Dimanche dernier, l’association des Amis de Vals proposait une visite des fresques rénovées. Je m’y suis rendue. L’église était pleine. Serge Alary, président de l’association, nous a servi de guide, savant et chaleureux. De son faisceau laser, il éclaire successivement tel ou tel détail et explique. Les infos se bousculent, sans rien qui pèse ou qui pose, comme une pluie de confettis. J’ai beaucoup appris, révisé aussi des idées fausses. J’ai retenu ainsi qu’après avoir attribué les fresques de Vals au Maître de Pedret, on les attribue aujourd’hui à de petites équipes plus obscures, composées d’artisans pérégrins qui, circulant dans le Midi d’Italie en Espagne, croisaient diverses influences, dont l’influence catalane et, via l’Italie, celle de l’art byzantin. J’ai appris aussi que le saint figuré à gauche sur l’image ci-dessous se nomme Pantasaron. Inconnu jusqu’ici dans l’iconographie chrétienne, cité parfois dans les manuscrits médiévaux, plus présent dans la tradition juive, il se trouve compris au nombre des archanges, parmi Gabriel, Michael, Uriel, Raphael, Raguel, et Barachael 1.
Réalisée par Serge Alary, ci-dessous une autre photographie de Saint Pantasaron :
Invoqué, entre autres, dans le Codex 174 de la Bibliothèque épiscopale de Cologne, Pantasaron, aux IX-Xèmes siècles, se trouve crédité de pouvoirs bénéfiques et associé aux vertus de la tourmaline Paraïba bleue. Les tenants de la lithothérapie disent de la tourmaline de Paraïba qu’elle développe le sens de l’observation et de l’interprétation des comportements, l’écoute des autres et de soi. Pantasaron cum in conuiuio ueneris in mente habe et omnes congaudebunt tibi. "Aie Pentasaron à l’esprit lorsque tu prends part à un repas de fête, et tous se réjouiront avec toi" 2.
Je contemplais les archanges peints sur l’intrados de l’abside, lorsque, orientant mon regard sur le mur latéral, j’ai vu surgir des pierres, sur un fond de pigment rouge, un visage que je ne connaissais pas. Je n’avais encore jamais remarqué qu’il y eût un reste de fresque à cet endroit-là. La réapparition de ce visage est due sans doute à l’admirable travail de restauration achevé depuis peu par le spécialiste Jean-Marc Stouffs. Un nouveau personnage se profile aujourd’hui sur l’un des murs de l’abside, dans l’église de Vals. Le nimbe qui entoure le visage de cet inconnu symbolise le rayonnement spirituel. L’identité du personnage demeure à ce jour ignorée. L’inconnu entretient, au bord d’un pan de roche brute qui affleure entre les pierres de taille, une présence mystérieuse. Le visage est grave, plutôt émacié ; la barbe, sombre ; le regard, intense. J’ai pensé au Christ fait homme, ou à Jean le Baptiste. Souvenirs iconographiques obligent.
A gauche, le visage inconnu ; à droite, Saint Pierre. La comparaison des visages montre que les différents panneaux de fresque ne sont pas tous de la même main. Le portrait de l’inconnu est-il contemporain de celui de Saint Pierre ?
A gauche, Saint Pantasaron ; à droite, l’archange Gabriel.
L’inconnu, vêtu de bleu, se découpe sur un fond pourpre. Il porte, semble-t-il, le même genre de tunique que Saint André, Saint Pierre, Saint Philippe et Saint Barthélémy, figurés sur la voûte. On distingue mal, sous l’encolure de la tunique, s’il s’agit de plis ou de parements, semblables à ceux d’une étole. La barbe et la chevelure de cet inconnu sont autrement traitées que celles des apôtres. Qui est ce personnage ? Jean figure déjà sur la voûte, au titre des quatre évangélistes. Son visage manque. Le Christ en majesté trône, là haut, dans une mandorle. Hélas ! son visage est aujourd’hui effacé.
A gauche, le visage inconnu ; à droite, le visage effacé du Christ en gloire. Curieusement, on observe une certaine analogie de forme entre la chevelure de l’inconnu, vue en masse, et la coiffure (indéchiffrable) du Christ en gloire.
Jean pourrait-il être représenté sur ce mur dans le rôle du Baptiste ? Pure hypothèse. Le Christ pourrait-il figurer sur ce mur dans une scène de sa vie terrestre ? Pure hypothèse. Plus loin sur le mur d’en face, le Christ se trouve représenté enfant dans la scène du premier bain, sous le portrait de Marie radieuse, nouvellement accouchée.
Sur le pan de mur qui fait face au personnage inconnu, subsistent également quelques restes de fresques très détériorés. On distingue vaguement un bout d’aile. L’ensemble du dessin demeure illisible. L’ensemble des fresques représente successivement l’Annonciation et la Nativité, l’Epiphanie (aujourd’hui détruite), les Apôtres, la Parousie, avec le Christ en gloire. L’abside comporte trois travées. Les fresques demeurées lisibles occupent deux des trois travées de chacun des murs latéraux ainsi que la totalité de la voûte. Le mur du fond, sur lequel était représentée l’Adoration des Mages, est occupé par une fenêtre. Restent en face à face, à l’entrée de l’abside, deux pans de mur qui portent des traces de fresque illisibles. Qu’aurait-on pu représenter de la vie du Christ en complément des scènes actuellement connues ? L’esprit de ces dernières est glorieux. L’ensemble donne à voir, sous le signe des regards, du doigt de Dieu, la Présence constante. Les peintres auraient-ils pu représenter le Christ du matin de Pâques ? Ou celui du chemin d’Emmaüs ? Pure hypothèse encore. J’ai envie de croire, en tout cas, que le visage de l’inconnu de Vals est celui du Christ. Justement, parce que le visage du Christ nous demeure inconnu. Justement parce que nous ne pouvons que l’imaginer. Ce visage est-il seulement représentable, dans sa double manifesteté, humaine et divine ? Les Pères de l’Eglise, à l’aube du Christianisme, en ont longuement débattu. Dimitri Merejkovski, dans Le roman de Léonard de Vinci, évoque de façon frappante l’inquiétude du peintre qui s’interroge sur le visage du Christ : Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l’esquisse de la tête de Jésus. Mais l’esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d’en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l’artiste sentait son impuissance et son irrésolution. Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières 3. Animés par une sorte d’iconophilie naïve, les peintres de Vals ne cultivaient pas ce genre d’inquiétude. Semblablement à celles des peintres byzantins, leurs images désignent, plus qu’elles ne représentent, les personnages d’une réalité autre, accessible seulement aux yeux de l’âme. De telles images se réclament d’un ordre essentiellement symbolique. Seul de son espèce dans l’église de Vals, le visage de l’inconnu paraît échapper à cet ordre-là. L’énigme de son identité s’en trouve subtilement compliquée et enrichie. Quelqu’un est là, visiblement vivant, sur le mur. Il tourne son visage vers nous. Qui est-ce ? L’image m’a poursuivie durant le petit concert que donnait dans l’église, après la visite des fresques, l’ensemble vocal toulousain Au fur et à Mesure. Les voix, sous les voûtes de cette petite église, sonnent de façon merveilleuse. Quelques chants profanes se mêlaient aux chants sacrés. Beau moment, grave et léger, un et divers, comme la vie. Pentasaron… in mente habe, "Aie en pensée Pantasaron", – paradigme de l’écoute en vertu de laquelle, répondant ainsi à la requête des images, des sons, des voix, des regards, d’autrui, nous les entendons.
1 commentaire au sujet de « L’inconnu de Vals »
Martine Rouche
Accepteras-tu mon compliment si je te nomme « dormeuse psychopompe », en prenant strictement le sens littéral ? Tu guides nos esprits, nos âmes, vers des connaissances que tu nous rends accessibles, familières, évidentes, alors qu’elles ne le sont pas, du moins pour moi. Mais quel éclairage !
En compagnie de Serge dimanche, ce jour avec toi, usque non ascendam?
La dormeuse
Aïe ! Le mot « psychopompe » est magnifique, mais… comment dire ? je n’y prétends pas. Je tente seulement de mettre un peu au clair les émotions qui me traversent, les curiosités qu’elle suscitent. Je souhaite par ailleurs les partager. A cette fin, je ne sais pas faire autrement que d’écrire. L’écho que j’en reçois m’incite à continuer.
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