La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

La Sphinge est de retour

La Sphinge de Bourdelle est à nouveau visible au Musée de Pau. Elle se trouve désormais au premier étage, dans une salle dédiée aux Impressionnistes et à Degas. L’emplacement n’est pas idéal. Accolée contre le mur du fond, cernée par une collection de tableaux, la Sphinge manque d’espace. L’extraordinaire profil souffre de ne pouvoir se découper, comme en rêve, sur le fond de l’air bleu. Visibles en arrière-plan, cadres et toiles lui font injure. Il n’empêche. La Sphinge n’a rien perdu de son mystère, ni le propos, de son secret. Songeant à la question que mûrit taciturnement la Sphinge, j’ai pensé qu’elle se déploie sur le mode de l’Amor fati

Hantée par la Sphinge, je n’ai pu regarder les autres oeuvres exposées dans le musée autrement qu’à la lumière de la question silencieusement maintenue ouverte par cette dernière. D’où l’inquiétante étrangeté des vues qui se sont offertes à moi, des regards qui affluaient sur l’autre scène et m’indiquaient là-bas le possible de quelque révélation stygienne.

De gauche à droite : Pierre Paul Rubens, La Chute des Réprouvés (détail), 1620 ; Pierre Paul Rubens, Achille vainqueur d’Hector (détail 1), circa 1630 ; Pierre Paul Rubens, Achille vainqueur d’Hector (détail 2), circa 1630

D’où l’inquiétante étrangeté des larmes aussi, qui perlent sur la toile comme autant d’exsudations lumineuses de ce rien d’étant, et cependant étant, en quoi consiste, dans le secret de l’intime, l’âme même.

Cornélis de Vos (1584-1651), Marie-Madeleine pénitente

D’où l’étrangeté plus inquiétante encore du grand coquillage sombre, représenté, entre un buste, sans doute l’autoportrait du peintre, et une gravure, reproduction d’un autoportrait de Rembrandt, dans le cadre de la Vanité au Buste, peinte en 1665 par Johan de Cordua. Où, l’âme ? Dans le rougeoiment du cigare ? Dans le bruit du coquillage ? Dans le regard que tourne vers nous l’homme de la gravure, un homme qui s’appelait autrefois Rembrandt Harmenszoon van Rijn ?

Où, l’âme ? Nulle part, sinon dans le cheminement de la pensée, cheminement perceptible comme est perceptible le bruit d’un coquillage au fond de la mer… La toile s’intitule Un philosophe. L’homme est gris. Sa personne n’a pas d’importance. Luca Giordano (1634-1705), ici, ne donne rien d’autre à voir que la ligne oblique qui, par effet de mouvement descendant, indique que la pensée chemine à partir et en direction d’elle-même sans jamais se laisser elle-même derrière soi, pourvu qu’il y ait là quelqu’un, qui physicaliter assume sans contrepartie le service de l’oeil et de la main. Etrange destin que celui du philosophe ! Corps possédé. Ame transitaire.

Où, l’âme ? Si elle est dans le corps, ou si elle est ce qui fait l’incarnat de la chair, la peinture s’applique à la rechercher sans jamais pouvoir la montrer autrement que sous le signe de l’éphémère, de la vanité des apparences, de la fête au bord du gouffre, ou encore sous le rapport de l’effroi.

De gauche à droite : Giulio Carpioni (1613-1678), Liriopé présentant Narcisse à Tirésias (détail) ; Gérard Hoet le Vieux (1648-1733), L’Adoration du Veau d’Or ; Louis Lagrenée, dit l’Aîné, Cléopâtre expirante (détail), 1755 ; Jacob Jordaens, Hébé (détail), 1650-1660

« Tirésias, dans les villes de l’Aonie, où s’était répandu partout sa renommée, donnait ses réponses infaillibles au peuple qui venait le consulter. La première qui fit l’épreuve de la vérité de ses oracles fut Liriopé aux cheveux bleus ; jadis le Céphise l’enlaça dans son cours sinueux et, la tenant enfermée au milieu de ses ondes, il lui fit violence. Douée d’une rare beauté, elle conçut et mit au monde un enfant qui dès lors était digne d’être aimé des nymphes ; elle l’appela Narcisse. Elle vint demander s’il verrait sa vie se prolonger dans une vieillesse avancée ; le devin, interprète de la destinée, répondit : « Si se non noverit« , S’il ne cherche pas à se voir ».Ovide, Métamorphoses, III, 339-348

Le verdict de Tirésias est à méditer. La chair s’emporte, à partir de rien et en direction de rien, sans savoir qu’elle s’emporte, et, par là vivants, nous nous emportons, à partir de rien et en direction de rien, sans savoir ce qui nous emporte. Il nous demeure impossible de vérifier le « Je suis » autrement que dans la spécularité du « Je me vois ». L’usage du miroir montre toutefois qu’il nous demeure tout aussi impossible de nous soustraire jamais à l’empire de la pulsion autoscopique.La peinture doit à cette double impossibilité, qu’elle magnifie, l’essentiel de la fascination qu’elle exerce. Le miroir est incandescent. Il nous renvoie l’image d’un feu qui tout à la fois brûle et ne brûle pas, d’une chair qui tout à la fois palpite et signe la chose peinte, de telle sorte qu’on nous montre, là-bas, sur l’autre scène, ce qu’ici, nos yeux ne nous montreront jamais, à savoir qu’il y a au-delà des impossibles de la raison et des sens, au-delà des injonctions paradoxales du vivant, une région de l’être absoute de toute appartenance à l’espace et au temps, étrangère aux catégories du sujet et de l’objet, partant, où la disposition en vis-à-vis du « Je suis » et « Je me vois » cesse miraculeusement d’avoir sens. C’est cette région ignée, ou comme dit Kandinsky, ce Plan Originel, qui se laisse entrevoir, comme en rêve, à l’horizon de la peinture.

De gauche à droite : Gérard Hoet le Vieux (1648-1733), L’Adoration du Veau d’Or (détail) ; David III Ryckaert (1612_1661), Philémon et Baucis (détail)

« Dans mille maisons ils [les Dieux] se présentèrent, demandant un endroit où se reposer ; dans mille maisons on ferma les verrous. Une seule les accueillit, petite, il est vrai, couverte de chaumes et de roseaux des marécages ; mais dans cette cabane une pieuse femme, la vieille Baucis, et Philémon, du même âge qu’elle, s’étaient unis au temps de leur jeunesse ; dans cette cabane ils avaient vieilli ; ils avaient rendu leur pauvreté légère en l’avouant et en la supportant sans amertume. […]Aussitôt que les habitants des cieux sont arrivés à ces modestes pénates et que, baissant la tête, ils en ont franchi l’humble porte, le vieillard les invite à se reposer et leur offre un siège sur lequel Baucis attentive a jeté un tissu grossier. Ensuite elle écarte dans le foyer les cendres encore tièdes, elle ranime le feu de la veille, l’alimente avec des feuilles et des écorces sèches, et sons souffle affaibli par l’âge en fait jaillir la flamme ; elle apporte de son hangar du bois fendu et des ramilles desséchées et les brise en menus morceaux qu’elle met sous un petit chaudron de bronze… »Ovide, Métamorphoses, VIII, 628-645

Semblablement à Philémon et Baucis qui raniment le feu de la veille, la peinture ranime chaque fois le possible de l’Un, en quoi consiste l’invisible proximité des Dieux. Inspiré par le Saint François recevant les stigmates du Greco, oeuvre également exposée au Musée de Pau, le peintre hyperréaliste Equipo Chronica développe une variation moderne sur le thème de l’Un.

De gauche à droite : Le Greco, Saint François recevant les stigmates, circa 1595 ; Equipo Chronica, Considération sur la métaphysique, 1972

Le divin, semble-t-il, a fui. Le bleu du ciel est vide. L’Un ne se réserve plus ailleurs que dans l’invisible géométrie de l’espace cartésien, signifiée chez Chronica par les attributs de l’homme maître et possesseur de la nature. Mais identiques à ceux de la Melancholia de Dürer, rendus en outre étrangement semblables à ceux des mannequins de Chirico, ces attributs concentrent, en leur indifférente matérialité, la même charge d’énigme que le silence de la Sphinge.

Francisque Millet (1642-1679), Paysage avec Tobie et l’Ange

Tobie, tout petit dans un paysage immense, chemine, ignorant de l’invisible proximité de la Jérusalem céleste. Un ange vient à sa rencontre, qui lui enseigne… Les anges aujourd’hui ne se manifestent plus. Reste ce bleu qui luit dans le feuillage… La peinture entretient le secret de ce bleu-là.

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