La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Le chat et le Chemin des sortilèges

Le chat, d’un coup de patte, a fait tomber par terre le livre qui était posé sur le rebord de la fenêtre. Le livre est tombé côté pile.

C’est Le chemin des sortilèges 1 un roman de Nathalie Rheims. Je l’ai lu, relu, et prêté plusieurs fois. J’aurais dû le ranger dans la bibliothèque, mais je l’ai gardé dans ma chambre car je sens qu’il continue à agir sur moi. Certains livres conservent ainsi une force obscure longtemps après qu’on les a lus, relus, prêtés, et, pour peu qu’ils vous soient rendus, ils deviennent pour vous des sortes de fétiches, dont la présence seule suffit à vous rappeler d’anciennes espérances que vous aviez feint peu à peu d’oublier. 

Un jour, un train… Esquissant ainsi, sans le savoir, un pas dans l’irréversible, la narratrice entreprend d’aller voir, quelque part "dans cette région où s’étaient réfugiées les dernières dentellières", Roland, un homme qui lui a tenu lieu de père. 

Le crissement des roues, comme une plainte montant du sol, déchira le silence. Il était trop tard pour revenir en arrière. Les murs gris de la gare s’inscrivirent dans le cadre de la fenêtre tandis que la voix du contrôleur annonçait trois minutes d’arrêt.

Laissant derrière lui une brillante carrière de psychiatre, Roland, depuis dix ans, s’est retiré dans la solitude d’un village dont la narratrice observe qu’il "lui ressemblait si peu". "Des rumeurs avaient circulé à l’époque : un accident cérébral aurait altéré sa faculté de parole…"

Il prit mon sac, le déposa sur une banquette, suspendit mon manteau à côté d’un miroir biseauté. Je le suivis dans la cuisine. Deux assiettes et une soupière avaient été disposées sur une table recouverte d’une toile cirée à carreaux rouges et blancs. Il m’invita à m’asseoir. Il souleva le couvercle…

Plus tard dans la soirée, après que Roland a "disparu au fond d’un couloir sombre", la narratrice gagne la chambre où ses affaires ont été installées :

Accroché derrière le lit, un grand tableau montrait une fileuse tournant un rouet de la main droite, un fuseau dans la main gauche. Près du lit, à côté d’une table de chevet où brillait une lampe en opaline, il y avait un rouet de bois clair, identique à celui que le peintre avait représenté sur la toile […].

Le rouet était intact. Pas la moindre trace de poussière. On eût dit qu’il avait servi la veille. Je laissai mes doigts se promener sur le bois et saisit le fuseau, mais sa pointe vint me piquer l’index ; une goutte de sang perla. 

Plus tard encore, la narratrice, qui ne parvient pas à trouver le sommeil, remarque une écritoire sur le bureau, devant la fenêtre.

Un grand livre illustré était posé dessus : La Belle au bois dormant, avec le sous-titre Contes de fées et autres sortilèges. Contre la fenêtre, un immense cèdre du Liban semblait chercher à entrer dans la pièce.

Je m’assis, ouvris le volume au hasard et tombai sur une image où des fées se penchaient au-dessus d’un berceau ; je lus ces phrases que j’avais complètement oubliées :

Les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse… 

Poursuivant sa lecture, la narratrice en arrive à la phrase suivante :

Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit, branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’un fuseau, et qu’elle en mourrait.

Après une nuit peuplée de rêves angoissants, la narratrice entreprend d’évoquer auprès de Roland la solitude dont elle souffre, la perte successive de sa mère, de son frère, d’Angèle, sa nourrice, le deuil des amours qui l’ont quittée, le deuil des enfants qu’elle n’a pas eus, le deuil des attentes de l’enfance. Roland, se souvient-elle, lui avait dispensé vingt ans plus tôt ce conseil sibyllin : "Vous devez apprendre à désobéir". Tandis qu’elle y repense en croquant une pomme, le chat l’observe :

Le chat me regardait avec un air intéressé ; on eût dit qu’il s’apprêtait à parler.

La nuit suivante, au sortir d’autres rêves, la narratrice constate que quelque chose dans la pièce lui semble changé :

J’observai chaque détail, chaque objet ; mes yeux se posèrent sur le bureau. Un nouveau livre était là. Blanche-Neige avait remplacé La Belle au bois dormant…

C’est ainsi que, soir après soir, un conte succède à l’autre, La Belle au bois dormant, Blanche-Neige, Cendrillon, Le Petit Poucet, Le Petit Chaperon Rouge, La Petite Sirène, La Petite Marchande d’allumettes… – source chaque fois d’une vague de rêves dont les situations, si étrangement familières à la narratrice,  lui apparaissent peu à peu comme autant de figures de sa propre enfance. 

Chaque histoire déposée dans ma chambre était une étape de ce voyage intérieur, chaque livre un caillou  blanc semé dans la forêt de l’oubli. 

Entre lecture des contes du temps passé et visions du rêve, la narratrice, avec l’aide de Roland, retrouve pas à pas le chemin de sa mémoire interdite. "Vous devez apprendre à désobéir", lui avait-il dit autrefois. Au lendemain de son arrivée, il lui enseigne, sans le dire, le "talisman de métal" :

Il plongea la main dans sa poche et sortit une clef. Il la fit tourner entre ses longs doigts effilés. 

Le matin de Cendrillon, alors que Roland est sorti marcher, la narratrice qui se sent seule dans la grande maison, s’inquiète d’entendre un bruit derrière la porte d’une chambre fermée. Elle descend à la cuisine où une vieille femme fait la vaisselle en silence.

La clé était posée sur la toile cirée brillante de propreté.

J’hésitai un bref instant. Je la saisi et remontai à la hâte. Je restai quelques secondes à contempler la serrure. A l’intérieur, toujours ce crissement, toujours plus fort, plus présent. Puis, introduisant le passe, je le fis tourner deux fois ; la porte s’ouvrit…

Plus tard, lorsque Roland est rentré, la narratrice lui décrit ce qu’elle a vu. "Nous avançons tous les deux sur des éléments essentiels de votre vie, et de la mienne. Vous comprendrez bientôt pourquoi c’était le moment de nous revoir", lui dit mystérieusement Roland.

Le matin de La Petite Sirène, la narratrice, à qui il reste d’accepter l’histoire de ses proches, "qui était aussi la mienne", observe-t-elle, pose gravement cette question à Roland :

– Pourquoi les contes de fées se terminent-ils souvent de façon tellement triste ?

Il me parla de l’enfance, de la difficulté de grandir. Ceux qui réussissent… 

Le lendemain…

Je me levai, allai vers le bureau ; l’écritoire était vide, pas un conte de fées. Tout était rangé, sans poussière, comme si je n’étais jamais venue, livrant ces six jours au passé

En descendant dans la cuisine, j’eus la même impression […]. Le chat passa devant moi sans s’arrêter.

Pas de lumière. La narratrice frappe à la porte de Roland. Personne, sinon des feuilles de papier..

En tâtonnant, je trouvai une boîte où je glissai la main ; il y avait là quatre grandes allumettes. J’en pris une, la frottai pour allumer la mèche, qui éclaira les feuilles. Je reconnus l’écriture de Roland.

Le soir tombait. Il faisait froid. C’était le dernier jour de l’année. Il neigeait. Une pauvre petite fille

C’était La Petite Marchande d’allumettes. Depuis qu’Angèle me l’avait lu, le jour de mes huit ans, c’était mon conte préféré.

 Il reste encore trois allumettes à la narratrice pour relire la suite du conte.

"Vous savez déjà. Tout est dans votre mémoire".  C’est alors que la narratrice sait.

Simple et grave, Le Chemin des sortilèges raconte au plus près des émotions que la vie nous apprend à dissimuler, l’histoire d’un congé à l’enfance qui ne veut pas mourir. C’est un livre initiatique. Il ménage à la féerie la place essentielle que, malgré les apparences, celle-ci occupe dans le secret de nos vies. Le chat qui "regarde la narratrice d’un air intéressé et dont on eût dit qu’il s’apprêtait à parler", constitue ici comme ailleurs le témoin, et peut-être l’ami, de de ce secret-là.

Si les bêtes parlaient…

Le coup de patte de mon chat, qui m’invitait à relire Le Chemin des sortilèges, en dit long sans doute. 

NB : Le premier chat représenté plus haut est emprunté à Une famille de paysans des frères Le Nain. Le second chat figure dans une Nature morte (1923) de Georg Schrimpf.

Notes:

  1. Nathalie Rheims, Le Chemin des sortilèges, éditions Léo Scheer, 2008 ↩︎

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dans: La dormeuse, littérature.

1 commentaire au sujet de « Le chat et le Chemin des sortilèges »

  1. A M Dambies

    Il faut être poète et,nous avons là une dormeuse qui en est une!
    quand elle a tourné la clé je pensais à Barbe Bleue!
    Tout ceci est très nostalgique

  2. La dormeuse

    J’ai tenté de rendre sensible la couleur du livre de Nathalie Rheims.
    C’est Nathalie Rheims qui est poète.
    Entre autres beaux textes, elle a publié Le Rêve de Balthus, un récit tout aussi mystérieux, inspiré par l’oeuvre du peintre.
    La dimension secrètement autobiographique est sans doute importante chez Nathalie Rheims. Et son sens des choses muettement parlantes a sans doute été formé par son père, le grand collectionneur et historien de l’art Maurice Rheims. Sa soeur Bettina Rheims déploie dans le domaine de la photographie une démarche fortement originale là encore. Il semble toutefois qu’elle explore une douleur ou un effroi, commun(e) à elle et à sa soeur.

  3. Martine Rouche

    Je suis très contente qu’Anne-Marie se soit exprimée en premier, je n’osais pas. Merci à toutes les deux.
    Le personnage médiatique de Nathalie Rheims occulte (volontairement ?) la vraie personne et l’écrivain. Je me suis laissé prendre à ce leurre, j’ai eu tort. La personnalité de Maurice Rheims m’intéressait davantage. Je ne suis pas diabolique au point de persévérer dans mon erreur, j’ai même très envie de lire ces livres …. Merveilleux article !

  4. nathalie rheims

    chère dormeuse,
    c'est, les yeux fermés, allongée sur mon lit, que j'ai écouté leo scheer me lire votre si beau texte.
    je n'écris jamais par l'intermédiaire de l'Internet, c'est leo le chat qui m'a mené jusqu'à vous.
    j'ai rarement lu un témoignage d'une compréhension aussi claire d'un de mes textes les plus secrets et les plus obscurs pour ceux qui ne savent pas lire entre les lignes.
    d'une dormeuse à l'autre, mille mercis.
    nathalie rheims