L’Hiver de Nicolas Poussin

 

Ci-dessus : Nicolas Poussin, L’Hiver, 1660-1664.

Je n’aime pas l’hiver, l’hiver des pluies, des ciels bouchés, car il m’incline à des pensées sombres. Mais il y a une poésie des pensées sombres, toute de silence et de sidération. Nicolas Poussin, alors parvenu à l’hiver de son âge, peint le tableau intitulé L’Hiver, ou Le déluge universel, entre 1660 et 1664. C’est probablement son dernier tableau, le dernier en tout cas de la série des Quatre saisons, créée à la demande d’Armand Jean de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu. Le peintre meurt en 1665 à Rome.

Traité ici comme une saison mentale, ou plus métaphysiquement comme la figure ultime d’un âge du monde, l’hiver de Nicolas Poussin n’est pas de neige, mais d’eau. Il s’agit de l’eau que le Dieu de la Genèse fit pleuvoir durant quarante jours et quarante nuits pour détruire la terre, « parce que la méchanceté des hommes y était grande, et que toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal »

Et Yahweh se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre, et il fut affligé dans son coeur, et il dit:  » J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’aux animaux domestiques, aux reptiles et aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits. Noé seul, homme juste, intègre parmi les hommes de son temps, trouva grâce aux yeux de Yahweh. [1]Genèse, ch. VI.

On distingue vaguement sur le tableau de Nicolas Poussin, au second plan, à gauche, la silhouette de l’arche et les toits d’un village englouti. L’eau continue de monter dans la grotte, ou la baie, à l’intérieur de laquelle ont cru pouvoir trouver asile les quelques personnages qui occupent le premier plan. Bien que sa mère s’efforce de le sauver en le tendant à un homme posté sur un rocher, on devine que l’enfant au manteau rouge mourra noyé comme les siens. Un serpent zigzague, à gauche, sur une paroi que l’eau n’a pas encore atteinte. Un éclair zèbre le ciel à l’oblique du serpent. « J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’aux animaux domestiques, aux reptiles et aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits ».

Il y avait un serpent au paradis, sombre précurseur de l’histoire qu’on sait. Il y a un jour l’éclair qui met fin à l’histoire en question. Cette histoire est celle d’un âge du monde, dont la fin est promesse d’un âge nouveau, l’âge de la Grâce, l’âge de la Rédemption, du moins pour ceux qui l’attendent – Spes mea Deus, dit la devise de Philippe de Lévis qui fut évêque de Mirepoix de 1493 à 1537. Mais cette histoire de serpent et d’éclair, c’est aussi, de façon plus commune et terrestre, celle des générations des hommes, qui doivent, comme celles des feuilles, venir et passer, naître et mourir. C’est l’histoire de chacun de nous.

Sombre, très sombre, L’Hiver de Nicolas Poussin témoigne du climat de pensée, fort et cruel, sous le signe duquel le peintre vieillissant compose sa dernière oeuvre. Marchant ici d’avance à la rencontre de la mort qui vient, l’artiste questionne la raison du décret de Dieu sive naturae, qui veut que le mort saisisse le vif, et même l’enfant au manteau rouge, en tout temps et en tous lieux. D’aucuns parlent du pessimisme de Nicolas Poussin. Je tiens que l’imagination d’un tableau tel que L’Hiver relève d’abord et avant tout de l’ars moriendi.

Je n’aime que les êtres vivants, je regarde tout le reste avec les yeux les plus indifférents. Il n’y a qu’un seul tableau qui m’ait frappé dans ma vie : c’est celui du Poussin, qui représente le déluge. Je le regardai pendant une heure entière, et j’eus de la peine à m’en arracher, quoiqu’il remplît mon âme de la plus vive amertume. J’y crus sentir toute la nature souffrante ; pendant longtemps, je l’eus toujours devant les yeux. Ah ! je ne pourrais demeurer dans une chambre où serait ce tableau ; je serais toujours accablé d’une tristesse mortelle, dit Jean Jacques Rousseau, d’après Henri Meister qui rapporte ce propos dans une lettre adressée à son père le 30 mai 1764 [2]Jacques-Henri Meister (1744-1826), écrivain suisse, ancien secrétaire de Frédéric Melchior Grimm, proche collaborateur de Diderot, ami de Jacques Necker, correspondant de Germaine de Staël et … Continue reading.

Ce qui a frappé Jean Jacques Rousseau dans le tableau de Nicolas Poussin, c’est le geste de la mère qui prétend soustraire son enfant – l’enfant au manteau rouge – au décret divin, ou bien à l’ordre des choses. Ce geste qui reste vain au regard du déluge, appelle selon Rousseau des lendemains moins tragiques, lendemains à partir desquels, échappant au décret divin, les hommes tenteraient de remédier ensemble à l’inhumanité de l’ordre des choses. Rousseau n’eût point abandonné ses enfants, si une société autre, dit-il, ô combien différente de celle du temps, qui se trouve promise au déluge révolutionnaire, le lui eût permis. On jugera de la congruence de cette lecture avec le fonds biblique dont Nicolas Poussin, dans L’Hiver, fait matière.

Je partage quoi qu’il en soit, à l’échelle de ma rêverie, la fascination de Jean Jacques Rousseau et de tant d’autres après lui pour L’Hiver de Nicolas Poussin.

A lire aussi : Le Général Hiver

Notes

1 Genèse, ch. VI.
2 Jacques-Henri Meister (1744-1826), écrivain suisse, ancien secrétaire de Frédéric Melchior Grimm, proche collaborateur de Diderot, ami de Jacques Necker, correspondant de Germaine de Staël et de la famille Vandeul, in Correspondance de Jean-Jacques Rousseau avec Léonard Usteri, Librairie Beer & Cie, Zürich, et Librairie Kündig, Genève, 1910.

2 réflexions sur « L’Hiver de Nicolas Poussin »

  1. Cet hiver- là, nous confronte à des réalités bien sombres, l’hiver de la vieillesse de Poussin et l’hiver de l’humanité, ce qui, conjugué avec la lecture de l’Evangile du jour pourrait me plonger dans la tristesse; je préfère l’hiver des matins blancs étincelants sous le soleil, préludes à des lendemains qui chantent.

  2. Insoutenable, l’idée d’excuse. L’inhumanité des hommes est le quotidien de la vie. Nous avons cassé notre monde et le continuons par nature. Mais qui abandonnerait son enfant ? Il est des actes qui effacent tout, en bien comme en mal. Napoléon et Hitler ont été de grands hommes…Je déteste Rousseau. Je préfère le Bon Larron.

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