Chez Jean Pierre Gibelot, un médecin de l’époque des Lumières

 

Ci-dessus : façade sud, aux volets verts, de l’ancienne maison Gibelot.

Jean Pierre Gibelot, « quand vivait », était « docteur médecin de la commune de Mirepoix ». Le compoix de 1766 indique qu’il tient à cette date, au n°169 dans le moulon 3, trente une cannes maison à la rue Courlanel [aujourd’hui rue Maréchal Clauzel] faisant coin à celle de la porte de laroque [aujourd’hui Petit Couvert] ; confronte d’auta en deux endroits ladite rue de la porte de laroque ; midy, auta et aquilon le sieur Jacques Arnaud [bourgeois], midy la dite rue Courlanel, cers en deux endroits et aquilon aussy en deux endroits Jacques Pons [bastier], du restant d’aquilon le sieur Jean Malot [marchand] ; estimée quatre vingt six livres de rente ; alivré deux livres dix huit sols cy…

 

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A noter qu’en 1766, de façon très opportune, la maison de Jean Pierre Gibelot, médecin, fait face à celle de Simon Lestrade, chirurgien, sise au n°166 du moulon 3, rue de la porte de laroque (aujourd’hui connue sous le nom de Petit Couvert).

 

Représentant du savoir universitaire, de la faculté, de la médecine moderne, Jean Gibelot exerce ici dans un périmètre fortement médicalisé. Outre la maison de Simon Lestrade (plan 3 n°166), chirurgien, on repère sur le plan ci-dessus la maison d’Antoine Cairol (plan 3 n°148), autre médecin ; celle de Jean Arnaud (plan 3 n°6), chirurgien ; et celle de Raymond Bilhard (plan 3 n°1), apothicaire. Ensemble, ces hommes de l’art assurent à l’est de la place une sorte de marche sanitaire entre le coeur de la bastide et le grand faubourg industrieux, ou, comme on dit aujourd’hui, entre « l’hypercentre » et les « quartiers ».

Jean Pierre Gibelot tient également en 1766 : « trente neuf cannes maison et un rusquet un huitième jardin à Capitoul » ; « six quarterées un rusquet et demy champ à Ramondé » ; deux séterées demy rusquet champ à Ramondé » ; « deux séterées trois quarterées quatre rusquets et demy champ à Ramondé ; « une stérée deux quartières demy rusquet champ à Sibra » ; deux quarterées quatre rusquets pré à Sibra » ; « deux quarterées, six rusquets et demy champ à Sibra » ; « trois quarterées un rusquet vigne à Sibra » ; « une stérée sept rusquets champ à Sibra ; « une séterée sept rusquets trois quart champ et jardin à Sibra » ; »trente une cannes maison sept cannes four quarante huit cannes fumier ou aire à Sibra » ; « vingt trois cannes garde pile [1]Garde pile : grenier dans lequel, comme en temps de dépiquage le partage des grains ne pouvait se faire chaque jour, on rentrait tous les soirs le produit du dépiquage de la journée, la … Continue reading et quatre rusquets et demy aire à Sibra » ; « trois quarterées deux rusquets et demy champ à Paychels » ; « neuf séterées deux quartières six rusquets et demy champ à la Devèze ». [2]Compoix de 1766, volume 1, pp. 25-26.

Les archives du notaire Combes [3]Archives départementales de l’Ariège : 5E3549. indiquent qu’après la mort de Jean Pierre Gibelot, la citoyenne Anne Estèbe, veuve de Mathieu Taillefer, demeurant dans la présente commune de Mirepoix, a engagé par devant le tribunal civil du Département de l’Ariège séant à Foix, en qualité d’héritière de feu Jean Pierre Gibelot, une instance contre Delphine Elisabeth Lafontaine, Jean Gaston Florentin Lafontaine, Anne Lafontaine, Antoine Lafontaine, et Gaston Lafontaine, leur oncle, tant en son nom que comme leur curateur ; Anne Rocher, mère tutrice de Marie Victoire Lafontaine, François Augustin Lafontaine et Charles Lafontaine, tous habitants de la commune de Lagarde ; Jean et Catherine Boyer, frère et soeur, habitants de Rivel ; Anne Boyer et François Malleville, mariés, habitants de Mirepoix ; lesdits Lafontaine et Boyer héritiers légitimes et naturels dudit Gibelot.

Anne Estèbe a obtenu dudit tribunal, le vingt-cinq messidor an IV, un jugement qui ordonne l’exécution provisoire du testament dudit feu Gibelot, et que « la comparante [Anne Estèbe] sera envoyée en possession provisoire des biens dudit Gibelot, aux formes de droit, à la charge néanmoins par elle de donner, suivant son offre, caution de représenter les fruits, le cas échéant, par devant le juge de paix de la commune de Mirepoix, à ce commis. Et sera le présent jugement exécuté pour le chef provisoire, nonobstant toutes appellations et oppositions quelconques, et sans y préjudicier.

Anne Estèbe a ensuite, par exploit de Jean Vivier huissier en date du vingt-huit messidor an IV dûment enregistré le trentième dudit mois, fait signifier ledit jugement aux dits ci-dessus nommés des parties adverses.

 

Ci-dessus : date inscrite sur la façade est de la maison Gibelot.

Suite à quoi, le matin du 4 thermidor, à neuf heures, le notaire Combes entreprend de conduire Anne Estèbe à la maison du docteur Gibelot confrontant au Levant la rue, au couchant Maurice Pons, au midy la place Saint Maurice, et d’aquilon les héritiers de Malot, pour voir remettre ladite Anne Estèbe en la réelle possession de la maison et meubles qui s’y trouveront ; de la transporter au champ appelé des Falgous dans la commune de Besset pour y voir aussi remettre ladite Estèbe en possession ; et enfin de la faire transporter au lieu de Mazerolles même commune, et à la métairie et terres dépendant de la succession du docteur Gibelot, pour y voir également remettre la requérante en la réelle possession, en exécution du jugement rendu par le tribunal civil du Département de l’Ariège à Foix le 25 messidor dernier.

Maître Combes consigne l’entreprise en ces termes :

En premier lieu, nous nous sommes rendus avec ladite Anne Estèbe et les témoins qui sont le citoyen François Pas, cafetier, et Baptiste Gaubert, aubergiste, tous deux habitants de Mirepoix, à l’heure de neuf qui est celle de la citation, en la maison dudit feu Gibelot, dans laquelle nous nous sommes introduits au moyen de la clef de la porte d’entrée qui nous a été remise par le citoyen Jean François Combes habitant de Mirepoix, qui du temps que les parties adverses de la dite Anne Estèbe jouissaient de la succession dudit feu Gibelot en vertu de l’effet rétroactif donné à la loi du 17 nivôse an II (6 janvier 1794) [4]Loi relative aux donations et successions, stipulant à l’article IX que « les successions des pères, mères ou autres ascendans, et des parens collatéraux, ouvertes depuis et compris le 14 … Continue reading, était devenu locataire de partie de ladite maison, et qui ensuite fut établi gardien de ladite clef ainsi que de certains scellés sur les deux portes de la chambre où était décédé ledit Gibelot ; scellés dont l’apposition fut faite à la réquisition de ladite Anne Estèbe comme il résulte du procès verbal d’apposition dressé par le juge de paix de la commune de Mirepoix en présence dudit Jean François Combes, le trois frimaire dernier : scellés qui ont été levés aujourd’hui encore sur la réquisition de ladite Anne Estèbe et en présence dudit Jean François Combes par le juge de paix de ladite commune de Mirepoix comme il résulte du verbal qu’il en a dressé, lesquels dits verbaux d’apposition et de levée des scellés nous avons fait lecture sur les expéditions en forme que ladite Estèbe nous a remis.

Et de suite nous avons commencé notre séance par le salon qui vient immédiatement après la porte d’entrée au rez-de-chaussée à main droite, où nous avons resté jusqu’à ce que l’heure de dix qui est celle de la surséance a été passée ; après quoi, et le susdit défaut octroyé préalablement avoir fait lecture du susdit jugement dont nous avons été nanti d’un extrait en forme, nous, notaire public soussigné suivi desdits témoins, avons pris par la main ladite Anne Estèbe et l’avons introduite et conduite à la cuisine et autres dépendances qui sont au rez-de-chaussée, puis dans les autres appartements au rez-de-chaussée, puis dans les appartements qui sont au premier étage, puis dans le grenier.

Après quoi, avons mis ladite Anne Estèbe en la réelle possession de la maison ainsi que du peu de meubles et effets qui s’y sont trouvés et qui consistent en une lampe de verre en forme de globe avec son couvert aussi de verre pendu dans le salon, plus un trumeau achevant la cheminée dudit salon, plus en deux pièces méchaniques en forme d’horloge clouées à côté de la cheminée de la cuisine, pour servir à tourner la broche, plus en une armoire de bois de noyer à deux ouvrants et à trois laisser [estampilles], plus en un trumeau adhérant à la cheminée de la chambre où était décédé ledit Gibelot et où les scellés avaient été apposés, il s’y est trouvé une commode de bois de noyer à trois tiroirs avec une clef, plus dix grandes chaises anciennes garnies d’une étoffe en laine à bouquets, plus un fauteuil garni d’une cotonnade à flammes, plus deux commodités de nuit de bois de noyer, plus une tapisserie d’étoffe en laine et en paysage qui est tendue, plus un trumeau adhérant à la cheminée de la chambre, plus deux tableaux à cadre octogone doré ; tous les susdits objets étant les mêmes et faisant partie de tant d’autres meubles et effets délaissés par ladite Anne Estèbe.

Cela fait nous nous sommes retirés de ladite maison, ladite dame Estèbe ayant fermé ladite porte d’entrée à clef et gardé ladite clef, et de suite nous nous sommes transportés à la métairie dite de Mazerolles située dans la même commune de Besset, où étant et après que le citoyen Joseph Pons, métayer ou colon partiaire de ladite métairie, nous en a fait la remise des clés tant des bâtiments qu’il habita que de celui réservé au maître, avons pris par la main ladite Anne Estèbe et l’avons introduite et conduite dans les appartements du rez-de-chaussée ainsi qu’aux granges et étables, puis dans les appartements qui se trouvent dans le haut de ladite métairie et à un premier plancher, et en vertu dudit jugement avons mis ladite Anne Estèbe en la réelle possession de ladite métairie dite de Mazerolles appartenance et dépendance ainsi que du peu des meubles qui se sont trouvés dans l’appartement du maître, qui consistent en une bassinoire, un petit cabinet de bois de sapin, et une roue pour tourner la broche.

Cela fait nous nous sommes retirés de ladite métairie, ladite Anne Estèbe ayant fermé à clef la porte d’entrée de l’appartement réservé au maître, gardé ladite clef et remis les autres au dit métayer ou colon partiaire qui l’a reconnue pour la maîtresse de ladite métairie, nous avons conduit par la main ladite Anne Estèbe sur les jardins, ferratjat, prés, champs, bois et herm dépendant de ladite métalrie et l’avons remise en la même propriété réelle que dessus ; laquelle dame Estèbe pour donner des marques de sa possession a coupé plusieurs branches d’arbre de saule, peuplier, chêne de ceux dépendant de la dite métairie, comme aussi à bêché à plusieurs endroits avec une bêche de plus ordinaire la terre du jardin champs et ferratjat, cueilli des fruits comme prunes, pommes, poires ; ledit métayer lui ayant prêté un panier pour les emporter.

Cela fait, nous nous sommes retirés…

Lourd de références à une situation familiale complexe, compliquée encore par les audaces, puis les remords de la législation révolutionnaire, l’acte consigné ici par Maître Combes m’a semblé rendu particulièrement intéressant par ce qu’il nous apprend de l’intérieur et du domestique d’un médecin de l’époque des Lumières. Pourquoi Jean Piette Gibelot, resté sans enfant, lègue-t-il ses propriétés à Anne Estèbe, veuve de Mathieu Taillefer, plutôt qu’à ses collatéraux ? On ne sait si Anne Estèbe était sa gouvernante, ou sa servante maîtresse, mais qu’importe ? L’essentiel est dans l’inventaire de ce qui reste d’un intérieur du XVIIIe siècle, avec sa « lampe de verre en forme de globe et son couvert aussi de verre pendu dans le salon », ses trumeaux appendant à chaque cheminée, sa  » tapisserie d’étoffe en laine et en paysage qui est tendue », son « armoire de bois de noyer à deux ouvrants et à trois estampilles, sa « commode de bois de noyer à trois tiroirs avec une clef », ses « dix grandes chaises anciennes garnies d’un étoffe en laine à bouquets », son « fauteuil garni d’une cotonnade à flammes », ses « tableaux à cadre octogone doré », ses « commodités de nuit de bois de noyer », et sa « méchanique » à tourne-broche, qui rappelle au souvenir du bien manger d’antan. Je l’ai connu encore dans mon enfance, quand on me confiait le soin de maintenir au-dessus du tourne-broche à pierre la pique plantée d’un morceau de lard qui avait pour fonction d’arroser, en fondant, la peau de la volaille et par là de la faire dorer dans la cheminée.

Le notaire n’indique malheureusement pas quel était le motif des trumeaux, ni celui de la tapisserie « à paysage » – européen ou orientaliste ? -, ni celui des tableaux. Mais il note la qualité des tissus, »étoffe en laine à bouquets », « cotonnade à flammes ». Le flammé se dit des étoffe présentant des irrégularités de fibre en forme de flammes, réalisées avec des fils ou filés flammés. A la fin du XVIIIe siècle, les tissus sont à motifs légers – fleurs, oiseaux, bouquets entourés de rubans sinueux, paniers, guirlandes, noeuds, rubans, coquillages, scènes champêtres, singeries ou chinoiseries. Il ne reste plus qu’à imaginer.

On suppose que le docteur Gibelot allait le dimanche et autres jours de fête se mettre au vert dans sa métairie. Le geste d’Anne Estèbe, qui »coupe à Mazerolles plusieurs branches d’arbre de saule, peuplier, chêne », bêche « à plusieurs endroits, avec une bêche de plus ordinaire, la terre du jardin, champs et ferratjat », puis cueille « des fruits comme prunes, pommes, poires, ledit métayer lui ayant prêté un panier pour les emporter », semble celui d’Eve, prenant possession du paradis terrestre. Il y a de la poésie, quoi qu’on en pense, dans les actes des notaires.

Notes

1 Garde pile : grenier dans lequel, comme en temps de dépiquage le partage des grains ne pouvait se faire chaque jour, on rentrait tous les soirs le produit du dépiquage de la journée, la « pile », et dont le maître ensuite retirait la clé.
2 Compoix de 1766, volume 1, pp. 25-26.
3 Archives départementales de l’Ariège : 5E3549.
4 Loi relative aux donations et successions, stipulant à l’article IX que « les successions des pères, mères ou autres ascendans, et des parens collatéraux, ouvertes depuis et compris le 14 juillet 1780, et qui s’ouvriront à l’avenir, seront partagées également entre les enfans , descendans ou héritiers en ligne collatérale, nonobstant toutes lois, coutumes, donations, testamens et partages déjà faits. Cf. Lois et actes du gouvernement, tome VIII, Premier Prairial au 18 Prairial an II, p. 215, Imprimerie impériale, Paris, 1817. La rétroactivité de cette loi sera supprimée par un décret du 14 floréal an III.

4 réflexions sur « Chez Jean Pierre Gibelot, un médecin de l’époque des Lumières »

  1. Pour donner une plus exacte touche au tableau, il ne faut pas imaginer le tournebroche de Mazerolle tel que beaucoup encore l’ont connu: petite mécanique horlogère posée à terre, emmitouflée dans sa boîte noire. Au temps des rois, le tournebroche était pendu à hauteur d’homme sur le côté de la cheminée. Ses rouages apparents et de grands volumes étaient mus par un poids de pierre, qui descendait du plafond, au bout d’une corde. Une poulie dotée d’une courroie de transmission procurait le mouvement circulaire au rôti embroché sur ce qui s’appelait dans notre belle langue latine: « l’ast ».
    Pour élargir le propos, il faut dire qu’existait aussi, mais pour les lourdes pièces, le tournebroche à cage d’écureuil, tel que j’ai pu en connaître au château de Jalabert, aujourd’hui disparu, au terroir de Tourtrol. Un petit chien dressé y faisait office de mécanique, peu-être intéressé par quelque relief…

  2. Merci de ces observations. J’aimerais que vous nous en disiez plus sur la « méchanique » des tourne-broches, et, pourquoi pas ? que vous nous proposiez un article, que vous pourriez publier sur ce blog ? Voilà qui m'(nous) intéresserait ! Je vous invite.

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