Quand la photographie tend vers l’art pauvre – Du je ne sais quoi de la chose au presque rien du geste photographique – 2. Tout paysage est une expérience onirique

 

Ci-dessus : au bord du Douctouyre.

« On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique », dit Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves [1]Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Librairie José Corti, 1942. Cet avant du paysage, c’est le foisonnement indifférencié de la matière-monde – il y a de l’eau, du bois, des feuilles, des pierres -, et c’est le travail naturel de l’imagination, qui, jetant ainsi un pont entre la matière et l’esprit, veut que, endormis ou éveillés, nous formions spontanément des images à partir du divers de nos sensations.

 

L’été, au bord de la rivière, matière, sensations, images, tout foisonne. Il y a de l’eau, du bois, des feuilles, des pierres, le ciel, la terre… Ce qu’il faut au bonheur. Le bonheur tout cru de se sentir vivant.

J’aime à penser que les feuilles, elles aussi, sont douées d’imagination et qu’elles forment, à leur façon, des images de nous. Hypothèse farfelue ? Certes, mais elle me plaît. Quelle sorte d’image l’univers peut-il bien former de nous ?

Les bords de la rivière m’offrent, quant à moi, l’occasion de former des images étranges, dont je sais qu’elles ne montrent rien d’autre que ce qui est, cela même que j’ai tous les jours sous les yeux, et que, pour une raison qui m’échappe, hier encore je ne voyais pas. Or, la raison ici ne faisant rien à l’affaire, je m’étonne chaque fois de constater qu’une image peut en cacher une autre, et qu’en somme ce qui est visible excède toujours ce que je vois.

 

Une image, disais-je, peut en cacher une autre. Le visible, en effet, ou ce qui tend à devenir visible, se déploie sur le mode de l’image-rébus. Le principe n’est pas ici celui du canard-lapin, dans lequel on voit alternativement sur la même image tantôt un canard tantôt un lapin, mais celui de la pente onirique qui veut que, lorsqu’on regarde la rivière, l’on voie d’abord un tourbillon, puis un oeil d’hippopotame en lieu et place du tourbillon, ou une pierre, puis une tête de mort en lieu et place de la pierre. D’une image à l’autre, c’est toujours la dernière qui s’impose. Impossible de revenir à la précédente.

 

Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une banale illusion d’optique, mais d’un moment de révélation – comme un regard ouvert sur le secret de la vie. Via la synthèse des données de la sensation, fruit de l’imagination productive, ici reconduite au libre de son dynamisme initial, ce qui se révèle transitairement dans l’ombre verte, c’est l’indifférence du moi et du non-moi, l’unité, ténébreuse, profonde, du sujet et de l’objet, bref le simple d’une contrée toute proche, dont la période de visibilité coïncide avec le temps de la persistance rétinienne.

 

 

Il suffit de perdre le sentiment du lieu, du temps, de l’échelle, pour voir s’ouvrir un monde autre, peuplé d’êtres étranges, ni végétaux, ni animaux, étants paradoxaux, pourtant doués d’une présence troublante…

 

Dans l’eau, un crâne au regard morne. Surgie des arbres, coiffée d’un amas de branches, une nymphe aux cuisses blanches.

 

Bizarres gigantomachies du bois. Balancelles de feuilles ou pièges ? Jeux sans pourquoi. Quid du sens d’être, dans ce monde-là ?

 

D’où vient que les images d’un tel monde m’inspirent chaque fois le frisson de l’événement ?

La réponse à cette question tient, je crois bien, au simple du vif et du mort. Le mort saisit le vif, ou le vif saisit le mort. A la vie, à la mort. Ce sont là les deux dimensions, essentielles et principales, du petit monde du bord de l’eau. Celles du paysage comme « expérience onirique ».

Comme je regardais un enchevêtrement de feuilles et de branches, je me suis souvenue de la nouvelle de Maupassant dans laquelle un passionné de la rivière rapporte une anecdote de sa vie nautique :

« Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories… »

L’homme raconte ensuite comment, l’ancre de son bateau ayant accroché quelque chose au fond de l’eau, il se trouve contraint de passer la nuit sous la lune, dans un paysage « extraordinaire ». Au matin, il sollicite l’aide d’un pécheur pour dégager son bateau :

Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord : c’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. [2]Guy de Maupassant, Sur l’eau, 1881

J’ai cru voir cette vieille femme dans l’enchevêtrement de feuilles et de branches dont je reproduis la photo ci-dessus.

 

D’autres fois, c’est la vie, puissante, majestueuse, qui paraît, dans les nodosités des racines. L’oeil de la bête. Les cornes. La nuque. La croupe. Née de ces eaux riches en substance, de l’obscure patience du bois, la forme révèle ici, au regard de son animalité médusante, le lien secret que la vie entretient avec la matière limoneuse. A partir de la matière et dans les profondeurs de cette dernière, dans l’indifférente accrétion de la terre, dans le chatoiement de l’eau, et jusque dans la touffeur de nos corps et de notre imagination, la vie se déploie comme volonté et désir de la vie. Elle va ainsi son chemin, forçant physicaliter le possible de son apparaître, chaque fois merveilleusement recommencé. Ici, ailleurs, partout, elle tourne des visages vers nous.

 

Notes

1 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Librairie José Corti, 1942
2 Guy de Maupassant, Sur l’eau, 1881