Philosophical Powers

 

Si vous lisez l’anglais, si vous vous intéressez à l’histoire de la philosophie, et si vous aimez rire, rendez-vous sur le site intitulé Philosophical Powers – The greatest minds of all time now have great bodies to match ! Il s’agit d’un site hébergé par l’université de New-York. La Home Page est signée par l’auteur du site : il s’agit de Ian Vandewalker, diplômé cum laude de la New York University School of Law, New York, en 2008 ; dernièrement en poste au United States District Court, Eastern District of New York, Brooklyn, puis au Center for Reproductive Rights, United States Legal Program, New York.

Ian Vandewalker a, dit-il, deux passions : la philosophie et les toys ((Toys, au sens large : objects that can be used for play ; ici, action figures, produced primarily as collector’s items and are intended for display only)). Il s’y livre ici de façon joyeusement iconoclaste. Quoique… Longtemps avant les toys, les philosophes grecs, déjà, ont joui « de beaux corps pour se battre » (great bodies to match), puisque Fils de la Terre et Amis des Idées s’affrontent au temps de Périclès dans le cadre d’une gigantomachie qui a du muscle, au dire du « plunderous » Platon qui compte les points. ((Cf. Platon, Sophiste, 246a sq.))

Καὶ μὴν ἔοικέ γε ἐν αὐτοῖς οἷον γιγαντομαχία τις εἶναι διὰ τὴν ἀμφισβήτησιν περὶ τῆς οὐσίας πρὸς ἀλλήλους.
En vérité, il y a entre eux comme une espèce de gigantomachie, tant ils sont peu d’accord dans leurs idées sur l’être.

C’est donc avec une sorte de raison paradoxale que Ian Vandewalker regarde le match de la philosophie comme un jeu de rôles ou de toys, jeu auquel les philosophes se trouvent obligés, en corps et en esprit, par la force de la vérité, laquelle force est essentiellement et principalement celle des différends de la vérité.

Ian Vandewalker, en vertu d’une telle raison, donne du match de la philosophie une version picrocholine si l’on veut, en cela toutefois conforme à la façon du grand debat, dont furent faictes grosses guerres. La philosophie a dans sa façon une ironie de naissance, qu’on feint généralement d’oublier. Ian Vandewalker nous en fait ici heureusement ressouvenir.

 

Voici, pour le plaisir, la fiche-personnage que Ian Vandewalker, dans le jeu de rôles de la philosophie, consacre à notre « Dangerous » Descartes national :

René Descartes
1596-1650
Nationality : French

Group Alliances :
« Contumelious » Continental Rationalists
« Duelin' » Dualists

AKA : « Don’t Start » Descartes
« Rip Ya Apart » Descartes
Descartes Ya Away When He’s Done
The Meditator

Powers : certainty, laser vision

Weaknesses : Cartesian circle, susceptibility to bronchial ailments

Notes : Watch for figures with special bonus pack of accessories (includes: dressing gown, paper, piece of wax, man with earthenware head, man who is a pumpkin, man made of glass, and human pineal gland) !

Ci-dessus : dessin de Descartes expliquant la glande pinéale.

La « laser vision » dont Ian Vandewalker crédite Descartes m’a fait souvenir de la chose que le philosophe vit en rêve dans la nuit du 10 novembre 1619 et que Adrien Baillet rapporte dans sa Vie de M. Descartes :

Il lui vint aussitôt un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu’il en eut le réveilla sur l’heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d’étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d’autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit d’avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi sa frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme. ((Adrien Baillet, Vie de M. Descartes, Paris, D. Horthemels, 1691, 2 vol., vol. 1, p. 77-86 ; Genève, Slatkine Reprint, 1970.))

Adrien Baillet rapporte également l’analyse formulée par Descartes à la suite de ce rêve. La foudre dont il entendit l’éclat était, dixit Descartes, le signal de l’esprit de vérité qui descendait sur lui pour le posséder.

Analogies – Tu dis que la Plante médite ?

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Alexej von Jawlensky (1864-1941), Variation, circa 1918 ; Mirepoix, mars 2011.

Lucrèce
– Je ne sais si je puis mieux dire qu’une Fable… Je voulais te parler du sentiment que j’ai, parfois, d’être moi-même Plante, une Plante, qui pense, mais ne distingue pas ses puissances diverses, sa forme de ses forces, et son port de son lieu. Forces, formes, grandeur, et volume, et durée ne sont qu’un même fleuve d’existence, un flux dont la liqueur expire en solide très dur, tandis que le vouloir obscur de la croissance s’élève, éclate, et veut redevenir vouloir sous l’espèce innombrable et légère des graines. Et je me sens vivant l’entreprise inouïe du Type de la Plante, envahissant l’espace, improvisant un rêve de ramure, plongeant en pleine fange et s’enivrant des sels de la terre, tandis que dans l’air libre, elle ouvre par degrés aux largesses du ciel des milliers verts de lèvres… Autant elle s’enfonce, autant s’élève-t-elle : elle enchaîne l’informe, elle attaque le vide ; elle lutte pour tout changer en elle-même, et c’est là son Idée !… Ô Tityre, il me semble participer de tout mon être à cette méditation puissante, et agissante, et rigoureusement suivie dans son dessein, que m’ordonne la Plante…

Tityre
– Tu dis que la Plante médite ?

Lucrèce
– Je dis que si quelqu’un médite au monde, c’est la Plante.

Tityre
– Médite ?… Peut-être de ce mot le sens m’est-il obscur ?

Lucrèce
– Ne t’en inquiète point. Le manque d’un seul mot fait mieux vivre une phrase : elle s’ouvre plus vaste et propose à l’esprit d’être un peu plus esprit pour combler la lacune.

Tityre
– Je ne suis pas si fort… Je ne sais concevoir qu’une plante médite.

Lucrèce
– Pâtre, ce que tu vois d’un arbuste ou d’un arbre, ce n’est que le dehors et que l’instant offerts à l’oeil indifférent qui ne fait qu’effleurer la surface du monde. Mais la plante présente aux yeux spirituels non point un simple objet de vie humble et passive, mais un étrange voeu de trame universelle.

Tityre
– Je ne suis qu’un berger, Lucrèce, épargne-le !

Lucrèce
– Méditer, n’est-ce point s’approfondir dans l’ordre ? Vois comme l’Arbre aveugle aux membres divergents s’accroît autour de soi selon la Symétrie. La vie en lui calcule, exhausse une structure, et rayonne son nombre par branches et leurs brins, et chaque brin sa feuille, aux points même marqués dans le naissant futur…

Tityre
– Hélas, comment te suivre ?

Lucrèce
– Ne crains pas, mais écoute : lorsqu’il te vient dans l’âme une ombre de chanson, un désir de créer qui te prend à la gorge, ne sens-tu pas ta voix s’enfler vers le son pur ? Ne sens-tu pas se fondre et sa vie et ton voeu, vers le son désiré dont l’onde te soulève ? Ah ! Tityre, une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. Chaque jour, elle dresse un peu plus haut la charge de ses charpentes torses, et livre par milliers ses feuilles au soleil, chacune délirant à son poste dans l’air, selon ce qui lui vient de brise et qu’elle croit son inspiration singulière et divine…

Tityre
– Mais tu deviens toi-même un arbre de paroles…

Paul Valéry, Dialogue de l’Arbre, 1943.

La légende du Bois de la Croix

Poète, philosophe, pionnier des études cathares, René Nelli publiait dans les années 1970 une importante anthologie des Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan. L’ouvrage comporte deux volumes : 1. La Femme et l’Amour ; 2. Hérétiques et politiques. J’ai relu récemment le volume consacré aux hérétiques et politiques. Je me suis arrêtée sur l’extrait du Roman d’Arles ((Cf. Mario Roques, Sur le Roman d’Arles (partie 2), in Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 88e année, n°2, 1944, pp. 299-309 : « Le Roman d’Arles est le titre donné par des érudits du XVIIIe siècle à une composition provençale du XIVe siècle, qui n’est bien connue que depuis l’édition de Camille Chabaneau, établie et publiée en 1888. Les dernières parties du Roman racontent le long séjour en Arles de l’empereur de Rome, César [Tibère ou Constantin], et les expéditions de Charlemagne et de Louis, son fils, pour reprendre Arles aux envahisseurs sarrasins qui l’occupent avec leur roi Tibaut ».)) qui relate, dans une version reprise des Bogomiles, la légende du Bois de la Croix. Je résume ici les principaux épisodes de cette légende…
 
Avant de mourir, Adam met dans sa bouche trois graines du fruit de l’arbre du Bien et du Mal, qui ont été données à son fils Seth par un ange. Après la mort d’Adam et sa mise en terre, les trois graines donnent naissance à trois arbres. Deux de ces trois arbres peu à peu dépérissent. Le troisième en revanche prospère. Puis les hommes, au fil des générations, perdent le souvenir d’Adam, de sa tombe, et de l’arbre poussé sur cette dernière.

Ci-dessus : Taddeo Gaddi (circa 1300-1366), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Seul un chevalier, à qui Dieu en a fait la révélation, reconnaît un jour l’emplacement de la tombe d’Adam et s’agenouille devant l’arbre. Interrogé par le roi, le chevalier prédit que « là doit mourir le Fils de la Divinité, certainement, pour la faute que fit Adam lorsqu’il mangea du fruit de l’arbre que Dieu lui avait défendu ».

Quar aqui deu morir lo fil de la deietat per cert,
Per la falha que fes Adam quant manjet
Del pom de l’aubre que Dieus li avie vedat.
((v. 262-264))

Furieux de cette prédiction, le roi fait abattre l’arbre et mande qu’on le jette au fleuve. Le fleuve emporte l’arbre près de Jérusalem, l’ayga va l’en portar, prop de Jherusalem. Le tronc d’arbre, le fust, s’y arrête, et il sert de pont aux gens qui veulent passer l’eau.

Bien du temps passe encore jusqu’à ce qu’un homme venu de Jérusalem en compagnie de sa fille entreprenne à son tour de passer l’eau. Mais la jeune fille refuse de le suivre sur le tronc de l’arbre. Dieu, dit-elle, ne le veut pas, « parce que sur le bois de cet arbre le Fils de Dieu sera crucifié », quar en aquel fust sera lo Fil de Dieu crucificat ((v. 279)). Furieux, le père se saisit du tronc, va penre aquel fust, et le jette dans un égout à l’intérieur duquel se déversent toutes les eaux de la cité de Jérusalem, en I cros lo va gitar, on s’agotavan totas las aygas de Jherusalem la sieutat. L’arbre reste dans ce trou, et il n’en ressort que le jour où « Dieu est arrêté et condamné à mort ».

 

Ci-dessus, premières vues des nouveaux restes du cloaque antique découverts le 24 janvier 2011 sous Jérusalem.

« Quand ils partirent en quête de quelque chose pour le crucifier, ils passèrent à l’endroit de l’égout, et ils virent le tronc d’arbre qui flottait sur l’eau ». Ils le prennent et l’emportent pour crucifier Jésus. « Et c’est bien sur cet arbre qu’ils vont crucifier et faire mourir » Jesu Crist :

Et sus en aquel fust lo (va) van crusificar
Et a mort lieurar…
((v. 288-289))

Ils passèrent à l’endroit de l’égout, ils virent un tronc d’arbre qui flottait sur l’eau sale, et c’est sur cet arbre que Jésus sera crucifié…

La légende est ici d’une portée confondante !

« Belle leçon d’humilité », observe René Nelli dans une note en bas de page : « le Christ avait été cloué sur un morceau de bois repêché dans un égout, tandis qu’à la cour de Rome, la Croix était devenue un objet précieux, symbole de richesse et de puissance » ((René Nelli, Ecrivains anticonformistes du Moyen Age occitan, II, Hérétiques et politiques,éditions Phebus,1977, p. 163))

 

Ci-dessus : Jérusalem, chapelle du Saint Sépulcre..

Il existe une version éthiopienne de la légende du Bois de la Croix ((Cf. André Caquot, La Reine de Saba et le bois de la Croix selon une tradition éthiopienne, in Annales d’Ethiopie, volume 1, année 1955, pp. 137-147.)). C’est dans cette version le roi Salomon qui a fait couper l’arbre poussé sur la tombe d’Adam à Jérusalem, et qui, après l’avoir destiné à la construction du Temple, l’emploie finalement à celle du pont de Siloé ((Shiloah, ou Siloma, ou Silwan – en français Siloé – : source près de laquelle s’est construite la ville de Jérusalem ; nom du village, puis du quartier éponyme, relié par un tunnel au centre de Jérusalem. Situé à l’extérieur des murailles de la Jérusalem antique, le site de Siloah abritait le bassin d’Ezéchias, où Jésus guérit plus tard un aveugle de naissance. Les fouilles menées en 2005 ont permis la mise au jour de ce bassin.))

Alors qu’elle vient visiter le roi Salomon, la reine de Saba, Bilqis de son nom éthiopien, s’agenouille devant la poutre qui – elle le sait, car, bien que païenne, elle croit déjà – servira un jour à fabriquer la croix sur laquelle Jésus sera supplicié.

Une variante de cette version éthiopienne dit que, le roi Salomon ayant fait de l’arbre coupé sur la tombe d’Adam le seuil de son propre palais, la reine de Saba, qui souffre d’une malformation au pied, se trouve guérie à l’instant même même où elle entre dans le palais du roi Salomon.

Une autre version dit encore qu’averti par la reine de Saba de ce que le Messie viendra un jour à partir de l’arbre poussé sur la tombe d’Adam, le roi Salomon fait retirer l’arbre employé à la construction du pont de Siloé et mande qu’on enfouisse l’arbre en terre. Une eau qui guérit sourd alors au pied de l’arbre, formant ainsi ce que l’on nommera plus tard la « piscine probatique ». C’est là, selon cette autre version de la légende, que la reine de Saba, lors de sa visite au roi Salomon, aurait été guérie de la malformation de son pied.

Ci-dessus : Piero della Francesca (circa 1410, 1420-1496), détail de la Légende de la Sainte Croix, fresque peinte dans l’église Saint François d’Arezzo..

La légende du Bois de la Croix connaît un dernier épisode en 325-327 après J.C., avec l’invention de la Vraie Croix par Sainte Hélène, mère de Constantin, premier empereur romain converti au christianisme. Hélène a déjà quatre-vingt ans lorsqu’elle s’embarque pour Jérusalem afin d’y visiter les Lieux Saints.

 

L’Esprit, rapporte Saint Ambroise de Milan ((Saint Ambroise, De obitu Theodosii, n. 43 et 35)), lui souffla de chercher le bois de la croix. Elle s’approcha du Golgotha et dit : – Voici le lieu du combat ; où est la victoire ? Je cherche l’étendard du salut et ne le vois pas. Elle creuse donc le sol, en rejette au loin les décombres. Voici qu’elle trouve pêle-mêle trois gibets sur lesquels la ruine s’était abattue et que l’ennemi avait cachés. Mais le triomphe du Christ peut-il rester dans l’oubli ? Troublée, Hélène hésite, elle hésite. Mue par l’Esprit-Saint, elle se rappelle alors que deux larrons furent crucifiés avec le Seigneur. Elle cherche donc la croix du milieu. Mais, peut-être, dans la chute, ont-elles été confondues et interverties. Elle revient à la lecture de l’Évangile et voit que la croix du milieu portait l’inscription « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs ». Par là fut terminée la démonstration de la vérité et, grâce au titre, fut reconnue la croix du salut.

Hélène, dit la légende, retrouve aussi dans la terre les clous de la Passion. Lors de son retour, elle emporte avec elle des fragments de la croix et des clous. Elle meurt à Nicomédie en 329.

Ci-dessus : Agnolo Gaddi (1350-1396), Histoire de l’Invention de la Vraie Croix, détail de la fresque peinte à Florence dans le réfectoire de l’ancien monastère franciscain, devenu aujourd’hui basilique de Santa Croce.

Le fragment de la croix resté à Jérusalem tombe dans les mains de Saladin en 1187. Il disparaît par la suite et n’a jamais été retrouvé.

Le fragment acheté aux Vénitiens par Saint Louis en 1238 et installé à la Sainte Chapelle disparaît pendant la Révolution, à l’exception d’une relique et d’un clou conservés dans le trésor de Notre Dame de Paris.

Des autres fragments dispersés depuis le temps d’Hélène, il reste, entre autres, ce qui est renfermé dans le somptueux reliquaire de la basilique Saint Sernin à Toulouse.

Ci-dessus : reliquaire de Saint Sernin.

Une ancienne porte de Pamiers, Ariège, et aujourd’hui encore une place portent le nom de Sainte Hélène. Il ne s’agit pas de la mère de l’empereur Constantin, mais de Sainte Natalène, dont le nom initial s’est perdu au fil du temps. Sainte Natalène, jeune romaine de Pamiers, eut la gorge tranchée pour avoir refusé de renoncer à sa foi. Du sang versé par le bourreau a jailli la fontaine dite « de Sainte Hélène ». L’église Notre Dame du Camp à Pamiers conserve les reliques de la sainte.