Quand Lautréamont lit Frédéric Soulié

 

Ci-dessus : Cette femme était d’une grande beauté ; il me sembla voir la Vénus éplorée se présenter à mes yeux.
Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 131, Imprimerie de la Librairie Nouvelle, Paris, 1857.
Horace Vernet, Galerie lithographiée des tableaux de S.A.R. le duc d’Orléans, volume I, par MM. J. Vatout et J.P. Quénot, 1824. Le dessin d’Horace Vernet se trouve reproduit (Abbildung 10) au bas de cet article de Miriam Waldvogel : Wilhelm Kaulbachs Narrenhaus (um 1830) Zum Bild des Wahnsinns in der Biedermeierzeit, Publications de l’Université de Munich.

Je ne m’explique toujours pas pourquoi de nos jours, hormis quelques tard venus comme moi, on ne lit plus Frédéric Soulié. On le lisait pourtant avec passion au XIXe siècle. Et, dans la foule des passionnés que Frédéric Soulié entraînait à sa suite, il n’y avait pas que des chambrières et des cochers, autrement dit des « gens qui ne pensent pas », comme veut l’aimable formule du critique Saint-René Taillandier. Il y avait des gens de toute sorte, parmi eux des « gens qui pensent », et parmi ces gens-là nombre d’écrivains, tels Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Théophile Gautier, George Sand, etc., qui ont élaboré leur oeuvre romanesque en dialogue avec celle de leur ami et rival Frédéric Soulié.

 

Ci-dessus : seule photo qui subsiste d’Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont, né à Montevideo (Uruguay) en 1846, mort à Paris, le 24 novembre 1870.

Et il y a encore en 1868 Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont, qui doit à Frédéric Soulié l’inspiration du troisième de ses Chants de Maldoror. Maldoror raconte dans ce troisième chant comment, alors qu’il galope sur son cheval, il voit passer « la folle » :

 

Ci-dessus : portrait de Latréaumont, personnage éponyme du roman publié par Eugène Sue en 1837 et source probable du pseudonyme adopté en 1869 par Isidore Ducasse dans l’édition complète des Chants de Maldoror.

Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit pas. De longues pattes d’araignée circulent sur sa nuque ; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l’hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu’elle revoit à travers les brumes d’une intelligence détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives ; sa démarche est ignoble, et son haleine respire l’eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre, c’est alors qu’il faudrait s’étonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s’intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s’enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit : « Après bien des années stériles, la Providence m’envoya… [1]Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, III..

Le personnage de « la folle » est princeps dans l’oeuvre de Frédéric Soulié. Il inspire en effet le premier texte publié par l’écrivain, en 1824. Il s’agit d’un poème intitulé La Folle de Bedlam, qui accompagne la reproduction d’une gravure d’Horace Vernet, publiée dans la Galerie lithographiée des tableaux de S.A.R. le duc d’Orléans [2]Cf. reproduction ci-dessus.. Internée à l’hôpital londonien de Bedlam, la folle, qui cherche désespérément son amant, croit que celui-ci reviendra, alors qu’il est mort à la guerre. La folle devient ensuite un personnage récurrent dans l’oeuvre de Frédéric Soulié. De figure de la femme abandonnée, elle devient en outre celle de la mère dépossédée de son enfant. L’imagination d’une telle figure procède sans doute du drame dont l’écrivain a été victime dans sa petite enfance. J’ai longuement évoqué ce drame dans Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 1. Mères et marraines, Frédéric Soulié, Ariégeois mal-aimé, Ariégeois quand même, et autres articles ; je n’y reviens pas.

Frédéric Soulié brosse dans Le Maître d’école une suite de scènes cruelles dans lesquelles il donne à voir la dérive tragique de la folle. Pour ajouter encore au pathétique du personnage, l’écrivain a voulu que le traitement initialement réservé à un chien trouvé sur la route annonce celui dont la folle, un peu plus tard, sera semblablement victime.

Ce chien, Brutus [le fils de la folle] l’avait trouvé errant sur la route, maigre, pelé, hagard ; des enfants le poursuivaient à coups de pierres. [3]Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 7.

Quelque temps plus tard, Brutus, qui a adopté le chien trouvé sur la route, se heurte à des provocations émanant des autres jeunes du village. Après une bagarre, il chemine sur la route pour rentrer chez lui, lorsque, atteint par une pierre à la tête, il tombe évanoui. Sa mère, la folle, pendant ce temps, est sortie :

La mère de Brutus était sortie de la maison comme elle en avait l’habitude pour se promener de grand matin.

Dans les premiers temps de son séjour à Bourgoing, elle sortait indifféremment à toutes les heures du jour, et ç’avait été un grand divertissement pour les enfants du village de venir l’épier, de rire d’abord en la voyant marcher d’un pas rapide et avec des gestes et des mots désordonnés, puis, quand cet amusement n’était plus assez vif, de lui jeter des pierres pour l’agacer et la faire courir : c’était le mot consacré.
En effet, un jour, une de ces pierres ayant atteint la pauvre femme à la tête, elle porta la main à l’endroit frappé et la retira pleine de sang. A cet aspect elle s’était mise à fuir en poussant de grands cris, et il avait fallu toute l’agilité de Brutus pour la rattraper et toute sa force pour la ramener dans la maison.

Depuis ce temps, par un reste d’instinct de prudence, la folle ne sortait que lorsqu’elle se croyait seule; d’ailleurs elle n’excitait plus de curiosité: le jeu dela folle était passé de mode au village, et quand on l’apercevait le matin dans le verger, on la laissait errer tranquille.

Ce jour-là comme les autres, elle prit la première allée qui se présenta devant elle, et marcha pendant quelque temps à travers le verger, avec cette rapidité indifférente qui caractérise l’allure de certains fous, et qui montre que l’aspect des objets extérieurs ne leur apporte ni sensations ni idées.

Ce fut après dix minutes de cette promenade que Grand-Louis la vit s’engager dans l’allée qui devait la mener directement à l’endroit où son fils était resté mourant. Grand-Louis se redressa pour épier l’impression qu’un pareil spectacle allait faire à cette malheureuse femme et pour s’assurer de l’état de Brutus ; mais il vit la folle arriver jusqu’auprès de ce corps, le regardant un moment, puis reprendre sa marche comme si elle eût aperçu une plante ou une pierre qui se fût trouvée sous ses pieds.
Cependant on eût pu remarquer que le désordre de son geste s’était calmé, que sa marche était moins rapide ; après quelques pas dans une direction qui devait l’éloigner du corps de Brutus, elle s’arrêta tout à coup, et revint d’elle-même vers cet objet qui lui avait semblé si indifférent.

Alors elle s’arrêta et le regarda avec plus d’attention, puis Grand-Louis l’entendit crier comme quelqu’un qui veut en éveiller un autre :

— Brutus !… Brutus !…

Rien ne répondant à cet appel, la folle s’éloigna encore, comme si tout ce qu’elle pouvait donner d’attention à un pareil spectacle fût épuisé ; mais il paraît toutefois qu’elle en avait une conscience confuse, car elle s’arrêta de nouveau et revint encore une fois à la même place.

Cette fois elle se pencha sur le corps immobile de Brutus et le secoua assez rudement ; mais le toucher ne produisant pas plus d’effet que la voix, elle se releva encore pour s’éloigner ; ce fut à ce moment qu’en regardant ses mains elle s’aperçut qu’elles étaient pleines de sang. Aussitôt cette vue lui rendit ce délire furieux qui l’avait saisie dans une circonstance pareille, et elle se prit à pousser des cris déchirants en s’enfuyant avec rapidité du côté des collines, et en répétant d’une voix effrayante :

— Mort ! mort ! mort ! [4]Ibidem, p. 77.

Revenu de son épanouissement, Brutus part à la recherche de sa mère. Des paysans la poursuivent. La poursuite tourne à la chasse à la folle.

Il monta sur la plus haute colline des environs pour voir au loin, et eut bientôt découvert sa mère courant dans une vallée, poursuivie et traquée par une douzaine de paysans.

Brutus se sentit pris de pitié et de colère à cet aspect, car les misérables avaient presque fait un jeu de cette poursuite ; ils entouraient la fugitive de loin en se resserrant et en jetant des pierres du côté où elle voulait passer, pour l’arrêter et l’épouvanter. Brutus poussa des cris pour les faire cesser ; mais il sembla que sa mère seule entendit sa voix, car aussitôt, au lieu d’aller et de venir d’un côté à l’autre, s’arrêtant quand elle voyait un paysan s’avancer vers elle et revenant sur ses pas, elle prit un élan rapide, comme si cette voix eût été un aiguillon qui la pressait, elle échappa à ce cercle qui commençait déjà à se resserrer, et parut bientôt au sommet d’une colline voisine.

Brutus descendit dans la vallée et dit aux paysans qu’il se chargeait seul du soin de ramener sa mère.

Alors il commença une de ces poursuites patientes que le coeur rend ingénieuses. Comme il voyait sa mère s’éloigner à mesure qu’il approchait, il renonça à l’atteindre, mais il dirigea pour ainsi dire sa fuite. Il lui faisait obstacle quand elle voulait s’éloigner du côté de la campagne, et la poussait lentement en avançant pas à pas lorsqu’elle prenait le chemin du village.

Plus de deux heures se passèrent dans ce manége, et les forces de Brutus commençaient à se perdre lorsqu’il parvint à mener sa mère jusque sur la grande route. Il espéra qu’arrivée là elle suivrait d’instinct ce chemin battu, et que, parvenue en face de sa maison, ce même instinct l’y ramènerait.

En effet, la folle, quoiqu’elle regardât souvent derrière elle, marcha quelque temps sans paraître vouloir s’échapper. Cependant il lui fallait passer devant la grande avenue du château de monsieur de Lugano, et lorsqu’elle fut en face de cette avenue elle s’arrêta. Brutus s’arrêta aussi.

La folle regarda longtemps la grille qui fermait cette avenue, le château qu’on voyait au fond, et demeura immobile. Brutus fit quelques pas pour la décider à continuer ; mais au lieu de suivre son chemin, sa mère entra dans l’avenue et marcha droit au château. Brutus accourut rapidement pour fermer la grille derrière elle et l’empêcher de sortir du parc, où il serait plus facile de s’en emparer. [5]Ibid, p 85.

C’est là, au château de monsieur de Lugano, que la triste histoire de la folle va se dévoiler. Monsieur de Lugano a consigné des souvenirs relatif à l’action qui fut la sienne en tant que représentant du peuple lors de la répression menée en 1793 par Fouché contre l’insurrection de Lyon. Après s’être emparée du manuscrit de monsieur de Lugano, la folle entreprend de le lire à haute voix, et frappée d’horreur par les mensonges qu’elle y découvre, elle recouvre assez de raison pour poser une question terrible…

A ce moment elle s’arrêta, et saisissant le comte à la gorge, elle s’écria d’une voix forcenée :

— Bourreau ! qu’as-tu fait de ma fille ?

Elle venait de le reconnaître… [6]Ibid. p. 139.

Dans le cadre des deux scènes empruntées au Maître d’école, la lapidation de la folle et la lecture d’un manuscrit qui renvoie au secret du passé, Lautréamont imagine la révélation d’un secret plus terrible encore que celui dont s’entoure le passé des personnages de Frédéric Soulié.

Un inconnu le [le manuscrit] ramasse, s’enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit : « Après bien des années stériles, la Providence m’envoya une fille… [7]Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, III.

Substituant « un inconnu » à la folle dans le rôle de lecteur du manuscrit en question, il fait de cet inconnu l’agent d’une révélation qui n’est plus ici au premier chef celle du secret de la folle et de son bourreau de 1793, mais celle de son secret à lui, partant, du crime qu’il avait oublié.

À la fin de cette lecture, l’inconnu ne peut plus garder ses forces, et s’évanouit. Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (l’habitude émousse la mémoire !) ; et après vingt ans d’absence, il revenait dans ce pays fatal. [8]Ibidem, III.

 

Ci-dessus : Salvador Dali, carte « Lautréamont » créée en 1940 pour la version surréaliste du tarot de Marseille.

Cet « inconnu », c’est l’homme qui regardait passer la folle tout à l’heure sur la grève, l’homme dont le cheval arrachait des étincelles aux galets de la plage, l’homme dont on dit qu’il apparaît sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse menace de planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou que le choléra s’apprête à lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières, l’homme devant lequel on s’empresse de faire le signe de la croix ; c’est Maldoror, le bien nommé, l’homme de la douleur et de l’horreur, l’homme du Mal !

Dans Le Maître d’école, à l’encontre du prénom qu’il porte et qui lui vient d’un officier de l’hospice des enfants trouvés inspiré par les modèles de la Révolution, Brutus, le fils de la folle, incarne l’homme de bien. Monsieur de Lugano, alias monsieur B., ancien agent de la Terreur, incarne la mauvaise pente de l’homme ordinaire, et en quelque sorte ce que Hannah Arendt nommera plus tard la « banalité du Mal ». Dans les Chants de Maldoror, par effet d’agrandissement ou d’extrapolation métaphysique, Maldoror incarne Satan lui-même, l’Ange du Mal qui se plaît à faire souffrir les humains et qui s’y adonne avec une cruauté insatiable. Le lecteur sensible s’abstiendra de lire le passage du chant III où se trouve détaillée, jusqu’à l’insupportable, l’horreur du crime que Maldoror a commis à l’encontre de l’enfant de la folle, et dont il ne se souvient ici que provisoirement, puisqu’après avoir brûlé le manuscrit de la pauvre femme, il se trouve reconduit, via trois minuscules point de suspension, au regard béhavioriste de la scène initiale :

… Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle.

 

Ci-dessus : portrait imaginaire de Lautréamont par Salvador Dali, 1937.

Mais, de même que Satan, l’Ange du Mal, est un ange jadis préféré de Dieu, et à ce titre, comme veut la légende romantique, un ange désaimé, puisqu’abandonné dans sa chute et privé de la miséricorde divine, Maldoror demeure sous les dehors de ses crimes l’enfant qui a « reçu la vie comme une blessure », autrement dit le double d’Isidore Ducasse, dont la mère, qui s’est sans doute suicidée, meurt en 1847 un an après sa naissance, et dont le père, qui vit à Montevideo, décide de faire un éternel interne en le confiant d’abord à quelque établissement des Jésuites locaux, puis en l’expédiant en France pour y poursuivre sa sixième au lycée de Tarbes (1859), et plus tard sa rhétorique au lycée de Pau (1863). Toujours interne à Pau, Isidore Ducasse obtient son baccalauréat en 1866. Le père ne viendra jamais voir son fils, ni durant ses longues années d’internat, ni durant ses années de misère ultérieures. En mai 1867, Isidore Ducasse, dit « sans profession », s’embarque pour Montevideo. Il en revient à la fin de la même année, après avoir constaté que rien ne le rattache plus à son père ni au lieu où sa mère est morte. En août 1868, encore sous le nom d’Isidore Ducasse, il publie le premier des Chants de Maldoror. L’amertume, sombre précurseur de la fureur vengeresse, s’y déclare d’emblée :

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. [9]Ibid., I.

 

Ci-dessus : géographie des adresses parisiennes de Frédéric Soulié et d’Isidore Ducasse ; 2 rue de Provence, 7 rue de la Grange-Batelière : adresses de Frédéric Soulié entre 1826 et 1847 ; 32 rue du Faubourg-Montmartre, 15 passage Vivienne, 7 rue du Faubourg-Montmartre : adresses d’Isidore Ducasse en 1869-1870.

A partir de 1869, Isidore Ducasse vit dans le quartier du Faubourg-Montmartre, successivement au n°32 de la rue du Faubourg-Montmartre, puis au N°15 de la rue Vivienne, puis encore au n°7 de la rue du Faubourg-Montmartre, i. e. dans le quartier où Frédéric Soulié a vécu, d’abord au n°3 de la rue de Provence, puis au n°7 de la rue de la Grange-Batelière jusqu’à sa mort en 1847, quartier où il a composé la suite de romans réunis sous le titre collectif des Drames inconnus. Pauvre, seul, déjà malade, tourmenté par un sentiment d’étrangeté radicale, Isidore Ducasse marche en 1869, rue du Faubourg-Montmartre, dans un paysage urbain qui demeure, au moins à son endroit, celui des « drames inconnus ». Puisqu’il a lu Le Maître d’école, il a dû relever ce passage où Frédéric Soulié, par le truchement de Brutus, dit son propre sentiment d’un exil qui, parmi les drames inconnus, demeure sans doute pour lui le drame le plus radical :

C’est une chose affreuse que l’exil, c’est un cruel moment que celui où l’on quitte son pays natal en laissant derrière soi sa famille, ses affections, ses habitudes.

Mais il y a dans la douleur qu’on éprouve des consolations qui fortifient le coeur.

Presque toujours la hauteur d’une telle infortune la rend plus supportable, et puis il y a là, à côté de vous, des gens qui vous disent adieu, qui vous serrent les mains, qui pleurent et qui en appellent à des jours meilleurs. Cependant ceux qui ont été exilés parlent de l’heure du départ comme d’un instant affreux et pour lequel il a fallu un grand courage.

Eh bien ! suivons ce pauvre jeune homme qui monte seul dans sa misérable mansarde ; le voilà qui prend une à une ses quatre chemises de toile grossière, quelques paires de bas, quelques mouchoirs, tout ce qu’il possède. Il en fait un petit paquet, il l’attache et le noue en pleurant, en pleurant encore il prend un bâton et regarde s’il n’a rien emporté de trop.

Non, tout ce qu’il emporte est bien à lui, ces deux livres aussi, cette flûte ; on ne pourra rien lui reprocher.

Qui le retient donc encore ? C’est qu’il jette un dernier coup d’œil dans cette misérable chambre où il a eu faim et froid, et tel est son désespoir, à ce dernier moment, qu’il se dit à lui-même :

— Ici, j’étais heureux !

Alors il sort, il quitte cette chambre, il descend en chancelant cet escalier qui le menait autrefois au repos. Mais il s’arrête encore devant cette maison.

De l’autre côté de ce mur est sa mère, sa soeur ; elles arrangent leur bonheur, leur avenir, l’oubli et le pardon du passé, et dans tout cela il n’y a pas un mot pour lui, il le sait, il en est sûr ; voilà pourquoi il s’éloigne si désespéré.

Et cependant il s’en va lentement ; est-ce qu’une voix ne le rappellera pas ? est-ce que rien ne viendra l’arrêter ? Rien, car le voilà au bout… [10][11]Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 148. jQuery('#footnote_plugin_tooltip_2492_2_10').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_2492_2_10', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: … Continue reading

Au cours de l’été 1869, Isisdore Ducasse envoie à un éditeur bruxellois le manuscrit complet des Chants de Maldoror, signé cette fois du nom de Comte de Lautréamont. Au printemps 1870, il procède au dépôt légal de ses Poésies I et Poésies II. Il meurt seul, probablement de phtisie, le 24 novembre de la même année, dans Paris assiégé, au n°7 de la rue du Faubourg-Montmartre. L’oeuvre qu’il laisse fait écho mutatis mutandis au manuscrit dans lequel le Michel Meylan de La Maison n°3 de la rue de Provence de Frédéric Soulié dit sa haine du monde qui l’a rejeté et annonce qu’il a choisi, lui, de s’en effacer [12]Cf. La dormeuse blogue : Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 1. Mères et marraines.. Il semble que l’auteur des Chants de Maldoror, avant de mourir à l’âge de 24 ans, ait voulu se libérer de l’influence flamboyante exercée sur lui jusqu’alors par la lecture des romans de Frédéric Soulié, d’Eugène Sue et d’aitres maîtres du genre noir. Reniant ici son modèle, il le carbonise au feu de son ironie. Je ne laisserai pas des Mémoires, dit-il, de façon implicitement référente au manuscrit de la folle, car il aspire maintenant à troquer le genre noir contre la « haute moralité du grand Corneille » :

Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C’est le nec plus ultra de l’intelligence. Ce n’est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l’équilibre de toutes les facultés. Villemain [13]Abel François Villemain (1790-1890), homme politique et écrivain français, critique littéraire influent, célèbre pour son cours de Cours de littérature française, célèbre pour son grand … Continue reading est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue et Frédéric Soulié. […]. Je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l’humanité pleurarde. Oui : je veux proclamer le beau sur une lyre d’or, défalcation faite des tristesses goîtreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. […]. Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d’où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S’il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n’apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd’hui, le joint de la solution frivole. […]. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans. […]. Ne reniez pas l’immortalité de l’âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l’ordre qui se manifeste dans l’univers, la beauté corporelle, l’amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes. […]. Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. […]. Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer.

Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. [14]Comte de Lautréamont, Poésies, I..

Isidore Ducasse meurt trop tôt pour qu’on puisse juger du tournant « poétique » qu’il envisageait de savoir négocier, là où Frédéric Soulié y a déjà échoué en 1824 [15]Cf. La dormeuse blogue : Lorsque Alexandre Dumas parle de Frédéric Soulié.. A noter pour la petite histoire que François Ducasse, père d’Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont, vient visiter la France en 1873.

A lire aussi :
Guy Austin, « Saisissant le conte » : Lautréamont seizes upon Soulié’s Le Maître d’école, in Oxford Journals, Humanities, French Studies Bulletin, volume 11, n° 39, pp. 14-17.
La dormeuse et La dormeuse blogue 1, 2, 3 passim : Frédéric Soulié

Notes

1, 7 Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, III.
2 Cf. reproduction ci-dessus.
3 Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 7.
4 Ibidem, p. 77.
5 Ibid, p 85.
6 Ibid. p. 139.
8 Ibidem, III.
9 Ibid., I.
10 ((Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 148.
11 Frédéric Soulié, Le Maître d’école, p. 148.

Isidore Ducasse, qui n’a plus de mère, pas de soeur, et point de père qui se soucie de l’aimer pour ce qu’il est, prête à Edouard, double de Maldoror dans les Chants, l’angoisse existentielle d’un être blessé, qui est la sienne propre :

— Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui l’a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu’il est accablé d’une espèce de folie originelle, depuis son enfance. D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse ; qu’il en est resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire ! ((Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, I.

12 Cf. La dormeuse blogue : Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 1. Mères et marraines.
13 Abel François Villemain (1790-1890), homme politique et écrivain français, critique littéraire influent, célèbre pour son cours de Cours de littérature française, célèbre pour son grand Cours de littérature française, publié en 1828-1829.
14 Comte de Lautréamont, Poésies, I.
15 Cf. La dormeuse blogue : Lorsque Alexandre Dumas parle de Frédéric Soulié.

1 réflexion sur « Quand Lautréamont lit Frédéric Soulié »

  1. J’adore quand tu nous montres des passerelles littéraires, c’est passionnant. Je sais exactement où j’étais quand j’ai ouvert  » Les chants de Maldoror  » , c’est dire l’impact, et puis la pure magie du titre …
    L’année commence fort, par ici …

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