Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – 2. Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié

 

I

Il y avait, à Bagdad, une femme du temps d’Aladin ; c’est son histoire que je vais te conter :

Dans un des faubourgs de Bagdad demeurait, non loin du palais de la sultane Shéhérazade, une vieille femme nommée Manouza. Cette vieille femme était un sujet de terreur pour toute la ville, car elle était sorcière et des plus effrayantes. Il se passait la nuit, chez elle, des choses si épouvantables que, sitôt le soleil couché, personne ne se serait hasardé à passer devant sa demeure, à moins que ce ne fût un amant à la recherche d’un philtre pour une maîtresse rebelle, ou une femme abandonnée en quête d’un baume pour mettre sur la blessure que son amant lui avait faite en la délaissant.

Un jour donc que le sultan était plus triste que d’habitude, et que la ville était dans une grande désolation, parce qu’il voulait faire périr la sultane favorite, et qu’à son exemple tous les maris étaient infidèles, un jeune homme quitta une magnifique habitation située à côté du palais de la sultane. Ce jeune homme portait une tunique et un turban de couleur sombre ; mais sous ces simples habits il avait un grand air de distinction. Il cherchait à se cacher le long des maisons comme un voleur ou un amant craignant d’être surpris. Il dirigeait ses pas du côté de Manouza la sorcière. Une vive anxiété était peinte sur ses traits, qui décelaient la préoccupation dont il était agité. Il traversait les rues, les places avec rapidité, et pourtant avec une grande précaution.

Arrivé près de la porte, il hésite quelques minutes, puis se décide à frapper. Pendant un quart d’heure il eut de mortelles angoisses, car il entendit des bruits que nulle oreille humaine n’avait encore entendus ; une meute de chiens hurlant avec férocité, des cris lamentables, des chants d’hommes et de femmes, comme à la fin d’une orgie, et, pour éclairer tout ce tumulte, des lumières courant du haut en bas de la maison, des feux follets de toutes les couleurs ; puis, comme par enchantement, tout cessa : les lumières s’éteignirent et la porte s’ouvrit.

II

Le visiteur resta un instant interdit, ne sachant s’il devait entrer dans le couloir sombre qui s’offrait à sa vue. Enfin, s’armant de courage, il y pénétra hardiment. Après avoir marché à tâtons l’espace de trente pas, il se trouva en face d’une porte donnant dans une salle éclairée seulement par une lampe de cuivre à trois becs, suspendue au milieu du plafond.

La maison qui, d’après le bruit qu’il avait entendu de la rue, semblait devoir être très habitée, avait maintenant l’air désert ; cette salle qui était immense, et devait par sa construction être la base de l’édifice, était vide, si l’on en excepte les animaux empaillés de toutes sortes dont elle était garnie.

Au milieu de cette salle était une petite table couverte de grimoires, et devant cette table, dans un grand fauteuil, était assise une petite vieille, haute à peine de deux coudées, et tellement emmitouflée de châles et de turbans, qu’il était impossible de voir ses traits. A l’approche de l’étranger, elle releva la tête et montra à ses yeux le plus effroyable visage qu’il se peut imaginer.

« Te voilà, seigneur Noureddin, dit-elle en fixant ses yeux d’hyène sur le jeune homme qui entrait ; approche ! Voilà plusieurs jours que mon crocodile aux yeux de rubis m’a annoncé ta visite. Dis si c’est un philtre qu’il te faut ; dis si c’est une fortune. Mais, que dis-je, une fortune ! la tienne ne fait-elle pas envie au sultan lui-même ? N’es-tu pas le plus riche comme tu es le plus beau ? C’est probablement un philtre que tu viens chercher. Quelle est donc la femme qui ose t’être cruelle ? Enfin je ne dois rien dire ; je ne sais rien, je suis prête à écouter tes peines et à te donner les remèdes nécessaires, si toutefois ma science a le pouvoir de t’être utile. Mais que fais-tu donc là à me regarder ainsi sans avancer ? Aurais-tu peur ? Je t’effraye peut-être ? Telle que tu me vois, j’étais belle autrefois ; plus belle que toutes les femmes existantes aujourd’hui dans Bagdad ; ce sont les chagrins qui m’ont rendue si laide. Mais que te font mes souffrances ? Approche ; je t’écoute ; seulement je ne puis te donner que dix minutes, ainsi dépêche-toi. »

Noureddin n’était pas très rassuré ; cependant, ne voulant pas montrer aux yeux d’une vieille femme le trouble qui l’agitait, il s’avança et lui dit : Femme, je viens pour une chose grave ; de ta réponse dépend le sort de ma vie ; tu vas décider de mon bonheur ou de ma mort. Voici ce dont il s’agit :

 

Ci-dessus : Léon Carré, illustration pour « Douce Amie, » in Contes des Mille et Une Nuits, Edition Piazza, 1926. Source : Raphaëlle Léostic, Les éditions illustrées de luxe des Mille et une Nuits dans les années 1920, diplôme national de Master, domaine Sciences humaines et sociales, mention Livre et Savoirs, spécialités Bibliothèque, ́cole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, 2010.

« Le sultan veut faire mourir Nazara ; je l’aime ; je vais te conter d’où vient cet amour, et je viens te demander d’apporter un remède, non à ma douleur, mais à sa malheureuse position, car je ne veux pas qu’elle meure. Tu sais que mon palais est voisin de celui du sultan ; nos jardins se touchent. Il y a environ six lunes qu’un soir, me promenant dans ces jardins, j’entendis une charmante musique accompagnant la plus délicieuse voix de femme qui se soit jamais entendue. Voulant savoir d’où cela provenait, je m’approchai des jardins voisins, et je reconnus que c’était d’un cabinet de verdure habité par la sultane favorite. Je restai plusieurs jours absorbé par ces sons mélodieux ; nuit et jour je rêvais à la belle inconnue dont la voix m’avait séduit ; car il faut te dire que, dans ma pensée, elle ne pouvait être que belle. Je me promenais chaque soir dans les mêmes allées où j’avais entendu cette ravissante harmonie ; pendant cinq jours ce fut en vain ; enfin le sixième jour la musique se fit entendre de nouveau ; alors n’y pouvant plus tenir, je m’approchai du mur et je vis qu’il fallait peu d’efforts pour l’escalader.

 

Ci-dessus : F. Roca, illustration pour les Mille et Une Nuits, Nathan, Paris, 2012.

« Après quelques moments d’hésitation, je pris un grand parti : je passai de chez moi dans le jardin voisin ; là, je vis, non une femme, mais une houri, la houri favorite de Mahomet, une merveille enfin ! A ma vue elle s’effaroucha bien un peu, mais, me jetant à ses pieds, je la conjurai de n’avoir aucune crainte et de m’écouter ; je lui dis que son chant m’avait attiré et l’assurai qu’elle ne trouverait dans mes actions que le plus profond respect ; elle eut la bonté de m’entendre.

 

Ci-dessus : Georges Barbier, Vaslav Nijinsky et Ida Rubinstein, 1913.

« La première soirée se passa à parler de musique. Je chantais aussi, je lui offris de l’accompagner ; elle y consentit, et nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain à la même heure. A cette heure elle était plus tranquille ; le sultan était à son conseil, et la surveillance moins grande. Les deux ou trois premières nuits se passèrent tout à la musique ; mais la musique est la voix des amants, et dès le quatrième jour nous n’étions plus étrangers l’un à l’autre : nous nous aimions. Qu’elle était belle ! Que son âme était belle aussi ! Nous fîmes maintes fois le projet de nous évader. Hélas ! pourquoi ne l’avons-nous pas exécuté ? Je serais moins malheureux, et elle ne serait pas près de succomber. Cette belle fleur ne serait pas au moment d’être moissonnée par la faux qui va la ravir à la lumière.

Remarque. – Les chiffres romains indiquent les suspensions qui ont eu lieu dans la dictée. Souvent elle n’était reprise qu’après une interruption de deux ou trois semaines, et malgré cela, ainsi que nous l’avons fait observer, le récit se suit comme s’il eût été écrit d’un seul jet ; et ce n’est pas là un des caractères les moins curieux de cette production d’outre-tombe. Le style en est correct et parfaitement approprié au sujet. Nous le répétons, pour ceux qui n’y verraient qu’une chose futile, nous ne le donnons pas comme une oeuvre philosophique, mais comme étude. Pour l’observateur, rien n’est inutile : il sait profiter de tout pour approfondir la science qu’il étudie.

A suivre…

3 réflexions sur « Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – 2. Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié »

  1. C’est très amusant mais je suis fortement persuadé à lire cette « nuit » qu’elle n’a rien de Soulié dont rien de son style à vif, parfois mordant dans une ironie acerbe ou sinon fortement dramatique dans son écriture que maintenant, grâce à toi, je reconnais, sens, comme saignante toujours, d’un homme blessé ! Ici, tout est inoffensif ! Mais c’est bien de le publier comme un document très original au demeurant, témoignage d’une pratique, montrant la renommée alors encore de Soulié par effet de pastiche qui se lit très agréablement mais vraiment comme on boit de la tisane au lieu d’une solide boisson !

  2. Rien ne bout, tout est calme, je reste suspendue ,
    que dis-je! je m’envole ! à ce récit ! sur un tapis volant.

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