La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Antoine Benoît Vigarosy fabuliste

Fils d’un médecin de Mirepoix, Antoine Benoît Vigarosy (1788-1857) débute sa carrière en 1807 dans l’armée du Portugal où il exerce des fonctions d’administration militaire sous les ordres du général Junot. Capturé par les Espagnols et incarcéré à Porto, il est ainsi ensuite livré aux Anglais et à nouveau incarcéré, cette fois aux environs de Portsmouth. A peine libéré, il fait naufrage et se trouve rejeté sur la côte anglaise. Regagnant enfin la France, il devient l’aide de camp du maréchal Clauzel qu’il suit dans ses campagnes espagnoles. En 1815, il est arrêté et détenu à Paris en tant que serviteur d’un homme de l’Empire 1. Après sa libération, il quitte le métier des armes pour s’installer à Mirepoix où, chef du parti libéral, il exercera, de 1830 à 1847, puis de 1849 à 1857, la fonction de maire. Il a été également conseiller général du département de l’Ariège.  

Les péripéties de son existence font paraître les qualités de l’homme. Doué d’un esprit pragmatique, tôt formé à la gestion et à l’administration, héritier des idées de la Révolution mais point idéologue, Antoine Benoît Vigarosy est un homme de terrain qui conjugue de façon efficace la pensée, la morale et l’action. A ce titre, il cultive aussi le goût d’écrire.

Auteur en 1825 d’une Ode aux nations, il se réclame en exergue de cette sentence de Jouy : "Hors la morale point de politique, hors la liberté point de morale".

Mu par cette passion de la politique, de la morale et de la liberté en même temps que par des intérêts éclectiques, il publie en 1823 ses Récréations poétiques, ou Mélanges de poésies galantes, politiques, badines et morales, en 1829 ses Considérations et opinion sur cette question : Continuera-t-on de délivrer, pour les inventions industrielles, des titres qui, sous la dénomination de brevets, conféreront le droit privatif d’exploiter ces inventions pendant un temps déterminé ?, en 1832 ses Fables, en 1837 Amaryllis, méditations, souvenirs et tableaux. Très appréciées en leur temps, ses Fables lui vaudront l’épithète louangeuse de "fabuliste du Midi". Aujourd’hui introuvables en librairie, celles-ci viennent d’être rendues disponibles, en édition numérisée, à la Bnf.

Martine Rouche récemment, dans les commentaires relatifs sur ce blog à l’article intitulé Le chemin des breils, reproduit "Le ruisseau et le bassin", fable d’Antoine Benoît Vigarosy, empruntée au recueil de 1832 (Fable 9, p. 79). Séduite par cette fable, j’ai eu envie d’y revenir ici.  

Le ruisseau et le bassin

Au printemps, un bassin limpide,
Au sein des verts bosquets, réfléchissant les cieux,
Et des rameaux penchés les baisers amoureux,
Attirait une foule avide
D’y voguer et de s’y mirer.
Chacun venait pour admirer
Cette onde tranquille et dormante
Qu’à peine ridait quelquefois
L’haleine des zéphyrs qui, s’échappant des bois,
Répandaient alentour leur vapeur odorante.
Non loin serpentait un ruisseau ;
Sa source était dans la montagne ;
Elle était abondante, et, loin dans la campagne
Elle versait la plus belle eau.
Mais du ruisseau fécond la course est inégale :
Il bondit sur le roc et s’endort doucement
Sur le bord plus heureux où la fleur nationale
Se penche mollement.
Suivant les lieux, il hâte, il ralentit sa course.
Là, par un obstacle arrêté,
Il gronde, il s’enfle !… et cette source
Qui mêlait aux parfums de ce bord enchanté
Un murmure de volupté,
En flots bruyants se précipite,
Entraînant à sa suite
Mille débris qu’il heurte et brise en son courant…
– Quel mauvais voisin qu’un torrent !
(S’écrie un passant débonnaire),
Oh ! vive le bassin dont toujours l’onde claire
Rappelle la candeur, les bienfaits d’un coeur pur ! –
Mais trop tôt vint l’été ! Le bassin si limpide,
Qui des cieux réflétait l’azur,
Et, dans son eau paisible, en son miroir liquide,
Offrait à tous les coeurs ainsi qu’à tous les yeux,
Des images d’amour, des prestiges heureux,
Ne fut plus qu’un bourbier répandant à la ronde
De miasmes impurs la méphitique odeur.
Cependant le ruisseau dont l’imprudent censeur
Maudit la course furibonde,
Verse toujours au loin les bienfaits de son onde,
Et, jusques sur les bords flétris
Du bassin qui naguère eut seul tous les suffrages,
Ranime la nature et se fait des amis
De tous ceux dont naguère il reçut les outrages
Et que l’épreuve a mieux instruits.

Le bassin nous offre l’image
De ces fourbes profonds dont l’aimable visage,
Dans la prospérité, nous charme, nous séduit.
Le ruisseau libre, dans son lit,
Mais qu’on voit quelquefois, grossi par un orage,
Ou heurté dans son cours, bondir sur le rivage,
Rappelle l’homme franc, sensible, impétueux,
Que touche le malheur, qu’irrite l’orgueilleux,
Et qu’attache surtout l’humble ainsi que le sage.

O Dieux ! donnez-moi pour voisin
Un ruisseau, non pas un bassin.

Comme souvent chez Florian ou chez le grand La Fontaine, Antoine Benoît Vigarozy invoque dans son titre un couple de figures que l’on devine contraires et dont, avec délice, l’on attend de savoir d’où vient qu’elles le sont. La singularité du titre tient ici à la valence possiblement triviale du mot "bassin". 

Conformément à la démarche habituelle, Antoine Benoît Vigarozy fabuliste raconte d’abord une petite histoire dont il tire ensuite la morale attendue. Il use d’un mètre variable, adapté au tempo fluctuant du discours. Déployant dans le cadre de l’alexandrin – ut pictura poesis – différents effets de composition en tableau, il revient par intervalle à l’octosyllabe pour ménager le va-et-vient entre plan large et détail, l’accélération ou la décélération du récit, l’effet d’exemplum ou le tranchant de l’exclamation finale.  

L’incipit du récit fournit ainsi au fabuliste l’occasion d’esquisser, d’une plume rapide – "Au printemps, un bassin limpide" -, un paysage de fête galante dans le style de Watteau : "Au printemps, un bassin limpide, Au sein des verts bosquets, réfléchissant les cieux, Et des rameaux penchés les baisers amoureux, Attirait une foule avide D’y voguer et de s’y mirer".

Econome dans l’art de la description, Antoine Benoït Vigarozy prête au paysage le statut de miroir des âmes. D’où l’accent mis, au centre du tableau, sur le comportement de la "foule", non point alentour sur la couleur des choses vues. Dédaigneux des facilités du pittoresque romantique, il demeure fidèle à la leçon des Classiques, qui dépeignent l’homme plutôt que la nature et assignent à l’art une fonction avant tout morale. 

L’octosyllabe qui clôt l’esquisse, – D’y voguer et de s’y mirer" -, dénonce sans le dire, mais non sans effet de plume, la complaisance du miroir, i. e. la vanité des jeux de bassin. L’arrêt ménagé par la coupe du vers sur l’image de la "foule avide" et le suspens qui s’en suit relativement ce qui fait l’objet d’une telle avidité, accusent la portée satirique du rejet à la faveur duquel vacuité du "voguer" et fatuité du "mirer" se déploient spéculairement. De quelle "foule" Antoine Benoît Vigarosy parle-t-il ? Il faut y voir d’évidence la foule des courtisans qui se presse à Versailles auprès du Grand Bassin. Antoine Benoît Vigarosy ne nomme rien, mais "bassin", "verts bosquets", plus loin "bords enchantés", suffisent à silhouetter le célèbre décor dans lequel le roi et sa cour se donnent à eux-mêmes le spectacle des plaisirs de l’Ile Enchantée.      

Du titre au vers 5, l’inflexion ironique du propos suggère qu’il ne s’agit point ici de célébrer, façon carte du Tendre, le charme des eaux qui miroitent dans de beaux jardins ni celui des conversations qui s’éternisent sous les "verts bosquets", mais de stigmatiser, dans l’esprit de La Rochefoucauld et de La Bruyère, le ballet des oisifs, la comédie de l’amour-propre, et plus loin, plus crûment aussi, le pot de chambre en quoi finit Versailles sous l’effet des passions de cour : "Le bassin… Ne fut plus qu’un bourbier répandant à la ronde De miasmes impurs la méphitique odeur". Allitérations (miasmes, méphitiques), rime interne (impurs/odeurs) et diérèse (mi-a-sme) font sonner le dégoût de l’auteur. Quand les fricatives (miasmes, méphitiques) s’allient aux roulées  (impurs, odeurs), on reconnaît le bruit qui lève dans la voix d’Antoine Benoît Vigarosy : c’est celui de 1789.

Héritier littéraire des Classiques pour ce qui est de sa poétique, Antoine Benoît Vigarosy se réclame en revanche des Lumières sous le rapport des idées. En cela proche du Rousseau des Discours, il oppose, via l’exemple du ruisseau et du bassin, le vif de l’eau qui court aux miasmes de l’eau qui dort, i. e. le sauvage au policé, le naturel à l’artifice, la vérité au mensonge, bref la passion de la liberté aux blandices de l’ordre établi.   

Empruntant au ruisseau son allure, Antoine Benoît Vigarozy quitte ici les rythmes "paisibles", les épithètes "molles", et via l’effet de gradation, laisse paraître le naturel qui le soulève, et avec lui son vers : Là, par un obstacle arrêté, Il gronde, il s’enfle !… et cette source Qui mêlait aux parfums de ce bord enchanté Un murmure de volupté, En flots bruyants se précipite, Entraînant à sa suite Mille débris qu’il heurte et brise en son courant…"

La phrase illustre en son décours complexe l’histoire du ruisseau qui est aussi celle de la liberté en marche. D’abord retenu par l’obstacle de façon que soulignent les virgules, le flot gagne en force. Son bruit, tout en diphtongues, – gronde, s’enfle -, précède sourdement sa fureur. Le souvenir de la source et de son "bord enchanté" fait croire à la bénévolence naturelle du miroir et ainsi augurer que le temps de la "volupté" durera toujours. Augure oiseux, propre à une "foule" vaine : l’octosyllabe, qui oblige à dire ridiculement "Un murmur-e de volupté" dénonce l’illusion dans laquelle s’entretiennent, en leur afféterie de manières, les susdits mireurs de bassins. Déjà cependant l’obstacle cède. Momentanément retenue, la phrase alors, avec la "source",  "se précipite" ; les verbes (entraînant, heurte, brise), les roulements consonantiques aussi : "et cette source… En flots bruyants se précipite, Entraînant à sa suite Mille débris qu’il heurte et brise en son courant…" La valeur gérondive du verbe "entraînant" réactive ici par effet de suite celle que l’on oublie ordinairement d’entendre dans le mot "courant". Ce fut en tout cas le tort des mireurs de bassin que d’avoir oublié, en des temps décisifs, cette valeur-là. Il y a quelque souvenir du moment révolutionnaire dans cette évocation très parlante d’une force qui antérieurement ne se savait pas, et qui soudain, irrésistiblement, va.

Ci-dessus : crue de l’Hers, 11 juin 2008.

Maire de Mirepoix, chef du mouvement libéral à l’échelle locale, Antoine Benoît Vigarosy, dans "Le ruisseau et le bassin", ne se borne pas à rappeler la mémoire de 1789. Il se souvient directement des Trois Glorieuses, i. e.  des trois journées de juillet 1830 à la faveur desquelles le peuple à Paris se soulève, s’empare de l’Hôtel de ville  et obtient le départ du roi Charles X ; suite à quoi, hésitants, les députés libéraux optent finalement pour le maintien de la monarchie constitutionnelle. Louis-Philippe succède à Charles X et prend le titre de "Roi des Français". 18 ans plus tard, la "source" se précipitera derechef, entraînant cette fois la chute de Louis-Philippe, la Révolution de 1848 et l’avénement de la IIe République.

Sous le manteau de la fable, dans "Le ruisseau et le bassin", Antoine Benoît Vigarosy, en 1832, dresse l’état de sa philosophie politique et morale.

Invoquant le ruisseau qui "s’endort doucement Sur le bord plus heureux où la fleur nationale Se penche mollement", il laisse entendre que si l’avénement de Louis-Philippe a rassis le flot de 1830, le résultat lui en semble pitoyable. Il use des armes de l’ironie pour fustiger à mots couverts le régime, ou le "bord, dit "plus heureux" sous l’auspice duquel la nation est censée "s’endormir doucement", puisque suffisamment représentée par la "fleur [de lys] nationale". La force de la vérité oblige toutefois à constater, dixit le fabuliste persifleur, que "la fleur nationale Se penche mollement". On devine que l’ancien aide de camp du Maréchal Clauzel ne fait point partie de cette majorité libérale qui a opté pour le maintien de la monarchie constitutionnelle et porté sur le trône Louis-Philippe "Roi des Français". Il y a un effet de pointe faussement amortie sur le "mollement" qui achève en son penchant la périphrase de la "fleur".

De façon très marquée, Antoine Benoît Vigarozy associe sa philosophie de l’histoire au cycle des saisons. Il distingue un printemps, un été, un automne du "bassin", i. e. la finitude d’un âge qui touchait à son terme, comme on sait, dès l’hiver du Grand Roi.  Il augure par là que, même si le passé s’attarde, un autre âge désormais s’est ouvert. La civilisation du bassin est morte ; celle du ruisseau lui succède, en vertu d’une finitude globale des âges du monde qui constitue, selon Antoine Benoît Vigarozy, la loi de de l’histoire, sur un mode identique à celui de la loi de la nature même.

Dans le cadre de cette vision à la Vico, Antoine Benoît Vigarosy, toujours pragmatique, toujours soucieux de la communauté dans laquelle il entend promouvoir une sociabilité de "voisins", autrement dit toujours maire de Mirepoix, défend et illustre le modèle républicain de "l’homme franc, sensible, impétueux, Que touche le malheur, qu’irrite l’orgueilleux, Et qu’attache surtout l’humble ainsi que le sage". Il se souvient ici des mots de Jean-Jacques Rousseau et du sort fait à ces derniers dans la rhétorique révolutionnaire. L’enthousiasme point dans le déploiement de la cadence ternaire, – "Que touche le malheur, qu’irrite l’orgueilleux, Et qu’attache…" -, et l’effet de ralenti sur le groupe final : "l’humble ainsi que le sage", emblèmes de ceux qu’il faut révérer et chérir. L’enthousiasme, disais-je, ou la vertu de l’homme "impétueux".

"Impétueux", Antoine Benoît devait l’être, au sens à la fois noble et vif de ce terme. Cette "impétuosité" se lit dans l’apostrophe toute personnelle qui suit ici la morale : "O Dieux ! donnez-moi pour voisin Un ruisseau, non pas un bassin". M. le maire s’autorise du ton tragi-comique pour parler "franc". Le parèdre de "l’impétuosité", chez Antoine Benoît Vigarosy, c’est l’humour.     

Notes:

  1. Cf. Joseph-Marie Quérard, La France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique des savants, volume 10, Firmin Didot Frères, 1839 ↩︎

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dans: Ariège, littérature, Mirepoix.

1 commentaire au sujet de « Antoine Benoît Vigarosy fabuliste »

  1. Martine Rouche

    1. Pardon de t’avoir trouvé du travail ….
    2. Ton élément est décidément … l’eau !
    3. Qu penserais-tu de faire de la topo-analogie entre la fable et Mirepoix ? Il me semble qu’il y aurait matière …
    4. Et le chiasme entre le titre et le texte …
    5. Bien sûr, mille bravos pour ce post ! Je ne suis pas mécontente car, grâce à toi, je progresse en lecture : j’avais vu certains points, en particulier les images politiques, la fleur nationale, mais je n’étais pas arrivée aussi loin que toi, donc, merci encore une fois !
    6. Il y avait longtemps que Watteau n’était pas sorti …

  2. Martine Rouche

    Le miroir et l’ermite

    A Monsieur
    De Jouy, de l’Académie française,

    Un ermite, en son humble asile
    Ouvert au malheur, au besoin,
    Possédait un miroir qui reflétait au loin
    De ses contemporains la figure mobile,
    Leurs caprices et leurs penchants,
    Tout, jusqu’au moindre ridicule.
    Des fourbes orgueilleux, un essaim d’intrigants
    Qu’irritait le miroir aux reflets éclatants,
    Un jour, pour le briser, forcèrent la cellule,
    Et voulaient le réduire en morceaux si menus
    Que jamais on n’en parlât plus …
    Mais pour eux seuls fut la disgrâce :
    En vain ils frappent sur la glace ;
    Elle est impérissable ; et ses reflets, plus beaux,
    Attirent au miroir des hommages nouveaux.

    Ce miroir triomphant est le livre d’un sage,
    Qui montre à chacun ses défauts,
    Et que poursuit en vain la satyre et l’outrage …
    Ce sont, cher Jouy, tes écrits,
    Ta Morale (*), surtout, si digne d’un haut prix,
    Et que les Catons d’un autre âge,
    Bien plus heureux que nous, transmettront à leurs fils
    Comme le plus bel héritage.

    (*) La Morale appliquée à la politique (2, V).

    Antoine Benoît Vigarosy, Fables, Livre Quatrième, Fable 1re.

    (orthographe respectée).

    PS : l’ermite de Saint-Loup ? …

  3. Martine Rouche

    AM Mirepoix. Registre des décès (1851 – 1860)

    L’an mil huit cent cinquante sept (1857), le seize Mars, à trois heures du soir, devant nous Alexis Gaubert adjoint au Maire délégué par ce dernier pour remplir les fonctions d’officier de l’état-civil de la commune de Mirepoix, canton du dit, département de l’Ariège, ont comparu les Sieurs Jean Baptiste Louis Gorguos percepteur âgé de soixante dix ans, et Elphège Brustier, secrétaire de la mairie, âgé de quarante huit ans, demeurant à Mirepoix, lesquels nous ont déclaré que ce jour à midy, est décédé dans sa maison d’habitation sise en cette ville Cours Saint-Maurice, leur ami Monsieur Antoine Benoît Vigarosy, Maire, Chevalier de la Légion d’honneur, membre de plusieurs sociétés savantes, âgé de soixante huit ans, né à Toulouse, demeurant à Mirepoix, veuf de Justine Joséphine Clotilde Cuzin.

    Gorguos Gaubert Brustier