Adrien Goetz – Intrigue à Giverny, ou « une très belle machine à coudre » du XXIe siècle

 

Ci-dessus : Les Nymphéas au musée de l’Orangerie.

Les vingt-deux panneaux des Nymphéas, assemblés comme une tapisserie, ont pris place peu de temps après la mort du peintre dans le bâtiment de l’Orangerie, au bord du jardin des Tuileries. Georges Clemenceau présida bien sûr en personne à l’inauguration. Les invités des premiers jours eurent l’impression d’entrer dans un aquarium avec des fenêtres découpées ouvrant sur un monde sous-marin inconnu et nouveau, comme s’ils voyaient l’invisible. [1]Adrien Goetz, Intrigue à Giverny, p. 279, éditions Bernard Grasset, Paris, avril 2014.

A Giverny, dans la lumière dorée de l’automne 1915, « Monet et le Tigre parlaient encore… ». Sacha Guitry les y a filmés. D’une façon qu’on ne dira pas ici, Intrigue à Giverny, le nouveau roman d’Adrien Goetz, suit tout entier de ce film muet.

 

Ci-dessus : Clemenceau et Monet en 1908.

Héros récurrent des Intrigues d’Adrien Goetz, Wandrille, qui est dans Intrigue à Venise rédacteur en chef de la revue Jardins Jardins – comme Adrien Goetz est actuellement rédacteur en chef de La Grande Galerie, le Journal du Louvre – et qui a commencé dans Intrigue à l’anglaise à nourrir sa carrière de journaliste avec des fiches, « puisées un peu au hasard dans une boîte à chaussures », et « des photos sous les yeux pour écrire », s’est équipé depuis lors d’un grand cahier moleskine, et, alors qu’il avait brodé Intrigue à l’anglaise au petit point, vu la productivité rédactionnelle attendue du rédacteur en chef qu’il est aujourd’hui devenu, il est passé, dans Intrigue à Giverny, du stade du tambourin à celui de la machine à coudre.

 

Ci-dessus : Claude Monet, Le palais Contarini, 1908.

A Venise, Monet fréquente la princesse de Polignac, Winaretta Singer, héritière des machines à coudre, qui a acheté, sur la rive d’en face, le palais Contarini, très belle machine à coudre en marbre du XVIe siècle [2]Adrien Goetz, Intrigue à Giverny, p. 143, Grasset, avril 2014.

La machine est puissante : elle coud en 286 pages une intrigue somptueusement arlequine dans laquelle, outre Clemenceau et Monet, amis de toujours, paraissent à Paris, Versailles, Giverny, et le Monaco pavoisé des jours qui précèdent le mariage du prince Albert II et de Charlene Wittstock, une cavalcade de personnages coruscants, tous plus comiques que tragiques, dont certains, inspirés des grands conservateurs de musée, des grands marchands d’art, des grands collectionneurs, des grands critiques, etc. ; d’autres, empruntés à L’affaire de la rue de Lourcine [3]L’Affaire de la rue de Lourcine est une comédie chantante d’Eugène Labiche, représentée en 1857. l’affaire de la rue de la Pépinière [4]Cf. ; La Presse, Paris, 1836 ; L’Ouest-Eclair, Rennes, 1836 ; Pierre Alciette et le drame de son oncle Auguste Rémy, rue de la Pépinière. ; d’autre, inspirés passim de La Grande-Duchesse de Gérolstein, de Judex, de La main au collet, du Vol du Bourdon [5]Titre d’une BD de Paul Jamin (1911-1995), alias Jam, alias Alfred Gérard, ancien collaborateur d’Hergé, publiée dans Spirou en 1962. Cf. BD oubliées : « Ernest Lecrac, ancien … Continue reading de La Grande Vadrouille, du Gendarme de Saint-Tropez, etc. ; d’autres encore, figurés en silhouette pour le plaisir, telle Georgette Leblanc, « la soeur de Maurice, le père d’Arsène Lupin » [6]Intrigue à Giverny, p. 86, qui regarde passer la cavalcade depuis le balcon des grands ancêtres sur lequel elle se tient, revenante, dans un coin du tableau.

 

Ci-dessus : Georgette Leblanc en 1911.

Qu’allait-il faire, Claude Monet, à Londres en 1870, à Zaandam, Pays-Bas, en 1871, à Christiana, Norvège en 1895, à Madrid en 1904, toutes destinations « jamais prévisibles, jamais en tôt cas au moment où on les attendrait » [7]Ibidem, p. 138., et dont il ne rapporte en tout et pour tout qu’un seul tableau, Maisons au bord de la Zaan ?

 

Ci-dessus : Monsieur Monet dans sa belle voiture.

 

Ci-dessus : Monsieur et Madame Monet à Venise en 1908.

D’où vient qu’après avoir longtemps mangé de la vache enragée, Monsieur Monet soit devenu si riche à la fin des années 1890 [8]Ibid. p. 116. ?

 

Ci-dessus : créé en 1879 par Charles Garnier, le casino de Monaco.

Et qui a tué Carolyne Square dans les sous-sols du casino de Monaco ?

Diplômée de l’Ecole du Louvre, spécialiste des tissus coptes, ex-conservatrice du musée de la Tapisserie de Bayeux, ex-conservatrice des tissus à Versailles, bombardée aujourd’hui au Mobilier national, accessoirement fiancée de Wandrille – de plus en plus accessoirement, bien qu’il soit désormais question de mariage -, Pénélope, dite « Péné », n’écrit pas, mais elle téléphone, et le portable ici profite grandement à l’enquête, car il permet à Pénélope de verser d’autres infos dans la boîte à chaussures, par là de faire lever d’autres questions, par là de faire venir l’eurêka ! qui précipite ici le dénouement de l’affaire du casino de Monaco.

J’ai lu quelque part que bizarrement le roman contemporain ignore l’usage du smartphone. Ce n’est pas le cas dans Intrigue à Giverny. Même la bonne soeur du couvent de Picpus, « la cinquantaine poivre et sel, pull gris, jupe longue, chaussures de marche » [9]Ibidem, p. 35., par ailleurs spécialiste de Monet, sait, lorsqu’elle a été enlevée, envoyer via son smartphone une photo de la tour, sur le rocher de Monaco, dans laquelle elle se trouve enfermée. Je me la suis figurée par suite, honni qui mal y pense, dans la situation d’Andromède, exposée là, toute nue, pour y être dévorée par un monstre marin, avant qu’aiguillé par Péné, le bon Wandrille ne vienne la délivrer. Il y a loin sans doute de la soeur Marie-Jo dans Intrigue à Giverny à la belle cornette de Francine Bergé dans Judex, ou à celle d’André Parisy, alias soeur Marie-Odile, dans La Grande Vadrouille, ou encore à celle de France Rumilly, alias soeur Clotilde, dans Le Gendarme de Saint-Tropez ; mais quand même, dans un roman qui fait valser l’histoire de la peinture, damned ! les souvenirs de la peinture obligent.

L’intrigue va, façon Agatha Christie mâtinée de Simenon, ou, comme dit Adrien Goetz, façon « carpe-lapin », « comme Marmottan-Monet, La Motte-Piquet-Grenelle, Barbès Rochechouart, nitro-glycérine » [10]Ibid. p. 72. Cf. aussi p. 34, à propos du commissaire-priseur Antonin Duchaume : « La Carpe-Lapin en bronze du rond-point de la Défense était la sculpture qui avait fait sa célébrité dans les … Continue reading. Plus que les secrets du sexe, l’argent, le pouvoir, le paraître font loi. Qui a tué Carolyne Square ? A vrai dire, on s’en fiche un peu. L’essentiel est ailleurs, dans l’espèce de biographie éclatée qu’Adrien Goetz dédie ici au peintre des nymphéas, et dans le regard de la peinture, vif comme un trait d’hirondelle sur un ciel d’été :

C’est un paysage, mais c’est presque une abstraction, un morceau de couleur blanche et bleutée, vibrant entre des frondaisons à peine esquissées, aucune anecdote superflue, pas de barque sur la mer, mais une profondeur qui naît de la lumière. [11]Ibid., p. 99, à propos de la vue de Monaco peinte en 1884 par Monet, conservée aujourd’hui au sein du palais monégasque.

 

Ci-dessus : Claude Monet, Monte-Carlo vu de Roquebrune, esquisse, 1884 ; source : Photopoésie.

Il y a de la gageure à renouveler le vieux genre de la biographie, comme Adrien Goetz le fait brillamment ici. Sous les dehors du polar en effet, c’est tout Monet, l’homme et l’oeuvre, qui s’éclate à la façon des nymphéas sur l’eau et qui retourne de la sorte au mystère de sa liquidité ici et maintenant vivante. La liquidité suit en l’occurrence de l’art du détour, du détail, de la digression, qui par effet de bord renvoient à l’énigme essentielle, celle de l’abîme de proximité que l’homme et l’oeuvre entretiennent, laquelle énigme ne se laisse pas résoudre, comme on sait, autrement que par l’équation du nénuphar [12]Cf. Albert Jacquard, L’équation du nénuphar, 1998..

 

Ci-dessus : Les Nymphéas au musée de l’Orangerie.

Il faut à la pratique de cet art du détour la passion des archives, le goût des petits faits, ondoyants et divers, la curiosité aussi des royals ou des peoples, dont Jules Lemaître (1853-1914), dans En marge des vieux livres, et G. Lenôtre (1855-1935), dans ses innombrables « histoires anecdotiques », ont été, entre autres, les maîtres en leur temps, et dont Adrien Goetz se réclame à son tour, signalant au demeurant dans sa postface la part d’inspiration qu’il doit à ses devanciers.

 

Ci-dessus : Monet, Nymphéas, 1926.

Comme ce qui fait l’énigme de Claude Monet tient à l’abîme de proximité que l’homme et l’oeuvre entretiennent, ce qui fait l’énigme d’Adrien Goetz, alias Pénélope-Wandrille, ou les fiancés carpe-lapin, tient à l’abîme de proximité qu’entretiennent chez lui, sous les dehors de la fantaisie mordante, passion des archives et fête des sens, ribote des parfums, des couleurs et des sons. L’énigme là non plus ne se laisse pas résoudre. La clé s’en réserve sans doute dans un exemplaire fantôme de ce bureau à cylindre de Nicolas Petit que le père de Wandrille vient chercher au Mobilier national afin de meubler son ministère, et qui recèle un tiroir invisible, actionné par un mécanisme secret. Or, dans le cas de cet exemplaire fantôme, le secret du mécanisme demeure inconnu.

 

Ci-dessus : Monet photographié à Giverny par Bulloz en 1920.

D’Intrigue à Giverny, autant dire en guise de conclusion, et pour plagier Lautréamont, beau comme la rencontre, sur l’écran des rêves – qui est ici de même eau que l’étang de Giverny -, d’une machine à coudre et d’un bureau à cylindre de Nicolas Petit.

Notes

1 Adrien Goetz, Intrigue à Giverny, p. 279, éditions Bernard Grasset, Paris, avril 2014.
2 Adrien Goetz, Intrigue à Giverny, p. 143, Grasset, avril 2014
3 L’Affaire de la rue de Lourcine est une comédie chantante d’Eugène Labiche, représentée en 1857.
4 Cf. ; La Presse, Paris, 1836 ; L’Ouest-Eclair, Rennes, 1836 ; Pierre Alciette et le drame de son oncle Auguste Rémy, rue de la Pépinière.
5 Titre d’une BD de Paul Jamin (1911-1995), alias Jam, alias Alfred Gérard, ancien collaborateur d’Hergé, publiée dans Spirou en 1962. Cf. BD oubliées : « Ernest Lecrac, ancien maréchal des logis, est le chef du musée municipal. Il est aussi sonneur de cloches à l’église de Saint Frusquin-les-veaux. Un jour, il découvre que des tableaux du musée disparaissent puis peu de temps après réapparaissent. Il croit avoir des hallucinations. A la même époque, le bourdon de l’église est volé. Il va mener une enquête sur ces deux mystères apparemment sans lien ». Transporté dans Intrigue à Giverny, Ernest Lecrac s’est changé au cours de ce transfert en Kintô Fujiwara, ex-directeur de la réplique japonaise de la maison de Monet à Giverny, actuel directeur de la véritable maison de Monet à Giverny.
6 Intrigue à Giverny, p. 86
7 Ibidem, p. 138.
8 Ibid. p. 116.
9 Ibidem, p. 35.
10 Ibid. p. 72. Cf. aussi p. 34, à propos du commissaire-priseur Antonin Duchaume : « La Carpe-Lapin en bronze du rond-point de la Défense était la sculpture qui avait fait sa célébrité dans les années 1970 ».
11 Ibid., p. 99, à propos de la vue de Monaco peinte en 1884 par Monet, conservée aujourd’hui au sein du palais monégasque.
12 Cf. Albert Jacquard, L’équation du nénuphar, 1998.

2 réflexions sur « Adrien Goetz – Intrigue à Giverny, ou « une très belle machine à coudre » du XXIe siècle »

  1. Lorsque j’étais Parisienne, j’allais souvent à l’orangerie contempler cette « fresque »
    je conçois que la Dormeuse aime la vibration de la lumière dans les toiles de Monet.

  2. Si j’aime en mon privé les Nymphéas de l’Orangerie moi aussi, c’est Adrien Goetz qui en parle avec un rare bonheur dans Intrigue à Giverny 🙂

Les commentaires sont fermés.