Une nuit oubliée ou la sorcière Manouza – 3. Mille deuxième nuit des Contes arabes, dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié

 

Ci-dessus : Richard Francis Burton, The Book of the Thousand Nights and a Night, volume 3, 1885.

Rien cependant ne semblait devoir troubler notre bonheur ; tout était calme autour de nous : nous vivions dans une parfaite sécurité, lorsqu’un soir, au moment où nous nous croyions le plus en sûreté, parut tout à coup à nos côtés (je puis dire ainsi, car nous étions à un rond-point où venaient aboutir plusieurs allées), tout à coup donc et à nos côtés, apparut le sultan accompagné de son grand vizir. Tous deux avaient une figure effrayante : la colère avait bouleversé leurs traits ; ils étaient, le sultan surtout, dans une exaspération facile à comprendre. La première pensée du sultan fut de me faire périr, mais sachant à quelle famille j’appartiens, et le sort qui l’attendait s’il osait ôter un seul cheveu de ma tête, il fit semblant (comme à son arrivée je m’étais jeté à l’écart), il fit, dis-je, semblant de ne pas m’apercevoir, et se précipita comme un furieux sur Nazara, à qui il promit de ne pas faire attendre le châtiment qu’elle méritait. Il l’emmena avec lui, toujours accompagné du vizir. Pour moi, le premier moment de frayeur passé, je me hâtai de retourner dans mon palais pour chercher un moyen de soustraire l’astre de ma vie aux mains de ce barbare, qui probablement, allait trancher cette chère existence.

 

— Et puis après, que fis-tu ? demanda Manouza ; car enfin, dans tout cela, je ne vois pas en quoi tu t’es tant tourmenté pour tirer ta maîtresse du mauvais pas où tu l’as mise par ta faute. Tu me fais l’effet d’un pauvre homme qui n’a ni courage ni volonté, lorsqu’il s’agit de choses difficiles.

— Manouza, avant de condamner, il faut écouter. Je ne viens pas auprès de toi sans avoir essayé de tous les moyens en mon pouvoir. J’ai fait des offres au sultan ; je lui ai promis de l’or, des bijoux, des chameaux, des palais même, s’il me rendait ma douce gazelle ; il a tout dédaigné. Voyant mes sacrifices repoussés, j’ai fait des menaces ; les menaces ont été méprisées comme le reste : à tout il a ri et s’est moqué de moi. J’ai aussi essayé de m’introduire dans le palais ; j’ai corrompu les esclaves, je suis arrivé dans l’intérieur des appartements ; malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir jusqu’à ma bien-aimée.

— Tu es franc, Noureddin ; ta sincérité mérite une récompense, et tu auras ce que tu viens chercher. Je vais te faire voir une chose terrible : si tu as la force de subir l’épreuve par laquelle je te ferai passer, tu peux être sûr que tu retrouveras ton bonheur d’autrefois. Je te donne cinq minutes pour te décider.

Ce temps écoulé, Noureddin dit à Manouza qu’il était prêt à faire tout ce qu’elle voudrait pour sauver Nazara. Alors la sorcière se levant lui dit : Eh bien ! marche. Puis, ouvrant une porte placée au fond de l’appartement, elle le fit passer devant elle. Ils traversèrent une cour sombre, remplie d’objets hideux : des serpents, des crapauds qui se promenaient gravement en compagnie de chats noirs ayant l’air de trôner parmi ces animaux immondes.

IV

A l’extrémité de cette cour se trouvait une autre porte que Manouza ouvrit également ; et, ayant fait passer Noureddin, ils entrèrent dans une salle basse, éclairée seulement par le haut : le jour venait d’un dôme très élevé garni de verres de couleur qui formaient toutes sortes d’arabesques. Au milieu de cette salle se trouvait un réchaud allumé, et sur un trépied posé sur ce réchaud, un grand vase d’airain dans lequel bouillaient toutes sortes d’herbes aromatiques, dont l’odeur était si forte qu’on pouvait à peine la supporter. A côté de ce vase se trouvait une espèce de grand fauteuil en velours noir, d’une forme extraordinaire. Lorsqu’on s’asseyait dessus, à l’instant on disparaissait entièrement ; car Manouza s’y étant placée, Noureddin la chercha pendant quelques instants sans pouvoir l’apercevoir. Tout à coup elle reparut et lui dit : — Es-tu toujours disposé ? — Oui, reprit Noureddin. — Eh bien ! va t’asseoir dans ce fauteuil et attends.

 

Ci-dessus : Albert Letchford (1866-1905), illustration pour The Book of The Thousand Nights and a Night, 1897.

Noureddin ne fut pas plutôt dans le fauteuil que tout changea d’aspect, et la salle se peupla d’une multitude de grandes figures blanches qui, d’abord à peine visibles, parurent ensuite d’un rouge de sang, on eut dit des hommes couverts de plaies saignantes, dansant des rondes infernales, et au milieu d’eux, Manouza, les cheveux épars, les yeux flamboyants, les habits en lambeaux, et sur la tête une couronne de serpents. Dans la main, en guise de sceptre, elle brandissait une torche allumée lançant des flammes dont l’odeur prenait à la gorge. Après avoir dansé un quart d’heure, ils s’arrêtèrent tout à coup sur un signe de leur reine qui, à cet effet, avait jeté sa torche dans la chaudière en ébullition. Quand toutes ces figures se furent rangées autour de la chaudière, Manouza fit approcher le plus vieux que l’on reconnaissait à sa longue barbe blanche, et lui dit : — Viens ici, toi le suivant du diable ; j’ai à te charger d’une mission fort délicate. Noureddin veut Nazara, je lui ai promis de la lui rendre ; c’est chose difficile ; je compte, Tanaple, sur ton concours à tous. Noureddin supportera toutes les épreuves nécessaires ; agis en conséquence. Tu sais ce que je veux, fais ce que tu voudras, mais arrive ; tremble si tu échoues. Je récompense qui m’obéit, mais malheur à qui ne fait pas ma volonté. — Tu seras satisfaite, dit Tanaple, et tu peux compter sur moi. — Eh bien, va et agis.

 

Ci-dessus : Richard Francis Burton, illustration pour The Book of The Thousand Nights and a Night, 1885.

V

A peine eut-elle achevé ces mots que tout changea aux yeux de Noureddin ; les objets devinrent ce qu’ils étaient auparavant, et Manouza se trouva seule avec lui. — Maintenant, dit-elle, retourne chez toi et attends ; je t’enverrai un de mes gnomes, il te dira ce que tu as à faire, obéis et tout ira bien.

Noureddin fut très heureux de cette parole, et plus heureux encore de quitter l’antre de la sorcière. Il traversa de nouveau la cour et la chambre par où il était entré, puis elle le reconduisit jusqu’à la porte extérieure. Là, Noureddin lui ayant demandé s’il devait revenir, elle répondit : — Non ; pour le moment, c’est inutile ; si cela devient nécessaire, je te le ferai savoir.

Noureddin se hâta de retourner à son palais ; il était impatient de savoir s’il s’y était passé quelque chose de nouveau depuis sa sortie. Il trouva tout dans le même état ; seulement, dans la salle de marbre, salle de repos en été chez les habitants de Bagdad, il vit près du bassin placé au milieu de cette salle, une espèce de nain d’une laideur repoussante. Son habillement était de couleur jaune, brodé de rouge et de bleu ; il avait une bosse monstrueuse, de petites jambes, la figure grosse, avec des yeux verts et louches, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, et les cheveux d’un roux pouvant rivaliser avec le soleil.

Noureddin lui demanda comment il se trouvait là, et ce qu’il venait y faire. — Je suis envoyé par Manouza, dit-il, pour te rendre ta maîtresse ; je m’appelle Tanaple. — Si tu es réellement l’envoyé, de Manouza, je suis prêt à obéir à tes ordres, mais dépêche-toi, celle que j’aime est dans les fers et j’ai hâte de l’en sortir. — Si tu es prêt, conduis-moi de suite dans ton appartement, et je te dirai ce qu’il faudra faire. — Suis-moi donc, dit Noureddin.

VI

Après avoir traversé plusieurs cours et jardins, Tanaple se trouva dans l’appartement du jeune homme ; il en ferma toutes les portes, et lui dit : — Tu sais que tu dois faire tout ce que je te dirai, sans objection. Tu vas mettre ces habits de marchand. Tu porteras sur ton dos ce ballot qui renferme les objets qui nous sont nécessaires ; moi, je vais m’habiller en esclave et je porterai un autre ballot.

A sa grande stupéfaction, Noureddin vit deux énormes paquets à côté du nain, et pourtant il n’avait vu ni entendu personne les apporter. — Ensuite, continua Tanaple, nous irons chez le sultan. Tu lui feras dire que tu as des objets rares et curieux ; que s’il veut en offrir à la sultane favorite, jamais houri n’en aura porté de pareils. Tu connais sa curiosité ; il aura le désir de nous voir. Une fois admis en sa présence, tu ne feras pas de difficulté de déployer ta marchandise et tu lui vendras tout ce que nous portons : ce sont des habits merveilleux qui changent les personnes qui les mettent. Sitôt que le sultan et la sultane s’en seront revêtus, tout le palais les prendra pour nous et non pour eux : toi pour le sultan, et moi pour Ozara, la nouvelle sultane. Cette métamorphose opérée, nous serons libres d’agir à notre guise et tu délivreras Nazara.

Tout se passa comme Tanaple l’avait annoncé ; la vente au sultan et la transformation. Après quelques minutes d’une horrible fureur de la part du sultan, qui voulait faire chasser ces importuns et faisait un bruit épouvantable, Noureddin ayant, d’après l’ordre de Tanaple, appelé plusieurs esclaves, fit enfermer le sultan et Ozara comme étant des esclaves rebelles, et ordonna qu’on le conduisit de suite auprès de la prisonnière Nazara. Il voulait, disait-il, savoir si elle était disposée à avouer son crime, et si elle était prête à mourir. Il voulut aussi que la favorite Ozara vint avec lui pour voir le supplice qu’il infligeait aux femmes infidèles. Cela dit, il marcha, précédé du chef des eunuques, pendant un quart d’heure dans un sombre couloir, au bout duquel était une porte de fer lourde et massive. L’esclave ayant pris une clef, ouvrit trois serrures, et ils entrèrent dans un cabinet large, long et haut de trois ou quatre coudées ; là, sur une natte de paille, était assise Nazara, une cruche d’eau et quelques dattes à côté d’elle. Ce n’était plus la brillante Nazara d’autrefois ; elle était toujours belle, mais pâle et amaigrie. A la vue de celui qu’elle prit pour son maître, elle tressaillit de frayeur, car elle pensait bien que son heure était venue.

 

Ci-dessus : Craig Thompson, Habibi, Pantheon Books, 2011.

A suivre…

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