Eugène Bonnemère – Le sort des paysans à l’époque de la prise de Mirepoix par les routiers

 

Eugène Bonnemère (1813-1893), extrait de Histoire des paysans, tome 2 : Les Jacqueries, p. 1 sqq., Librairie Fischbacher, Paris, 1866.

A la fin de 1560, le roi Jean rentre en France, et, sans consulter les Etats-Généraux, met des impôts énormes pour payer les termes de sa rançon. Le paysan n’avait plus rien, les nobles, les routiers, les Anglais, y avaient mis bon ordre, et d’ailleurs il s’était vu dans la nécessité de renoncer au travail de la terre. Mais s’il n’avait pas d’argent, on espéra le contraindre à en emprunter, et, de plus en plus prodigue de la fortune de ses sujets, Jean permit cette fois aux juifs de prendre jusqu’à six deniers par livre d’intérêts par semaine, de telle sorte qu’au bout de quarante semaines, l’intérêt égalait le capital.

Pour comble de disgrâce, le pape Urbain V persuade à Jean de s’armer pour aller conquérir Jérusalem. Il lui permet de lever à cet effet des décimes sur les terres du clergé, ordonne aux évêques « de solliciter les aumônes des fidèles, et de faire à toutes les messes une collecte particulière pour le succès des armées chrétiennes. » L’impôt est levé, les aumônes sont reçues, et, le tour joué, il n’est plus question de la croisade.

La faim, la misère, les angoisses, rappellent la peste noire, qui reparaît en 1561. Mais puisqu’il faut mourir, on veut jouir auparavant et vider jusqu’à la lie la coupe du crime. C’est en vain qu’après le traité de Brétigny l’Anglais a congédié les troupes à sa solde : préférant rester sous la conduite de leurs chefs, elles continuent de vivre sur le plat pays. Plusieurs bandes se réunissent pour nommer un capitaine souverain, qui se dit « ami de Dieu et ennemi de tout le monde. » Excommuniés par Innocent VI, les soudards se rient de ses foudres impuissantes, se replient sur Avignon, et pillent les domaines de la cour papale. « Quand on vit qu’ils robaient et violaient femmes vieilles et jeunes, sans pitié, et tuaient hommes, femmes et enfants, sans merci, et que qui plus de vilains faits faisait, c’était le plus preux et le mieux prisé, alors firent le pape et les cardinaux sermonner la croix partout publiquement. » (Froissart.) Le cardinal Pierre Bertrandi vint s’établir a Carpentras pour recevoir les enrôlements ; mais comme il ne leur offrait que des indulgences pour unique solde, il arriva que les croisés s’enrôlèrent parmi les bandits. On dut se résigner à traiter avec eux ; ils reçurent l’absolution générale de tous leurs péchés, avec soixante mille florins d’or.

Le roi Jean n’avait pas d’or à leur offrir, il n’avait que du fer à leur opposer ; il envoie donc contre eux une armée sous le commandement de Jacques de Bourbon, démonstration à laquelle le chef de ces bandits, Jean de Gouges, répond en prenant le titre de roi de France. Comme il était a la tête de quinze mille hommes, il n’hésite pas à offrir la bataille à Jacques de Bourbon, qui n’en avait que dix mille, et qui est battu et tué à Brignais (1561). Délivrés alors de tout souci, le roi et le pape étant désarmés, ils purent s’en donner à coeur joie.

« Ce n’étaient qu’homicides dans les bois et dans les campagnes, et nul ne portait remède à tant de maux, tellement qu’on pensait que les seigneurs et les princes voyaient volontiers le peuple ainsi châtié. » (Contin, de Nangis.)

Pour les contraindre à quitter la contrée, le gouverneur de la Bourgogne ordonne aux baillis de la province de faire rentrer dans les villes et les lieux fortifiés tout ce qui était sur la campagne, puis de faire abattre en tous lieux les fours et les moulins.

C’était déplacer le théâtre des pillages, et rien de plus. Au mois d’avril l362, renforcés par les bandes du marquis de Montferrat, les malandrins se partagent le midi de la France : Perrin Bouvetaut prend pour lui le Valais et s’empare de la richee abbaye de Moustier-Saint-Chaffre ; Séguin de Badefol, qui se donnait le titre de roi des compagnies, composées presque toutes de gentilshommes, s’empare de Brioude, pille l’abbaye de Saint-Julien, va en Languedoc, saccage le Puy, rançonne Aniane, incendie Gignac, dévaste Pont-Saint-Esprit, malgré les anciens sacrifices du pape.

L’année suivante, le puissant duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, marche en personne contre les compagnies ; mais elles changent a chaque instant de séjour, et cette guerre de partisans fatigue inutilement la contrée. Ne pouvant les amener à accepter la bataille, Philippe essaye d’acheter leur éloignement, et fait, comme d’habitude, rembourser, dans un rayon de six a huit lieues, le prix du rachat des forteresses, dont il ne fait en réalité que les avances. Convaincus par expérience que les bandits écartés seront immédiatement remplacés par d’autres, les paysans voulaient refuser d’acquitter cette nouvelle taille, lorsque le duc lança ses « imposteurs » sur le plat pays, avec ordre de lever « telle somme que bon leur semblera, et d’en exiger le recouvrement vigoureusement et sans délai, par prise de corps et de biens, à force d’armes, et par toutes autres voies et remèdes que pour les dettes du roi et de lui-même il est accoutumé de faire. » 11 fallut alors payer, et le duc ajouta les forts à ses domaines.

Le Languedoc, de son côté, traite avec eux et les éloigne à prix d’or : ils se retirent, reviennent après une absence de quelques mois, et consomment la ruine de la province. Le maréchal Raoul d’Audenham marche contre eux, mais les seigneurs, qui avaient tous leurs parents et tous leurs amis dans les bandes, refusent leur concours : on est contraint de traiter et d’écarter Badefol avec de l’or. Celui-ci, trois ans après, veut vendre ses services à Charles-le-Mauvais. « Le Gascon est trop cher, répondit le roi de Navarre ; puisqu’il veut tant se faire valoir, qu’on s’en défasse. » Il l’invite à diner, et l’empoisonne. Privée de son chef, la bande de Badefol se montre de meilleure composition et met son courage au service de Charles.

Pacimbourg, l’insigne voleur, comme on l’appelait, qui avait eu cent mille florins d’or dans le marché passé avec le maréchal d’Audenham, ravageait le Gévaudan et l’Auvergne ; Bérard d’Albret, Bertaguin, Espiole Bertaguin, Rabaud de Nessy, pillaient le Languedoc, tandis que l’archiprêtre saccageait la Lorraine. Abandonné de tous, le paysan avait perdu jusqu’à l’espérance et ne demandait plus même à être secouru, car les soldats que l’on opposait aux grandes bandes étaient des bandits eux-mêmes et consommaient sa ruine. En 1364, les compagnies ne firent plus que trois bandes qui se divisèrent la France : la première — la grande compagnie — eut l’Auvergne, les bords de la Loire, la Champagne ; la seconde — les Navarrois, — sous Charles-le-Mauvais, prit le duché de Bourgogne ; la troisième, — les Comtois, — sons le comte de Montbéliard, exploita la Franche-Comté. « La terreur chassait devant elles les habitants des campagnes, qui se réfugiaient dans les lieux fortiliés, emportant avec eux leur blé, leur vin, leur fourrage, et livrant aux flammes ce que la présence du danger ne leur permettait pas d’enlever. »

La mort de Charles de Blois mit fin à la longue guerre civile qui, depuis vingt-trois années, désolait la Bretagne. Congédiés par les deux partis, les bandits vinrent mettre à sac le reste de la France. « Leurs moindres crimes étaient le ravage des campagnes et des villes ; ils égorgeaient jusqu’aux enfants dans le berceau, ils déshonoraient les vierges consacrées à Dieu, ils traînaient en esclavage les dames de la plus haute qualité, ils s’en servaient dans leurs marches pour porter les armes et le bagage. Les églises, les monastères, les vases sacrés, n’arrêtaient point ces sacrilèges. Ils réduisaient en cendres les lieux les plus saints, ils employaient contre les prêtres la rigueur des tourments et la mort même pour les obliger à découvrir les richesses du sanctuaire et les ornements de l’autel. » (Longueval, XVllI, p. 91.)

Les campagnes d’Avignon, où résidait le pape et où les cardinaux étalaient leur faste, attiraient les bandits. Urbain V prêcha contre eux une jacquerie universelle, invita les évêques et tous les fidèles à leur courir sus, accordant à tous les nouveaux croisés une indulgence à l’article de la mort (p. 92). Mais déjà cette monnaie courante des papes commençait a être discréditée, et le roi Charles V eut recours à des mesures plus efficaces. Il empêcha d’abord les bandes de s’établir nulle part, organisa contre elles des compagnies d’arbalétriers dans les villes, et fit remise aux paysans de moitié des aides qu’ils devaient payer, en prévision de ce qu’ils auraient à souffrir des aventuriers. Il fit marcher contre ceux qui ravageaient la Champagne son propre frère, Philippe de Bourgogne ; mais, pour se venger, ils se jetèrent sur la Bourgogne, et le duc, fatigué de poursuivre en vain ces insaisissables ennemis, qui étaient partout et que l’on ne pouvait joindre nulle part, refusa d’épuiser ses troupes dans ces inutiles escarmouches.

Lassé enfin de leurs excès, Charles allait déployer contre eux les dernières rigueurs, lorsque Du Guesclin, qui savait ce que valaient tous ces bandits au jour de la bataille, intercéda pour eux, et voulant au moins utiliser leur mort, demanda à Charles de les envoyer, sous ses ordres, guerroyer contre le roi de Castille Pierre-le-Cruel, ou contre les Sarrazins de Grenade. Il savait faire de l’ordre avec ces éléments de désordre. « Ce sont, disait-il, tous garnements que je fais prudhommes malgré eux. »

D’Argentré, grand jurisconsulte et médiocre historien, a raconté, d’après la chronique rimée de Du Guesclin, l’arrivée du héros au milieu des bandes et leur départ pour l’Espagne. C’est une ravissante scène de moeurs que je lui emprunte. On va comprendre les façons d’agir de la soldatesque, des nobles et de l’Eglise avec le peuple.

Du Guesclin se rend auprès de ces bandits et les trouve faisant bonne chère sans compter, entre Beaune et Châlons, au pays des bons vins. Après quelques jours passés à banqueter pour célébrer sa bienvenue, car c’étaient tous gens d’un métier qui reconnaissaient bien l’ouvrier qui les venait trouver, il leur dit qu’il lui semblait qu’ils étaient tous en pauvre état, foulant le peuple qui ne les pourrait toujours soutenir, et qu’il serait sage de faire quelque trait d’honneur pour se faire valoir el s’avancer. Les esprits ainsi préparés par une première ouverture, le neveu de Du Guesclin arrive quelques jours après, rassemble les chefs, et leur adresse cette harangue à la guerrière :

« Mes amis, il est grand temps d’amender notre vie : bien allé, bien venu ; il faudra rendre compte à Dieu, et à toute heure nous sommes sur le pas, allants à la guerre. Nous avons tous assez fait pour damner nos âmes, et quant à moi je confesse que je ne fis jamais bien. Je n’ai vécu que parmi meurtres, violements de femmes et de pucelles, brûlements de maisons et de chaumières ; peut-être vous n’avez pas mieux fait que moi : il faut donc changer de façon et en rémission aller faire du pis que nous pourrons chez les mécréans, ennemis de notre sainte foi. Dieu nous pardonnera sans contredit, et je m’en irai devers le pape d’Avignon obtenir une rémission et pardon général pour tous. »

Touchés par ces paroles, ils se livrent à Du Guesclin, qui les dirige sur Avignon. Ils étaient bien quarante mille, mangeant le peuple. Le pape Urbain, justement inquiet, leur dépècbe un cardinal, qui les aborde non sans grande frayeur. Le maréchal d’Audenham répond qu’ils sont tous bons chrétiens, marchant combattre les infidèles, et qu’ils se sont voulus détourner de leur route pour demander l’absolution de leurs péchés et se mettre en bon état, étant absous de la propre bouche du pape ; et pour le mérite d’une si grande entreprise, ils demandaient au pape de leur faire une gracieuse aumône de deux cent mille francs, étant le chef de la chrétienté. Le cardinal dit qu’il avait bien mission d’absoudre sans retard, — et il eût volontiers donné sur l’heure l’absolution avec le portage [1]Ces mots, portage, portements, sont encore en usage dans les campagnes pour désigner ces compliments qui toujours roulent sur ces mots: « Portez-vous bien! Comment vous portez-vous? », — mais non d’aumôner.

Sur cela intervient messire Bertrand : « Monsieur le cardinal, dit-il, c’est le contraire : il y a assez d’hommes ici qui attendraient bien avec toute quiétude l’absolution jusques a Pâques ou plus, mais c’est l’argent qu’il faut, comptant et bien présent, Dites cela au Saint-Père, et qu’il se hâte, car tant plus nous resterons là, tant plus ira la besogne pire. » Et pour rendre la supplique plus pressante, il s’avance en vue jusque sous les murs d’Avignon. Le pape les voyait des fenêtres de son palais courir le pays, pillant et faisant le reste, et il disait : « Voilà des gens qui se donnent grand-peine pour trouver le chemin de l’enfer ! »

Le pape ne faisait nulle objection au sujet de l’absolution, et cela ne coûtait pas maille ; mais la demande des deux cent mille francs lui était chose bien forte à passer, car étant accoutumé d’en recevoir à cette occasion, il lui semblait merveilleusement étrange d’en donner. Désireux toutefois d’entrer en accommodement, il offrit la moitié, qu’il s’empressa de lever sur les habitants, ne voulant pas ouvrir le trésor de l’Eglise pour une cause si profane.

Mais il arriva que Du Guesclin rendit cette somme au prévôt d’Avignon et à ceux qui l’apportaient avec lui, en leur disant : « Mes amis, le saint-Père et les cardinaux sont nourris de biens, revenus et impositions qu’ils prennent du menu peuple et refusent de participer à sa décharge, tandis que moi je vais de bonne volonté en voyage pour le mettre en liberté des infidèles qui le tyrannisent. Je me ferais conscience de prendre l’argent du peuple qui en a besoin. Remportez-le, et dites au pape et aux cardinaux que je demande de ce qu’ils ont assez, et que je ne veux point de la nécessité du peuple, ni de ce qu’il a trop peu. »

Le brave chef breton parlait si net et si franc qu’il n’y avait plus guère moyen de prendre des biais ni de marchander. Le pape s’exécuta donc, donna l’absolution de loin, et les vit avec satisfaction se diriger vers Toulouse. Mais à peine étaient-ils sur le territoire espagnol qu’il leva, pour se dédommager, une décime sur les biens du clergé de France. L’exemple fut suivi, et les chanoines de Saint-Julien de Brioude, victimes antérieurement de Séguin de Badefol, obtinrent de Charles V mille livres de dédommagements à lever sur le plat pays, auquel ils firent encore payer par surcroît les frais de réparation du château de la ville.

N’est-ce pas une merveilleuse époque que celle-là ? Le connétable, le plus grand capitaine du siècle, a la tête de ces bandits qui le reconnaissent pour un homme du métier ; un maréchal de France, naguère leur adversaire, qui maintenant les dirige ; ces malandrins qui ont des doutes sur l’état de leurs âmes, qui vont guerroyer pour la cause de Dieu, et se dérangent de leur route pour aller rançonner son vicaire ; le pape qui trafique des choses saintes, qui donne le pardon, engageant la parole de Dieu, mais qui ne veut pas donner l’argent, qui marchande et exploite le peuple pour écarter les pillards dont la présence l’inquiète ; puis le chef des bandes qui donne une leçon de charité et de désintéressement au pape et à ses cardinaux ; et enfin, pour couronner l’oeuvre, Urbain, le péril passé, pressurant le peuple pour rentrer dans ses déboursés !…

Notes

1 Ces mots, portage, portements, sont encore en usage dans les campagnes pour désigner ces compliments qui toujours roulent sur ces mots: « Portez-vous bien! Comment vous portez-vous? »