Lire et genoux

 

9 août 2008

Attention, ceci n’est pas un article de charme. C’est un article philosophique.

J’emprunte la formule « ceci n’est pas … » à Magritte, le peintre de la trahison des images, comme signifié en 1929 dans le tableau éponyme, ou dans La Clé des songes en 1927 et dans Le Miroir vivant en 1928, ou encore dans Les deux mystères en 1966. Cf. Infra. Mais je me réclame plutôt ici du tableau intitulé Le miroir magique (1929), qui donne à voir, dans l’eau de ce miroir-là, les mots « Corps humain » en lieu et place du corps en question.

 

Il se trouve que j’aime lire, un livre posé sur mes genoux, de préférence au soleil – Soleil, je t’adore comme les sauvages… [1]Jean Cocteau, Batterie, in Poèmes, 1920. Et, comme je ne lis pas sans mon corps, le plaisir que je trouve à lire se double du plaisir que je trouve à vérifier chaque fois que j’ai des genoux. Je les ai dans mon champ de vision en même temps que la page que je lis, ils font partie du paysage de ma lecture, ils ancrent cette lecture dans le vif d’une totalité qui est celle de l’être en ses multiples façons, et qui se laisse saisir ici, sur le mode de la pensée sans concept, comme ténébreuse et profonde unité [2]Baudelaire, Correspondances, in Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, IV. d’une âme et d’un corps.

 

5 juin 2009

Quand je dis que je me réclame du tableau intitulé Le miroir magique dans le traitement de mon thème « Lire et genoux », c’est au vrai pour montrer autre chose que la « trahison des images ». Là où Magritte laisse entendre qu’il y a une solution de continuité entre les images et la réalité, comme il y a une solution de continuité entre les mots et les choses, je constate, moi, chaque jour, qu’il y a un lieu commun aux mots du livre et à mes genoux, mon corps, et que le lieu de cette conjointure, c’est dans mon regard qu’il s’ouvre, quand je lis. Je tiens alors en cercle autour de moi le fil des mots et celui du corps, qui sont, de façon qu’on ne voit pas, d’une seule et même étoffe, d’une seule et même tissée.

 

 

24 avril 2011

Le livre, sur mes images, demeure invu, car c’est à partir de cet invu, et à partir de cet invu seulement, qu’il y a lieu de lire ; car c’est à partir de cet invu que le possible de la lecture s’emporte, m’emporte ; car c’est à partir de cet invu que, les mots faisant corps, le corps faisant mot, quelque chose se donne à lire, qui a, là maintenant, à la fois au-delà ou en-deça de la page qui demeure invisiblement ouverte sous mes yeux, réalité, ou sens ; car c’est à partir de cet invu qu’il y a mystérieusement, dans le regard de ma lecture, quelque chose plutôt que rien.

 

9 mars 2012

Il me plaît d’emprunter à la photographie le moyen de montrer que, s’il y a dans le regard de ma lecture quelque chose plutôt que rien, il s’agit de quelque chose qui materialiter ne se voit pas, ou plutôt de quelque chose qui ne se voit pas autrement qu’intus, en dedans, – intus et in cute , en dedans, parce qu’on l’a dans la peau -, et intus et in verbis, en dedans, parce qu’on a dans la peau le vif des mots.

 

14 juillet 2012

Si la ténébreuse et profonde unité de ce qui se donne à voir à la fois intus et in cute et intus et in verbis n’a rien de matériellement visible, elle se laisse en revanche figurer photographicaliter dans le comment de sa réalité ordinaire, au soleil dans un jardin, dans la solitude du poêle philosophique, à la terrasse d’un café où l’on fume, en hiver, sur la place de Mirepoix. L’image ici rend compte de ce comment, au plus près de sa facticité, comme disent les philosophes, ou au plus prés de son exercice vécu.

 

2 août 2012

Il n’y a pas de lecture sans corps.

 

14 septembre 2013

Il n’y a pas de lecture sans chair. Les mots ne feraient pas chair si la chair ne faisait pas mot.

 

1er mars 2014

Il n’y a pas de lecture qui, comme la chair, ne se tempore, ou ne fasse temps. Le temps de lire ne va pas ici sans celui du corps, des genoux. Il y a temps, et pendant que le temps des mots se tempore, le temps des genoux se tempore aussi. On le voit sur les images rassemblées ici.

 

1er avril 2014

Il n’y aurait ni lieu ni temps de lire si nous ne lisions pas les mots in cute, ou, ce qui revient au même, si les mots ne s’incarnaient pas. Loin de trahir ce phénomène essentiel et principal de l’incarnation, je prétends que les images de la photographie ont pouvoir de le révéler, et en quelque sorte de le réfléchir, de façon plus évidente que le discours de la pensée.

A ce titre, je ne serai jamais de ceux qui, tels Magritte, parlent de la « trahison des images ».

 

 

 

 

Notes

1 Jean Cocteau, Batterie, in Poèmes, 1920.
2 Baudelaire, Correspondances, in Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, IV.

6 réflexions sur « Lire et genoux »

  1. (Fais – je erreur ou bien le titre est un somptueux zeugma ? ……. )

    Tu es décidément trop forte ! Ton article est à la fois puissant et subtil, et, normalement, il devrait me laisser loin derrière, dans une forme d’incompréhension … Et pourtant non, tu réussis à me faire suivre ton chemin petit pas par petits pas ! C’est un régal ! Bravo à toi ! (Il y avait  » Le genou de Claire  » … il y a maintenant  » Les genoux de la dormeuse  » …

  2. « (Fais – je erreur ou bien le titre est un somptueux zeugma ? ……. ) »

    Difficile à dire. La figure est, par effet de rupture de la construction grammaticale, aux confins du zeugma, de l’anacoluthe, et de la métonymie…
    J’ai songé, en concevant l’illustration de cet article, à Cindy Sherman et à Sophie Calle.

  3. J’avais pensé à Sophie Calle, mais son travail est souvent sombre, me semble – t – il ? Il y a plus de soleil dans le tien ! Je n’avais pas songé à Cindy Sherman, je vais faire un tour de son côté …

  4. Anacoluthe … Catachrèse … Chiasme … Zeugma … Oxymoron … Polyptote …
    Ces mots m’enchantent absolument, ils me rappellent mon père …

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