La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Françoise Escholier La racine et autres nouvelles

J’étais libre, vivant…
Françoise Escholier, Le cheval, in La racine et autres nouvelles

J’ai trouvé La racine et autres nouvelles à la petite librairie de Mirepoix. L’aspect du livre m’a plu, le beau papier, les pages à couper. Il s’agit d’une édition numérotée, publiée en 1984 par les éditions « Le Haut Quartier », à Pézenas. J’ai lu le livre le jour même, dehors, au soleil. Le lieu, la lumière, la saison, les grands iris dans l’herbe haute, le va-et-vient des hirondelles dans le ciel si bleu, ancrent les mots du livre dans l’immédiateté du moment terrestre. Les nouvelles de Françoise Escholier entrent ainsi dans le champ de la vie unanime, partant, dans celui du sensible partagé.

Hélène, Anne, Aurore, Aurélie, Ariane, Armelle, le jeune homme au cheval, tous les personnages auxquels Françoise Escholier dédie tour à tour une nouvelle, baignent dans un monde de sensations élémentaires, source de réminiscences et de visions, chaque fois relatives à l’énigme du vivant. Etrangers à la raison cartésienne qui suppose la différence des règnes, ils se souviennent de notre commune animalité et se laissent interpeller par le visage que les choses, les pierres, le bois, tournent silencieusement vers nous.

Je vais souvent sur les plages, d’où je ramène des branches et des racines lavées par la mer, si travaillées et usées par l’eau qu’elles retrouvent des formes primitives de flammes, d’ailes ou de bêtes mystérieuses, raconte Hélène, à qui son compagnon offre un jour une racine noire et tourmentée, non pas un de ces troncs gracieux et frêles, blanchis par la mer, aimables comme des noeuds de sagesse ; mais une espèce d’arbre de cauchemar, lugubre et noir 1. Hélène découvre par la suite qu’il existe, à la frontière des règnes, des hommes-racine, ou des racines-homme…

Armelle, qui a rencontré Angel sur les planches du théâtre où tous deux répètent une nouvelle pièce, tente de nouer amitié avec le jeune homme. Elle le retient un soir chez elle. Rapidement, la conversation d’Angel revêt un tour oiseux. Je n’avais plus guère envie de parler et je me sentais lasse. Effaçant ma déception par un sourire, je me retournai vers lui et je vis alors son regard clair devenir jaunâtre et dur comme celui de certains sauriens, son front s’aplatir. Le temps d’un éclair, une langue fine est apparue.

Tu as un drôle d’air !

Sa voix n’avait pas changé. Je me suis frotté les yeux et la vision a disparu 2.

Aurélie, un jour, se trouve affectée par un phénomène étrange. La première fois que cela m’est arrivé, je me suis regardée dans le miroir et je ne me suis pas trouvée laide du tout. De loin, mon corps était d’un blanc brillant avec des reflets bleutés de la taille jusqu’aux pieds. C’étaient des écailles très fines et on aurait cru une sirène après son opération.

Comme je sortais ce soir-là pour retrouver mes amis du Musée, un café minuscule et chaleureux, j’ai pris une douche dans la salle de bain exiguë et j’ai vu, au sortir de l’eau, que cela avait disparu. J’avais bien senti en me savonnant que mon corps devenait plus lisse, surtout quand je passais la main comme un couteau sur la peau d’un poisson, à rebrousse-écailles, mais il me fallait vérifier le fait dans la glace tout de même. Juché sur un tabouret et en se contorsionnant, on arrivait à voir une partie de son corps. J’eus beau me tourner et me retourner, ce que je vis de mes jambes était redevenu normal… 3

Doux rêveurs, aux yeux de la raison, ou voyants, au regard de ce que les autres ne voient pas, les personnages de Françoise Escholier, demeurent, parmi les autres, dans la ville, et jusque dans leur famille, des êtres des lisières, attirés à la fois par la facticité du monde comme il va, et par l’autre versant de ce monde-là, le même, mais considéré d’un point de vue plus originaire, et questionné dans ce qu’il offre de simple, de libre, de vrai. Comment vivre ? Où, le vif ? Où, le mort ?

Ces questions, au fil des nouvelles, trouvent des réponses diverses, souvent tranchantes, toujours ambiguës. Au fil des nouvelles, comme on dirait au fil du rasoir.

Le jeune homme au cheval choisit de fuir un monde devenu invivable. Il s’en va vers le bleu.

J’étais le vent, le soleil et les vagues, et ma monture flamme et velours. […] La terre montrait des os éclatants de blancheur. Je m’arrêtai un instant pour cueillir un caillou qui me parut plus beau que tous les autres, d’un poli parfait et comme translucide. Avec mon couteau, je m’attardai à y graver mes initiales et je le mis dans ma poche. Puis je repris ma route 4. Mais tous les chemins mènent à Rome…

Anne se rend aux obsèques d’une personne qui ne lui était rien. Elle regarde le dos et les crânes grisonnants des hommes qui marchent devant elle . Tous ces dos devant elle, ces êtres sans visage avaient quelque chose de mécanique. […] La voiture funéraire se trouvait très loin déjà, elle ne pouvait la voir à cause de tous ces dos gris ou bruns. « Comme les costumes d’homme sont tristes, se dit-elle, et ils se ressemblent tous ». Elle joua à échanger leurs têtes, mais ce n’était pas très amusant car les crânes eux-mêmes étaient assez déprimants. Il faudrait y mettre autre chose, et comme on passait le long du parc, elle essaya de mettre une fleur, un oiseau ou, à défaut, une branche, pour couronner ces tristes dos. Mais ils allaient trop vite, à croire qu’ils avaient peur de manquer quelque chose, et les oiseaux s’envolaient, muets 5. Mais ils allaient trop vite… Empreint d’ironie tragique, le trop vite annonce la chute, à laquelle, non plus que la jeune femme, le lecteur ne s’attend pas, ou plutôt, à laquelle personne ne s’attend jamais.

Hélène, Aurore, Aurélie, Ariane, Armelle parviennent dans leur quête à une sorte d’issue. Provisoire ou certaine ? Et à quel prix ?

J’ai contourné la maison, raconte Anne, et je suis partie à pied vers la gare, sans valise, car plus rien, là-bas, n’était à moi 6.

Je ne suis jamais retournée à ma chambre, où je l’ai laissé, ainsi que mes vêtements et mes livres, et la racine noire, cachée dans l’armoire 7, se souvient Hélène.

La petite Aurore, elle, était arrivée au bout du tunnel 8. L’arrivée s’énonce au plus-que-parfait, témoin d’un épisode révolu, gros cependant d’une possible récurrence…

Giner a rendu à Aurélie le sens du bonheur. Mais elle n’a pas osé mettre un pendant d’oreille 9 alors que Giner l’invitait à cueillir des cerises.

Armelle, qui n’a plus entendu parler de Damien, trouve un jour, au fond d’une armoire, une vierge oubliée, sans grande beauté, telle qu’on en fabriquait il y a un siècle. Pourtant, sur une haute étagère, elle avait l’air victorieuse, debout sur une sphère constellée d’étoiles d’or. Comme le veut la tradition, sous ses pieds nus se tordait un serpent. La bête, dorée à l’origine, avait perdu tout son éclat, comme si le doigt bienfaisant d’une aïeule l’avait terni. Je la regarde souvent avec une fascination émerveillée 10.

D’où vient que l’émerveillement d’Armelle semble inconséquent, et, dans sa candeur, vaguement ridicule ? Le style de Françoise Escholier se teinte ici d’une ironie douce, qui emprunte au lexique de la désuétude le moyen de signifier le caractère vain de la victoire invoquée. Elle avait l’air victorieuse 11, dit Armelle de la vierge.

La vierge, en l’occurrence, n’est plus celle qui apparaît à Jean dans l’Apocalypse : un grand signe parut dans le ciel ; une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. Elle était enceinte… 12

La vierge d’Armelle, c’est, telle qu’on peut la voir sur l’avers de la Médaille Miraculeuse, celle qui est apparue en 1830, rue du Bac, à Catherine Labouré, religieuse appartenant à la congrégation des Filles de la Charité. De la Vierge de l’Apocalypse à la Vierge de la Médaille Miraculeuse, s’ouvre, par effet de confusion, un abîme de proximité entre la Révélation et la vision, d’ordre romantique, entre le mystère de l’Incarnation et la mystique vague de la vierge oubliée. L’ironie, tendrement complice, du traitement que Françoise Escholier réserve au personnage d’Armelle, tient à cette proximité-là.

Toutes les nouvelles de Françoise Escholier recèlent, ça et là, des références à l’Apocalypse, jamais nommée, mais augurée au regard de la jungle des villes, du bruit et de la fureur de la grande Destruction, sur laquelle tout le monde se tait.

L’auteur développe, dans la nouvelle intitulée Le Cheval, une vision tragique de la métropole, figure post-moderne de la Grande Babylone : d’abord, j’ai vu des espèces de baraquements où l’on loge ceux qui ne sont pas dignes de vivre dans les villes mais dont les demeures s’accrochent désespérément aux remparts […]. Puis les remparts, puis les routes, les ponts, les voies qui se chevauchaient. Au ras du sol, les lumières de ceux qui appartiennent aux classes mal considérées, puis de plus en plus haut les demeures des gens de plus en plus riches.
Enfin, la demeure de l’Organisateur avec, au-dessous, les projecteurs mobiles qui traversaient les rues…

Ailleurs, l’auteur évoque les dessous de la ville, parkings, galeries marchandes, qui constituent autant de fleuves ou de tunnels infernaux : elle se retrouvait dans une galerie marchande, souterraine et éblouissante, avec ses illuminations vulgaires et son aspect vaguement infernal, une galerie où elle aimait pourtant se rendre, soi-disant pour faire des achats selon les besoins de sa famille 13.

Ailleurs encore, comme pour conjurer la négativité du tableau, Françoise Escholier montre des personnages encore libres, étudiants, jeunes professeurs, comédiens amateurs, qui se meuvent, au gré de leurs amours, de leurs fêtes sans apprêt, dans les restes de la ville ancienne. Vieilles pierres, rues étroites, portes en ogive, petits escaliers à vis aux marches usées, cafés minuscules et chaleureux, marchands de primeurs… Observant son nouvel ami, Héléne remarque qu’il a regardé avec approbation les murs de pierre, les sculptures de l’unique fenêtre, en détournant vite les yeux comme sous l’effet d’une brûlure, et il a murmuré […] : « Je suis ici chez moi » 14.

Mais, jusque dans ces îlots dédiés à la légèreté d’être, l’aventure de vivre se révèle ingrate, éloignée du bonheur. L’endroit était pittoresque et invivable 15, constate Aurélie. Il fait sombre chez moi, avoue Hélène, la rue est étroite, et, bien que j’aime les pierres, notre porte élégante en ogive, notre petit escalier à vis aux marches usées je pars souvent vers le soleil, la garrigue ou la mer d’où j’extrais des trésors d’odeurs, des plumes d’oiseaux, des fleurs d’amandiers ou des branches dansantes 16.

Fréquemment invoquée au fil des nouvelles, la nature sauvage demeure pour les personnages de Françoise Escholier, à la fois un espace de fuite ou de refuge, – au sein duquel ils se souviennent qu’en tant que mortels, qu’ils sont vivants et dans une âme et dans un corps -, et le Vivant princeps, auquel ils se confient en vertu de leur double nature, et qui, seul, tourne vers eux un visage sans masque.

Même si, à une exception près, Françoise Escholier centre ses nouvelles sur un personnage de femme, il ne saurait, ici, être question du statut de genre.

Le propos se situe amont. De façon justement radicale, il touche à cette zone obscure de l’être que l’on dit « neutre », ne-uter, absoute de tout autre, qui fait de nous, indépendamment du genre, des libertés passionnées, à la fois éprises de vivre et menacées sans cesse d’en perdre le secret.

L’émerveillement demeure, en tout le cas, le mot ultime du recueil. Une fascination émerveillée.

Notes:

  1. La racine ↩︎

  2. Faux-semblants ↩︎

  3. La femme de Giner ↩︎

  4. Le cheval ↩︎

  5. Le cortège ↩︎

  6. Le fil et l’arbre ↩︎

  7. Le tunnel ↩︎

  8. Ibid. ↩︎

  9. Apocalypse, XII,1 ↩︎

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dans: Escholier, littérature.

1 commentaire au sujet de « Françoise Escholier La racine et autres nouvelles »

  1. Martine Rouche

    Double bonheur : lire ton travail, comme toujours, et découvrir une facette de la personnalité de Françoise Escholier que j’ignorais. Tu sais que j’ai la chance de connaître Françoise, je sais qu’elle écrit, j’avoue n’avoir jamais pris le temps de la lire. Mal m’en a pris ! Je suis ravie qu’elle existe de façon si forte, alors que l’héritage littéraire de ses grands-parents et de son père doit être écrasant, même si elle trouve dans ce lignage un sens pour sa vie.
    Tes illustrations sont très graphiques, puissantes. Je relisais hier q’une des initiales des antiphonaires avait appartenu à Soulages…Je ne sais pas s’il s’agit du peintre, mais je vois dans tous ces croisements, ces fils tissés, une nourriture pour mon travail.
    N’oublie pas de venir le 6 juillet : Françoise sera là, votre rencontre sera belle.

  2. Martine Rouche

    J’ajoute quelques mots à mon précédent comment: les vieux quartiers, vieilles portes gothiques, escaliers à vis, ruelles sombres me replongent dans le quartier juif de Pézénas.

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