Quand la photographie tend vers l’art pauvre – Du je ne sais quoi de la chose au presque rien du geste photographique – 1. Finestra, freccia, fessura – Ut pictura, photographia ?

 

Ci-dessus : au château de Fiches, une finestra ouverte, d’où l’on puisse voir l’istoria

En 1435, dans Della pittura e della statua, le grand Leon Batista Alberti, qui est peintre lui-même, donne de sa pratique la définition qui suit :

La prima cosa nel dipingere una superficie, io vi disegno un quadrangolo di angoli retti grande quanto a me piace, il quale mi serve per un’ aperta finestra dalla quale si abbia a veder l’istoria.

Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte, d’où l’on puisse voir l’histoire. [1]Leon Batista Alberti (1404-1472), Della pittura e della statua, I, page 28-29.

 

René Magritte, La condition humaine, 1935.

La pratique du photographe demeure aujourd’hui, dans son principe, identique à celle du peintre de 1435. Le photographe use lui aussi d’une finestra, ou d’un cadre, d’où l’on puisse voir… quoi donc ?

Les pionniers de la photographie prétendaient donner à voir dans ce cadre la réalité toute crue ; les photographes d’aujourd’hui savent qu’il ne s’agit pas là de la réalité, mais de l’istoria qu’ils se « racontent », et par suite nous « racontent, à propos de la réalité, se rendant ainsi « comme maîtres et possesseurs » [2]Cf. Descartes, Discours de la méthode, VI. de cette dernière. Cadrage et plan de focalisation constituent ici le moyen d’atteindre, par effet de maîtrise et d’appropriation de la réalité, à la composition de la belle image ou de l’image forte, i. e. de l’istoria à quoi leur pratique prétend.

Alberti ne dit pas autre chose, quand il prescrit au peintre de conformer sa pratique à celle de l’archer :

E non sia alcuno che dubiti, che colui non diventerà giammai buon Pittore, che non intenda eccellentemente quel che nel dignere ei cercherà di fare. Imperocchè in vano si tira l’arco, se prima non hai designato il luogo dove tu vuoi indirizzare la freccia.

Celui-là ne deviendra jamais un bon peintre s’il n’entend parfaitement ce qu’il entreprend quand il peint. Car ton arc est tendu en vain si tu n’as pas de but pour diriger ta flèche [3]Leon Batista Alberti, Della pittura e della statua, I, page 34..

 

Ci-dessus : vue des ruines du château de Lagarde, dans le pare-brise de la voiture.

 

Ci-dessus : vue des ruines du château de Lagarde, depuis la barrière qui interdit l’approche du site.

Un peu plus loin dans Della pittura e della statua, Alberti prescrit au peintre de ne pas traiter le contour des surfaces de façon trop nette. Il formule à ce propos une remarque énigmatique :

Imperocchè il designo non è altro, che il tirare de’ dintorni ; il che si farà con linea che apparecchino troppo, non parranno margini delle superficie in essa Pittura, ma parranno alcune fessure. Dipoi io desidererei che nel disegno non si andasse dietro ad altro che al circuito de’ dintorni.

Ainsi donc, le dessin n’est autre que le tracé des contours, et si ce tracé se faisait avec une ligne trop apparente, il ne représenterait plus les bords des surfaces, mais des fissures. C’est pourquoi on ne se proposera de représenter rien de plus que le flux général des contours [4]Alberti, Della pittura e della statua, 2..

 

Ci-dessus : la fenêtre de la dormeuse.

Le photographe use ici encore d’une finestra, ou d’un cadre, d’où l’on puisse voir… quoi donc ? Un rideau bleu. Quelle histoire le photographe se « raconte »-t-il à propos de ce rideau bleu ? On ne le dira pas ici. Mais ce rideau baille, et par les fessure, ou les fentes, que la netteté de ses bords accuse, paraît en arrière-plan, semé de nuages blancs, un peu du grand ciel. Si le photographe, avec son arc, a visé le rideau, l’istoria qu’il raconte à propos de ce rideau, cède la place à la question du Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Or, derrière le rideau, c’est la réalité qui, plus vaste que la fenêtre, la déborde, et déborde par suite le rideau, et se « raconte » ainsi à l’encontre de l’istoria prévue.

 

Qu’est-ce qu’il y a derrière le rideau ? Il s’agit là d’une question très ancienne, que Kant, Hegel et les autres ont entrepris d’approfondir, non sans montrer qu’une telle question ne souffre pas de réponse, sinon en forme d’énigme.

 

Du rideau dont l’expérience veut communément qu’on se demande — Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Kant dit qu’il s’agit là d’un médium limitatif qui borne à la fois les prétentions de notre sensibilité à fournir à elle seule toutes les données de la connaissance, et les prétentions de notre entendement à étendre le champ de sa visée jusqu’à la réalité, i.e. jusqu’à l’autre scène qui est, ou serait, celle des choses telles qu’elles sont. [5]Cf. Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale des éléments > Logique transcendantale > Analytique des principes > Chapitre III : Du principe de la distinction de tous les objets en … Continue reading

 

Il est clair, observe plus tard Hegel, que derrière le rideau, comme on dit, qui recouvre le fond des choses il n’y a rien à voir, à moins que nous ne nous présentions nous-mêmes derrière lui, pour qu’il y ait quelque chose à voir. [6]Hegel, Pénoménologie de l’esprit, I, p. 140.

De ce qu’il y a derrière le même rideau, Husserl tient en revanche qu’on peut en avoir silencieusement l’intuition, mais point le penser ni le dire, sinon peut-être sur le mode sans concept qui est celui de la poésie et de l’art. [7]Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard.

Bousculant ainsi la question de ce qu’il y a derrière le rideau, Merleau-Ponty observe, quant à lui, que le rideau constitue le seuil à partir duquel, par effet de renversement, ce qu’il y a derrière ce rideau se révèle comme étant là déjà dans ce qu’il y a devant ce même rideau, i. e., pour en revenir à la photographie, dans l’istoria que le photographe se préoccupe de mettre en image. [8]Cf. Maurice Merleau-Ponty, « L’entrelacs et le chiasme », in Le visible et l’invisible.

Il suit de cette réversion de l’invisible dans le visible que la physis, dont Héraclite dit qu’elle aime à se cacher, aime à se montrer cependant, dans le rai de lumière qui témoigne du clinamen des atomes, sous les dehors du « rouge éclat de cuivre et d’or, ou du bleu céruléen qui se mêle à la verte émeraude sur le plumage qui forme une couronne sur la nuque et le cou des colombes, ou encore sur l’oeil qui orne la queue du paon » [9]Lucrèce, De rerum natura, II, 801-807..

 

Ci-dessus : colombe dans la rivière.

 

Ci-dessus : colombes à Pompéi.

C’est cet effet de réversion lumineuse que je tente de questionner dans ma pratique de la photographie. D’où l’attention que je porte aux miroirs, aux reflets, et à toute manifestation lumineuse qui me déloge de la place de quasi maître et possesseur de la réalité, à laquelle, comme tout photographe, je prétends naturellement. Se livrer à ce genre d’attention, c’est, relativement à la réalité qui aime à se cacher, comme regarder par le trou de la serrure !

 

Ci-dessus : à Mirepoix, serrure d’une maison célèbre.

 

Ci-dessus : dans une maison de campagne.

 

Ci-dessus : effet de soleil sur un dessous de plat.

 

Ci-dessus : dans une maison de campagne.

 

Ci-dessus : dans une maison de campagne.

 

Ci-dessus : dans une maison de campagne.

 

Ci-dessus : au château de Mauvaisin, un acrobate.

 

Ci-dessus : à Pau, un dîner de quatre personnes.

 

Ci-dessus : dans le jardin d’une maison de campagne.

C’était ci-dessus la première partie du texte de la deuxième intervention que j’ai consacrée à la photographie en février 2014, à Pamiers, salle Espalioux, dans le cadre du programme de conférences proposé par l’association Mille Tiroirs.

A suivre…

Notes

1 Leon Batista Alberti (1404-1472), Della pittura e della statua, I, page 28-29.
2 Cf. Descartes, Discours de la méthode, VI.
3 Leon Batista Alberti, Della pittura e della statua, I, page 34.
4 Alberti, Della pittura e della statua, 2.
5 Cf. Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale des éléments > Logique transcendantale > Analytique des principes > Chapitre III : Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes.
6 Hegel, Pénoménologie de l’esprit, I, p. 140.
7 Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard.
8 Cf. Maurice Merleau-Ponty, « L’entrelacs et le chiasme », in Le visible et l’invisible.
9 Lucrèce, De rerum natura, II, 801-807.

4 réflexions sur « Quand la photographie tend vers l’art pauvre – Du je ne sais quoi de la chose au presque rien du geste photographique – 1. Finestra, freccia, fessura – Ut pictura, photographia ? »

  1. Magnifique article, magnifiques photos, doublement, pour nous, tes amies, qui connaissons un peu le IN et le OFF de ta démarche …

  2. Je ne suis pas au fait du in ni du off mais je perçois avec une grande acuité l’intention et la recherche .
    J’adhère !!!!!!

  3. Votre article invite dans un premier temps à lire vos photographies et survoler le texte, puis regarder vos photos, lire le texte (comme en miroir de la première impression) et soulever le voile pour percevoir le rai de lumière. Merci pour cette belle découverte.

  4. merci Christine de bien vouloir mettre tes conférences sur le site. J’ai suivi avec un grand intérêt la seule, malheureusement, où je suis allée. Je dessine et je peins, je me suis donc fait quelques réflexions sur cette pratique photographique, mais pas exprimées aussi clairement que tu peux le faire.

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