Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié

 

Ci-dessus : Revue spirite. Journal d’études psychologiques, année 1858, Union Spirite Française et Francophone, Paris.

Voici une curiosité littéraire que j’ai relevée parce qu’elle intéresse la postérité de Frédéric Soulié, et aussi parce qu’elle m’a paru amusante. Je l’ai trouvée dans la Revue Spirite, créée en 1858 par Hippolyte Léon Denizard Rivail (1804-1869), alias Allan Kardec. Il s’agit d’un conte à la façon des Mille et Une Nuits, « dicté -paraît-il – par l’Esprit de Frédéric Soulié », publié en trois épisodes dans le recueil de l’année 1858, et suivi d’un transparent « A.K ».

 

Ci-dessus : séance de corbeille-toupie ; source : Encyclopédie du Paranormal/Spiritisme.

Austère professeur, formé à l’école rousseauiste de Johann Heinrich Pestalozzi, Allan Kardec, du nom druidique qu’il doit sans doute à la communion dont il se targue avec les âmes des défunts très anciens, organise en 1856 des séances de spiritisme chez son ami M. Baudin, à Paris. C’est Caroline Baudin, seize ans, fille de M. Baudin, aui assure ici la fonction de médium. Elle use à cette fin de la « corbeille-toupie, ou « corbeille en osier traversée d’un crayon que le médium fait tourner sur une feuille jusqu’à ce que l’esprit appelé écrive ».

Allan Kardec préfacier prête à Frédéric Soulié un goût de la « gaieté » et de la « paresse » que la vie et l’oeuvre de celui-ci démentent radicalement. Mais ce qu’il dit de la conversation de l’auteur des Mémoires du diable, « spirituelle, fine, mordante, pleine d’à-propos », se trouve confirmé par l’ensemble des contemporains. Et il montre une certaine connaissance de l’oeuvre de Frédéric Soulié, puisque, outre Les Mémoires du Diable, qui a été un best-seller de la fin des années 1830, il mentionne « un récit dont le debut promettait beaucoup ; le sujet était druidique et la scène se passait dans l’Armorique au temps de la domination romaine », lequel récit, publié en 1836 sous le titre de Quatre époques, constitue la première partie de la suite de quatre romans présentée en 1837 sous le titre générique de Romans historiques du Languedoc. Il laisse entendre à la faveur de ces diverses mention que l’Esprit qui a « dicté » à Caroline Baudin Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza, est celui du Frédéric Soulié d’avant 1837, i. e. d’avant ses dix dernières années, qui sont aussi les plus noires [1]Cf. La dormeuse blogue : Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 2. Un mariage libre..

Quant à « la personne » à laquelle, parmi tous les membres physiquement présents à la séance de spiritisme, l’Esprit de Frédéric Soulié s’est « attaché sans jamais avoir voulu en dire le motif », sans laquelle il ne vient pas, avec qui il entre et sort, de qui peut-il bien s’agir ? Allan Kardec n’en dit rien. Mais, comme la mort de Frédéric Soulié a fait dans le Paris de 1847 l’objet d’une publicité énorme, donc fourni à Allan Kardec des informations relatives aux derniers moments du grand homme, il pourrait s’agir d’Achille Colin, secrétaire de l’écrivain, ou de Louise Béraud, femme du directeur du théâtre de l’Ambigu, qui, tous deux, ont assisté Frédéric Soulié durant sa longue agonie.

Bien qu’il ait sûrement lu les Mille et Une Nuits dans la célébrissime traduction d’Antoine Galland, on ne sache pas que Frédéric Soulié ait jamais écrit de conte oriental. Il borne son Orient à Naples et à la Sicile, comme on voit dans Gaëtan il Mammone, drame publié et représenté en 1842. En 1856, de toute évidence, son Esprit l’entraîne plus loin. Mais Allan Kardec a sûrement lu, lui aussi,les Mille et Une Nuits dans la célébrissime traduction d’Antoine Galland…

Daniel Sangsue évoque dans un article dédié aux Pasticheries [2]Daniel Sangsue, Pasticheries, in Romantisme, 2010/2, n° 148, p. 77-90. la vogue qui est au XIXe, dans les milieux spirites, celle des « messages dictés par l’au-delà », ou, dit autrement, celle des « pastiches d’outre-tombe ».

Les plus célèbres de ces procès-verbaux sont ceux des Tables tournantes de Jersey, dans lesquels Hugo et les membres de sa famille dialoguent avec les esprits de nombreux personnages historiques (César, Annibal, Robespierre, Napoléon Ier…), religieux (le Christ, Moïse, Luther, Abel, Caïn, Judas…) et une foule d’écrivains de tous les temps (Eschyle, Aristophane, Apulée, Dante, Shakespeare, Racine, Molière, Diderot, Rousseau, Voltaire, André Chénier, Byron, Walter Scott, Chateaubriand, etc.). Ces écrivains dictent des scènes (Shakespeare), complètent des poèmes qu’ils n’ont pu achever de leur vivant (Chénier). […].

Dans le même ordre d’idées, la Revue spirite publie régulièrement des textes d’auteurs morts qui se manifestent à des médiums : ainsi en 1858-1859 paraît un long feuilleton intitulé Une nuit oubliée ou la Sorcière Manouza, mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’esprit de Frédéric Soulié ; en 1862, c’est un dialogue entre Frédéric II et Voltaire ; en 1866, des vers de Musset, dictés à une Madame X. On ajoutera telle nouvelle de Charles Cros, « L’évocation des endormis » (Tout Paris, 13 juin 1884), qui cite un poème dicté par l’esprit d’Hugo et consacré à la chute de Satan, ainsi que, plus tardivement, la série des Contes de l’au-delà, sous la dictée des esprits, de Charles d’Orino (1904, pseudonyme de la Comtesse Pillet-Will) qui recueille des textes signés par « l’esprit de Maupassant » et d’autres esprits. […].

Tous ces textes, qui font parler des auteurs morts, doivent reproduire leur style et sont donc à considérer comme des pastiches. Cependant, comme dans le genre du dialogue des morts, dont le procès-verbal spirite est aussi l’héritier, l’imitation stylistique n’est souvent pas un souci primordial. […]. Le narrateur satiriste de « L’évocation des endormis » se moque de son ami, adepte de communications spirites, qui lui « apporte tous les jours des réponses de Socrate, d’Annibal, de Vâlmiki, etc., réponses où tous ces braves gens parlent comme des bandagistes » [3]Ch. Cros, « L’évocation des endormis », in Humour 1900, Paris, J.-Cl. Carrière, J’ai lu, 1963, p. 115..

Le lecteur jugera si l’Esprit qui dicte Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza parle dans le style des « bandagistes » ou dans celui qui était, de son vivant, celui de Frédéric Soulié.

Vous trouverez ci-dessous, Amis Lecteurs, la Préface d’Allan Kardec à Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié. Le texte lui-même suivra bientôt, en trois livraisons comme dans la Revue spirite de 1858, pour faire durer le plaisir.

PREFACE DE LEDITEUR.

Dans le courant de l’année 1856, les expériences de manifestations spirites que l’on faisait chez M. B…, rue Lamartine, y attiraient une société nombreuse et choisie. Les Esprits qui se communiquaient dans ce cercle étaient plus ou moins sérieux ; quelques-uns y ont dit des choses admirables de sagesse, d’une profondeur remarquable, ce dont on peut juger par le Livre des Esprits, qui y fut commencé et fait en très grande partie. D’autres étaient moins graves ; leur humeur joviale se prêtait volontiers à la plaisanterie, mais à une plaisanterie de bonne compagnie et qui jamais ne s’est écartée des convenances. De ce nombre était Fréderic Soulié, qui est venu de lui-même et sans y être convié, mais dont les visites inattendues étaient toujours pour la société un passe-temps agréable. Sa conversation était spirituelle, fine, mordante, pleine d’à-propos, et n’a jamais démenti l’auteur des Mémoires du diable ; du reste, il ne s’est jamais flatté, et quand on lui adressait quelques questions un peu ardues de philosophie, il avouait franchement son insuffisance pour les résoudre, disant qu’il était encore trop attaché à la matière, et qu’il préférait le gai au sérieux.

Le medium qui lui servait d’interprète était Mlle Caroline B…, l’une des filles du maître de la maison, medium du genre exclusivement passif, n’ayant jamais la moindre conscience de ce qu’elle écrivait, et pouvant rire et causer à droite et à gauche, ce qu’elle faisait volontiers, pendant que sa main marchait. Le moyen mécanique employé a été pendant fort longtemps la corbeille-toupie décrite dans notre Livre des Mediums. Plus tard le medium s’est servi de la psychographie directe.

On demandera sans doute quelle preuve nous avions que l’Esprit qui se communiquait était celui de Fréderic Soulié plutôt que de tout autre. Ce n’est point ici le cas de traiter la question de l’identité des Esprits ; nous dirons seulement que celle de Soulié s’est révélée par ces mille circonstances de détail qui ne peuvent échapper à une observation attentive ; souvent un mot, une saillie, un fait personnel rapporté, venaient nous confirmer que c’était bien lui ; il a plusieurs fois donné sa signature, qui a été confrontée avec des originaux. Un jour on le pria de donner son portrait, et le medium, qui ne sait pas dessiner, qui ne l’a jamais vu, a tracé une esquisse d’une ressemblance frappante.

Personne, dans la réunion, n’avait eu des relations avec lui de son vivant ; pourquoi donc y venait-il sans y être appelé ? C’est qu’il s’était attaché à l’un des assistants sans jamais avoir voulu en dire le motif ; il ne venait que quand cette personne était présente ; il entrait avec elle et s’en allait avec elle ; de sorte que, quand elle n’y était pas, il n’y venait pas non plus, et, chose bizarre, c’est que quand il était là, il était très difficile, sinon impossible, d’avoir des communications avec d’autres Esprits ; l’Esprit familier de la maison lui-même cédait la place, disant que, par politesse, il devait faire les honneurs de chez lui.

Un jour, il annonca qu’il nous donnerait un roman de sa façon, et en effet, quelque temps après, il commenca un récit dont le debut promettait beaucoup ; le sujet était druidique et la scène se passait dans l’Armorique au temps de la domination romaine ; malheureusement, il paraît qu’il fut effrayé de la tâche qu’il avait entreprise, car, il faut bien le dire, un travail assidu n’était pas son fort, et il avouait qu’il se complaisait plus volontiers dans la paresse. Apres quelques pages dictées, il laissa là son roman, mais il annonca qu’il nous en écrirait un autre qui lui donnerait moins de peine : c’est alors qu’il écrivit le conte dont nous commencons la publication. Plus de trente personnes ont assisté à cette production et peuvent en attester l’origine. Nous ne la donnons point comme une oeuvre de haute portée philosophique, mais comme un curieux échantillon d’un travail de longue haleine obtenu des Esprits. On remarquera comme tout est suivi, comme tout s’y enchaîne avec un art admirable. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce récit a été repris à cinq ou six fois différentes, et souvent après des interruptions de deux ou trois semaines ; or, à chaque reprise, le récit se suivait comme s’il eût été écrit tout d’un trait, sans ratures, sans renvois et sans qu’on eût besoin de rappeler ce qui avait précédé. Nous le donnons tel qu’il est sorti du crayon du medium, sans avoir rien changé, ni au style, ni aux idées, ni à l’enchaînement des faits. Quelques répétitions de mots et quelques petits péchés d’orthographe avaient été signalés, Soulié nous a personnellement chargé de les rectifier, disant qu’il nous assisterait en cela ; quand tout a été terminé, il a voulu revoir l’ensemble, auquel il n’a fait que quelques rectifications sans importance, et donné l’autorisation de le publier comme on l’entendrait, faisant, dit-il, volontiers l’abandon de ses droits d’auteur. Toutefois, nous n’avons pas cru devoir l’insérer dans notre Revue sans le consentement formel de son ami posthume à qui il appartenait de droit, puisque c’est à sa présence et à sa sollicitation que nous étions redevable de cette production d’outre-tombe. Le titre a été donné par l’Esprit de Frédéric Soulié lui-même. A. K.

A suivre…

Notes

1 Cf. La dormeuse blogue : Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 2. Un mariage libre.
2 Daniel Sangsue, Pasticheries, in Romantisme, 2010/2, n° 148, p. 77-90.
3 Ch. Cros, « L’évocation des endormis », in Humour 1900, Paris, J.-Cl. Carrière, J’ai lu, 1963, p. 115.

2 réflexions sur « Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié »

  1. Il me tarde bien de lire la suite …. Comme si je n’avais rien sur le feu en ce moment, dear dear dear …

  2. Ne laisse pas déborder, Martine !! Voilà une lecture originale!
    J’ai aussi connu cela, à Paris, l’ami qui m’avait amenée chez un couple de ses amis était probablement troublé par les prédictions de l’écriture automatique de la jeune femme qui lui annonçait un mariage avec une eane marie. Ce n’est pas une Anne-Marie qu’il a épousé mais une Jeanne-Marie.
    Troublant n’est-ce-pas?

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