fait de cette double liaison l’argument d’Un crime d’amour (1886), roman qui, en son temps, a connu un considérable succès.
Les deux jeunes femmes portent dans leur chevelure un bijou analogue. Celui-ci symbolise deux natures, et, comme de Lilith et d’Eve, deux façons de l’Eternel Féminin, la fleur noire et la fleur blanche, témoins de l’essentielle duplicité ontologique, qui veut que la beauté, dans son partage toujours neuf, ne se montre jamais ni même ni autre, mais plus mystérieusement soeur d’elle-même dans son infinie diversité. L’artiste, d’évidence, peint ici ce mystère.
Ailleurs, comme dans le portrait de la comtesse Potocka, Bonnat peint le visage plus morne de la fortune et du titre, tel que le compose ici une beauté plus ingrate. L’esquisse préparatoire se trouve exposée à côté de la toile. La comparaison des deux portraits montre que le peintre a peu ou prou corrigé la nature. Il y a dans cette correction, de façon implicitement référente à l’ironie du sort, le possible d’un trait retenu, et, par effet de conséquence inverse, une preuve de la justice que l’artiste se doit de rendre aux droits imprescriptibles de la beauté – même par défaut.
Deux antiques, issus de la collection léguée au musée par Léon Bonnat, figurent sur le mode statuaire l’idéal du Beau dont l’artiste se réclame dans l’art du portrait. C’est un tel idéal qui inspire chez Léon Bonnat portraitiste, outre le sens du volume, celui de la stature dans les grands portraits en pied.
Ci-dessus, de gauche à droite : Léon Bonnat, La Force ; La Justice.
Il y a dans l’art de Léon Bonnat portraitiste une sorte d’antagonisme des forces qui induit, de façon doublement sagittale, un certain classicisme, parfois menacé d’académisme, dans le traitement des corps, et une curiosité toute moderne de ce qui fait l’énigme du visage par opposition à l’évidence des corps.
Dans L’Idylle reproduite ci-contre, l’art pour l’art l’emporte sur le vif du regard. Léon Bonnat peint ici de superbes académies, conformes aux canons du Beau idéal. Or, ainsi rendu étranger à sa propre énigme, le visage d’Adonis en devient mièvre, sinon mignard. Typée 1890, la coiffure d’Aphrodite suggère gentiment la cocotte. On ne sait pas s’il y a de l’humour dans cet anachronisme. Il y a en tout cas de la « beauté de vignette ». Aphrodite, figurée de dos, demeure elle aussi sans énigme. Tota mulier, comme disent les Anciens, serait ici dans la seule évidence des fesses. – Tu les trouves jolies, mes fesses ? demande Camille à Paul dans Le Mépris…
Dans les portraits des « soeurs Kann » en revanche, Léon Bonnat reconduit l’Eternel Féminin à ce qu’il a d’énigmatiquement différent dans son incarnation présente, i. e. à ce visage ni même ni autre sous les dehors duquel, absoute ici et maintenant de tout modèle, la beauté touche au vif de son propre secret.
Non loin des grands portraits décrits ci-dessus, d’autres portraits, absents du musée, mais reproduits sous forme de planches photographiques, sont à feuilleter sur le tourniquet ad hoc. Ces planches datent des années 1880-1900. Réalisées par la maison Braun, elles doivent au procédé de « photographie inaltérable au charbon » dont la dite maison a le monopole, leur qualité comme on n’en fait plus. La consultation de ces planches photographiques présentées sous verre montre de façon baroque comment l’énigme du visage participe du regard des autres qui volens nolens la décèlent et par suite la nourrissent.
Ci-dessus, de gauche à droite : Léon Bonnat, Félix Faure, Président de la République de 1895 à 1899, mort d’avoir « trop sacrifié à Vénus », dixit le Journal du Peuple ; Rose Caron, cantatrice wagnérienne, représentée ici dans le costume de Salâmbo.
Ci-dessus, de gauche à droite : Léon Bonnat, Alexandre Dumas ; Victor Hugo.
Ci-dessus : Léon Bonnat, Victor Hugo sur son lit de mort ; dessin rehaussé de touches de blanc, offert par Léon Bonnat au fils de Victor Hugo
Magie du tourniquet de verre dans un lieu savamment éclairé, les planches photographiques se peuplent ici de regards abyssaux, ceux des visiteurs qui feuillettent actuellement les planches, et ceux des personnages figurés sur les tableaux accrochés alentour du tourniquet. Ainsi éblouies, ces planches font paraître l’énigme du visage dévisagé, mane thecel phares, compté pesé mesuré, proprement médusé, dans le vif de son présent. Avec la magie du tourniquet de verre, on touche à ce qui constitue selon moi l’expérience principale du musée, à savoir celle de la peinture comme lieu et moment du visage dévisagé. Il s’agit, au vrai, d’une expérience violente. On ne considère pas une collection de portraits sans figurer au regard de ces derniers le dévisageur dévisagé. La violence faite ici au visage est plus grave que celle de l’arroseur arrosé. Le peintre l’expérimente avant le visiteur du musée.
Parmi les photographies présentées sur le tourniquet figurent deux portraits de Madame Hériot, épouse d’Olympe Hériot, directeur des Grands Magasins du Louvre. D’abord représentée seule, dans le style « jolie petite madame », elle trône ensuite entre deux enfants, dont le visage demeure curieusement non fini. Le vide de ces faces d’enfants, vaguement simiesques, produit un effet dérangeant. Il se peut que le peintre ait abandonné en cours de route son tableau. On sait que les deux enfants sont nés de la liaison que leur mère entretenait avec Olympe Hériot, avant que celui-ci ne l’épouse en 1887. Est-ce leur statut d’enfants naturels qui vaut à Auguste Olympe et à Olympe Charles ces faces inhabitées ?
S’il y a dans tout portrait un autoportrait, remarque Jacques Derrida, il y a, plus originairement encore, « une Méduse dans tout autoportrait » ((Jacques Derrida, in Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines)).
Léon Bonnat laisse un premier autoportrait, daté de ses dix-sept ans. Il s’agit d’un autoportrait maîtrisé, qui ne concède rien au non finito.
Il peint dans le même temps une réplique du Blue Boy de Gainsborough, et l’on remarque qu’il prête au visage étroit et long du modèle un regard vaguement semblable au sien.
Il peint également, dans un tableau resté sans titre, un personnage sans visage, monté sur un cheval qui se cabre. Vêtu d’habits anciens de style vaguement XVIIe, muni d’une lance ou d’un étendard, le personnage chemine dans un paysage désert. S’il s’agit là du théâtre de la guerre, on cherche les moulins à vent. On n’en voit pas. Pourquoi au demeurant le cheval se cabre-t-il ? Est-ce la main du cavalier qui le retient ? Y a-t-il hors champ quelque chose ou quelqu’un dont la vue suspende le pas du cheval et de son cavalier ? Le pas du cheval se trouve suspendu alors que le personnage traverse l’espace du tableau dans le sens droite-gauche, i. e., symboliquement, dans le sens du retour vers le passé. Le personnage est sans visage. Chemine-t-il, dans le sens du retour, à la recherche du visage manquant ? Est-ce la vision de ce visage fantôme qui l’arrête ? Est-ce le regard de Méduse ?
Ces questions viennent ici de l’effet, à lui seul médusant, exercé sur le spectateur du tableau par le visage manquant. Un cartel indique par ailleurs que le tableau constitue une étude d’après L’Infant Don Balthazar Carlos de Velasquez.
Ci-dessus, de gauche à droite : Léon Bonnat, The Little Blue Lord Fauntleroy ; Sans titre.
L’inachèvement du tableau sans titre est probable. Il montre toutefois comment la question du visage oriente le travail du peintre dès ses jeunes années. Peindre, dirait-on, pour l’auteur du tableau sans titre, c’est, au risque de Méduse, chercher le visage manquant ; et peindre, pour le copiste du Blue Boy, c’est figurer le visage d’un être de peinture, dont l’identité n’a jamis été établie, et dont on sait qu’il recouvre sur la toile de Gainsborough une peinture précédente. De l’art de marcher à la rencontre des fantômes. Du risque et de l’évitement de Méduse.
Il n’est pas de visage, ni dans la réalité ni dans la fiction, qui ne se laisse inventer par le regard des autres. Léon Bonnat, dans ses autoportraits, peint ce visage inventé. Il a par la suite l’occasion de voir le visage de sa célébrité, photographié, figuré en buste, ou peint par Henri Achille Zo sur la grande toile créée pour le musée dédié au maître.
Ci-dessus, Léon Bonnat et ses élèves basques et béarnais, toile en trois panneaux peinte en 1914 par Henri Achille Zo. Destinée au musée Bonnat, la toile n’y a finalement été installée qu’en 2001. Je n’ai reproduit ci-dessus que deux des trois panneaux : le panneau central et le panneau de droite. Léon Bonnat figure sur le panneau central, vétu d’un costume gris, assis sur un banc parmi ses élèves. Derrière lui, en arrière plan, la ville de Bayonne.
C’est sous les dehors de ce visage de maître, peint par Henri Achille Zo, que la postérité voit aujourd’hui Léon Bonnat. Mais quid du visage que cherchait au miroir de la peinture le jeune Léon Bonnat ?
S’il y a dans tout portrait un autoportrait, et s’il y a, plus originairement encore, « une Méduse dans tout autoportrait », on ne peut que se tenir médusé face au portrait de Job, peint par Léon Bonnat en 1880.
Loin des jolies femmes auxquelles le peintre délègue sans doute le soin d’incarner la part glorieuse de sa psyché, Job figure celui qui a lu dans l’oeil de Dieu, ou de Méduse, que lui, l’homme qui a réussi, n’est personne, mais simple sac d’os, de peau de lapin, vainement agité par des rêves de fortune et de gloire entre la double absence.
A la recherche du visage manquant, n’est-ce pas, au vrai, quelque analogon de la figure de Job que le jeune Léon Bonnat craint de voir paraître dans le secret de sa peinture et qu’il conjure par la suite en brossant le portrait de ses contemporains, riches et célèbres, dotés par là du regard qui fait de vous quelqu’un, même médusé.
Ci-dessus, un des derniers grands tableaux de Bonnat : Aigle déchirant un lapin, 1891.
Enrichi par la faveur des dits contemporains, Léon Bonnat a constitué une superbe collection de statues et de tableaux, exposée également au musée de Bayonne. Parmi les tableaux, j’ai remarqué un portrait de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), le peintre des cauchemars, réalisé en par Sir Thomas Lawrence (1769-1830).
Le vieux Johann Heinrich Füssli a l’air bonhomme, quoique assorti d’un éclat bleu dans le regard. Il tient dans la main droite un pinceau, et dans l’autre un papier. La transparence de son regard contraste l’opacité du lieu depuis lequel il nous fixe. Son univers semble hanté par des présences étranges. D’abord celle des animaux qui servent de tête d’accoudoir au fauteuil, puis celle d’un oeil qui apparaît en arrière-plan dans la fente d’un rideau. L’étrangeté de cet univers n’a pas à être expliquée. Le peintre fixe son portraitiste, ou quelque scène à peindre. Il se trouve, dans le même temps, placé sous l’oeil du diable, ou de Méduse, qui le regarde peindre. Léon Bonnat a-t-il reconnu dans l’étrangeté de cette camera oscura l’étrangeté plus secrète de la sienne propre ?
La collection Bonnat a aussi ses aspects amènes. On peut admirer, dans la galerie supérieure du musée, une grande toile de Puvis de Chavannes, jadis accrochée dans l’hôtel particulier de Léon Bonnat à Paris, rue de Bassano. Datée de 1882, la toile s’intitule Doux Pays. J’ai plaisir à conclure cet article sur la vision d’un temps sans Méduse – l’Age d’or.